The Insider, un film de Steven Soderbergh (sortie le 12 mars 2025). Les Ambassadeurs. Vers la moitié de The Insider, dont le véritable titre est Black Bag, un personnage exprime à haute voix l’enjeu central du film : dans un monde – celui du film, un monde d’espions – où chacun peut refuser de répondre à qui que ce soit – et en premier lieu à son compagnon, sa compagne – en répondant seulement le mot de code « Black Bag », « sac noir », ce qui veut dire en gros « Je ne peux pas t’en dire plus et tu n’as pas le droit de me le demander » [11][11] Etonnamment, l’expression existe vraiment dans le vocabulaire des services de renseignement, mais n’a pas le même sens., comment l’amour est-il possible ? Et surtout, comment les deux personnages principaux, George (Michael Fassbender) et Kathryn (Cate Blanchett) peuvent-ils vivre ce qui semble être un amour fou et pur, alors que les autres espions (tous en couple les uns avec les autres) ne cessent de se tromper, se trahir, se mentir ? George ne répond pas, mais dans la scène suivante, le lendemain, il répond par cette réplique digne d’un roman d’Henry James : « You each know what you know, and you know what you’ll do, and you never discuss certain things again », « Chacun sait ce qu’il sait, et sait ce qu’il fera, et ne discute plus jamais certaines choses. »
« That’s so hot », répond sa collègue, et en effet, ce n’est pas le moindre mérite de ce film que de rendre la confiance amoureuse sexy. Les déclarations d’amour affluent sans arrêt, comme des évidences : « Je tuerai pour toi », « Je ne te mentirai jamais. » Pourquoi Fassbender espionne-t-il sa femme, alors, s’il lui fait aveuglément confiance ? C’est moins pour vérifier sa culpabilité que pour comprendre une nécessaire machination – il ne l’espionne pas parce qu’il pense qu’elle lui ment, mais pour comprendre qu’elle ne lui ment pas, car elle ne peut pas lui mentir – elle peut seulement, à la limite, cacher la vérité dans le sac noir, ce qu’elle fait avant de l’embrasser dans l’une des premières scènes. Et bien sûr, il a raison de la croire : Black Bag est l’étirement d’un scénario de faux coupable où le héros n’a pas comme seule certitude son innocence, mais aussi l’innocence de sa femme – il la croit plus que nous, avant nous, et il est émouvant de constater qu’il n’était pas naïf, qu’il avait raison. Leur amour et la vérité sont une seule et même chose.
En le généralisant à outrance on pourrait dire que le film pose la question : dans un monde où le mensonge est possible, comment s’assurer que quelqu’un dit la vérité ? Comment peut-on croire quelqu’un ? Comment peut-on croire quelque chose ? Question philosophique, question très anglaise ; film philosophique, film très anglais[22][22] Les accents en premier lieu : Fassbender et Blanchett, plus beaux que jamais, pliant leurs accents allemand et australien, alors que les autres acteurices n’ont pas à se forcer – Pierce Brosnan en tête. Question qui pourrait, elle aussi, évoquer Henry James, qui a écrit tant de romans et de nouvelles sur des personnages obsédés par le fait qu’un autre cacherait quelque chose, et qui partent, délirants, sur les traces laissées par leurs mensonges. L’aristocratisme du film n’est pas non plus sans rappeler James, car c’est aussi un film sur des couples bien sous tous rapports et ce qu’ils cachent comme misères intérieures, derrière les apparences de la bonne société. Soderbergh, oui, évoque James ; lui aussi est un américain en voyage en Europe ; lui aussi moque les conventions bourgeoises tout en les connaissant assez bien pour ne faire aucune faute de goût ; et lui aussi est un extraordinaire formaliste chez qui le moindre détail de ses « petits sujets » est sublimement poli. Pierre Jendrysiak
Ce n’est qu’un au revoir et Un pincement au cœur, deux films de Guillaume Brac (sortie le 2 avril 2025). L’attachement. « Ça reviendra jamais, ce moment-là », lance avec un grand sourire une enseignante de Ce n’est qu’un au revoir, à propos de cet « or en barres » que constitue la jeunesse. Un état de grâce dont ses élèves de terminale vivent à la fois l’apogée et la « fin », concrétisée par la poursuite de leurs études dans le supérieur. À cet âge charnière, nos constructions affectives nous paraissent menacées de désintégration, comme si les liens ne pouvaient résister à la distance ; on s’imagine ne jamais trouver espace si propice à faire naître des relations d’une telle intensité. Les jours entourant le baccalauréat et ses résultats ne consisteraient qu’en l’observation d’une impuissance à déjouer ce « deuil inévitable », pour reprendre les mots d’une élève. Si le moyen-métrage de Guillaume Brac, dans le cadre solaire de la Drôme, à Die, tire son épingle du jeu de l’inusable chronique adolescente, c’est en captant cette difficulté à dire adieu, peu importe la pérennité des liens dans le temps. Les derniers plans du film sont à ce titre bouleversants : les élèves vident leur chambre d’internat, dépunaisent les affiches et nettoient. Ils se décollent de cette surface de fiction qu’est le lycée, espace investi spatialement et émotionnellement, pour en conquérir de futurs. Ne reste que le silence, mais un silence qui d’ici quelque temps va se peupler de nouveaux corps et de nouvelles voix, permanence de l’existence coupant court à la fatalité.
Bien évidemment, voir ces jeunes visages se quitter dans d’ultimes instants silencieux, porteurs d’affection (des mains qui se frôlent) et de mouvement (l’horizon d’un quai de gare), touche profondément. Mais si Brac emporte son spectateur dans ce cocon protecteur, qui ne cesse de déborder d’une énergie fougueuse (les baignades dans la Drôme où tout le monde s’asperge et se jette à l’eau ; les manifestations contre les méga-bassines) et où chaque variation atmosphérique et intime se fait sentir, c’est par la présence d’interstices endeuillés. Les quatre filles de la bande (Diane, Julie, Louison et Nour) font chacune entendre leur récit en voix-off, laissant perler des douleurs profondes, parfois jamais confiées entre amis. Le collectif joyeux se superposant à ces voix agit alors comme un baume guérisseur, que redouble la captation filmique en ménageant un espace de confession. Et plutôt que de réfléchir à l’après de ces relations, au fond indélébiles car chargées d’affects puissants, le documentaire fait valoir un mouvement d’unité au présent : « domino de matelas » où les corps s’écroulent les uns sur les autres ; promenades nocturnes pour les filles, sous les fenêtres des surveillants, pour rallier le dortoir des garçons. Une vitalité vis-à-vis de laquelle le cinéaste trouve la place adéquate, retrait qui rend ces élans palpables et jamais préfabriqués.
Les doubles programmes sont assez rares dans le circuit des salles pour que l’on ne s’intéresse pas aux échos entre les films, au-delà de leurs qualités intrinsèques. Le nom « Brac » a donc permis cette sortie de deux de ses moyens-métrages, avec pour point commun des amitiés lycéennes, de la Drôme à son opposé plein Nord, Hénin-Beaumont, et ses quelques amies en seconde. Si Un pincement au cœur peut paraître peu perméable à un territoire où s’est ancré avant les autres l’extrême-droite, il capte un état de vide affectif qui sidère en miroir de la luminosité collective du film le précédant. Dans un centre commercial, Irina, qui s’est complètement renfermée face à sa nouvelle meilleure amie Linda, déclare en substance à une autre (drôle de place que celle de troisième roue du carrosse d’un triangle amical, sans qu’elle ait l’air d’en être affectée) que pour la première fois de sa vie elle s’était attachée à quelqu’un – ce qu’elle ne voulait pas. Un pincement au cœur brille d’une absence, celle de l’espace d’amitié commun et durable construit dans Ce n’est qu’un au revoir. Tout ce qui semble manquer à Irina. Mais une forme de réparation quasi immédiate se produit, sur une plage où Brac les accompagne toutes les trois. Et tandis que nous sommes encore sonnés par les mots de cette adolescente qui comprend l’impasse à refouler son possible attachement, se dépose sur ces plans loin d’être angéliques L’amitié de Françoise Hardy – Dans leurs cœurs est gravée une infinie tendresse/Mais parfois dans leurs yeux se glisse la tristesse. Oui, l’amitié, port d’attache de nos vies d’adolescents, inimaginable à quitter ou à regagner une fois les adieux prononcés. Et qui pourtant ravive en un regard le feu au cœur : S’il me reste un ami qui vraiment me comprenne/J’oublierai à la fois mes larmes et mes peines. Hugo Kramer