Pauvres Créatures, un film de Yórgos Lánthimos (sortie le 17 janvier 2024). Ce contre quoi on se cogne. Alors que Bella Baxter a fugué de chez le scientifique qui lui a redonné la vie, elle s’échappe avec le coureur de jupon Duncan Wedderburn avec qui elle entame une croisière sur la Méditerranée. Sur le pont, elle rencontre Harry Astley, un cynique qui, pour bousculer ses idéaux aveugles, débarque avec elle à Alexandrie et lui fait découvrir les coulisses de leur vie mondaine : la misère. Celle-ci apparaît comme un contrechamp radical avec la tour sur laquelle se jonchent les deux personnages : noyé dans une ambiance ocre, filmé en plongée comme un bas-fond, le bidonville est peuplé d’infirmes dont la peau sombre s’oppose à celle de Bella. Tous ces effets de choc, dus à une multiplication d’artifice, suscitent chez l’héroïne un désarroi intense qui ira de pair avec l’échec de toute action de bienfaisance : lorsqu’elle s’approprie la fortune de Duncan pour la redistribuer, elle la confie à un marin qui la subtilise.
Cette séquence joue un rôle charnière au cœur de Pauvres Créatures : elle signifie le passage d’une découverte de soi (essentiellement par le biais de la sexualité et de ses limites) à une découverte de l’autre (dans une forme de melting pot philosophico-politique). En quelques sortes, Alexandrie opère dans Pauvres Créatures le même effet que le tremblement de terre de Lisbonne dans Candide de Voltaire. Dans Candide, le désastre contredit les principes pseudo-leibniziens du héros selon lesquels il vivrait dans « le meilleur des mondes ». Cette idéologie caractérise une philosophie en chambre qui se heurte à la réalité de la contingence et de l’immoralité des catastrophes naturelles. Dans Pauvres Créatures, la catastrophe naît de conditions sociales : la différence entre les privilèges aristocratiques dont jouit Bella et la misère hyperbolique. La découverte de celle-ci se construit aussi sous le mode de la pérégrination, dans la visite d’une ville incarnant l’exotisme. Dans ce cadre, le choix de décaler cette ville sur le continent africain pose problème : Alexandrie, ville mythique, devient l’autre rive, une Gomorrhe éloignée qu’on observe de haut.
Pauvres Créatures semble suivre fidèlement le proverbe lacanien : « Le réel c’est quand on se cogne. » D’abord, l’apprentissage du monde se traduit par une découverte sensuelle : de la sexualité à l’éventail de sensations ressenties, du dégoût à la gloutonnerie. À ce titre, la remplaçante de Bella, une jeune fille à qui on a aussi implanté un cerveau d’enfant, se heurte vraiment à ce réel, sous la forme d’un ballon qu’on lui jette à la figure. Ensuite, la séquence à Alexandrie donne l’impossibilité d’une philosophie détachée du monde : elle intervient après la formation intellectuelle de Bella, découvrant Platon et Marx. Dans sa logorrhée presque socratique, Bella devient l’élément perturbateur d’une société victorienne repliée sur la prédation. Elle intervient elle-même comme un esprit dont la naïveté entraîne une réévaluation des normes.
Seulement, Lanthimos échoue à rendre le sens de la citation lacanienne : pour Lacan, le réel se caractérise par l’impossibilité, ce que l’on ne peut pas pénétrer et, donc, ne pas connaître. En l’occurrence, la mise à distance de la misère place sa découverte sous la forme d’un choc optique. La surcharge d’artifice et d’émotion témoigne en définitive d’une véritable incapacité à connaître ce qui est filmé, non pas pour Bella mais pour Lanthimos lui-même. Dans son geste baroque, multipliant les effets illusoires, Lanthimos ne parvient pas à se défaire des stéréotypes qui déterminent sa fiction. Nous pourrions ajouter que cette représentation convenue de la misère, de la pauvreté radicale, s’ajoute à une représentation convenue de l’Afrique, de l’altérité radicale. Ainsi Alexandrie confronte-t-elle Bella à l’altérité mais empêche Lanthimos – et, avec lui, l’image de fiction hollywoodienne – d’en prendre la mesure.
Élias Hérody
Iron Claw, un film de Sean Durkin (sortie le 24 janvier 2024). Au commencement était le frère. Sport-spectacle, le catch se situe dans un entre-deux : il ne blesse pas comme un sport de combat – les coups partent dans le vide – et n’a pas la grâce de la danse ou de la gymnastique. Un show composite, qui s’apparente, pour le grand nombre, à un défilé télévisé de bodybuildeurs souvent grotesques. Pour la famille Von Erich, au panthéon états-unien de la discipline, il est une compensation, une bouée de sauvetage qui a permis au père, Fritz (Holt McCallany), après sa carrière avortée dans le football américain, de prendre sa place dans la machine à spectacle. Le film s’ouvre sur un flashback en noir et blanc, où le sportif s’illustre sur le ring par sa brutalité et sa célèbre prise – the iron claw, la poigne de fer –, qui consiste à saisir dans la paume de sa main le crâne de l’adversaire. Malgré cette bestialité, qui lui vaut quelques huées, ses petites têtes blondes sont ravies de le retrouver à la sortie. Parfois surnommés les Kennedy du catch, les Von Erich payèrent cette « poigne » de leur vie – après la mort de son premier enfant, âgé de six ans, Fritz enterre trois de ses quatre fils [11] [11] Quatre sur cinq en réalité : non seulement le film oublie un frère, Chris, mais celui-ci connut également un destin tragique, se suicidant à 21 ans. Alors que le film semble y aller un peu fort sur le drame, il s’avère l’« alléger ». –, le ranch idyllique où ils s’entraînent prenant, année après année, la forme d’un tombeau lumineux. La poigne paternelle s’exerce donc également à l’intérieur de la cellule familiale, Fritz régentant, avec une obsession du contrôle, la vie de ses fils, de la mise en scène de leurs numéros à leur avenir. Leur déchéance physique et psychique impressionne car elle se produit en cascade ; les morts de David (Harris Dickinson), Mike (Stanley Simmons) et Kerry (Jeremy Allen White) s’enchaînent sous les yeux de l’aîné Kevin (Zac Efron), tels les dominos d’une inévitable tragédie. Leurs vies entravées – eux qui, aussi, par orgueil, se battent pour être le fils-catcheur préféré – ne servent qu’à alimenter la bête façonnée par leur père, comme dans ce saisissant fondu enchaîné où leurs visages, complètement groggys dans un vestiaire, se superposent les uns aux autres. Ne faisons pas non plus de Iron Claw le Foxcatcher (Bennett Miller, 2014) du catch, où le domaine Von Erich serait l’égal de celui de John du Pont : si le film ne tombe pas dans la caricature du père ordurier, il reste en surface – à l’image du dopage, réduit à une ou deux piqûres – des mécanismes de domination et du spectacle du catch.
Mais le ring n’est pas uniquement cet espace de destruction mentale. Il est, peut-être avant tout, un lieu de réunion fraternelle, d’amusement autant que de solidarité – et peu importe s’ils ne prennent pas tous part aux exploits sportifs, comme Mike, plus intéressé par la musique. Cet état de félicité, cette forme de pastorale américaine trouve son prolongement au-delà de l’arène, dans leurs vies qui se déplient calmement : des frères qui dansent à un mariage, une première fois dans l’obscurité d’une voiture. Ces instantanés dérisoires, aussitôt engloutis par la rigueur et la discipline sportive, Sean Durkin leur porte une attention constante, sans effusion ni ostentation. Cette multitude d’à côté constitue une fiction parallèle, qui tenterait de survivre à l’emprise paternelle. Si cette ode à la banalité se charge d’une telle émotion, c’est parce qu’elle résonne de plus en plus douloureusement au fil des morts, de ceux qui n’y prennent plus part. Ce paradoxe tient tout entier dans le corps des acteurs, à l’image de Zac Efron, dont le regard d’enfant bleu perçant semble avoir été greffé sur une montagne de muscles passée sous rayons UV. Davantage que la peine de ne pas avoir été à la hauteur, d’avoir vécu sous le joug d’un patriarche presque meurtrier, il y a, pour Kevin, celle d’avoir perdu ses frères, ceux qui transformaient l’arène en un lieu de vie. C’est sans doute pour cela que, dans les derniers plans – plus émouvants que l’emphase malickienne d’une réunion dans l’au-delà –, il accepte la proposition de ses deux jeunes enfants, celle de devenir leur frère. La hiérarchie généalogique est alors abolie, l’horizontalité triomphe de la verticalité, car mieux vaudra toujours être un frère qu’un père. Non pas surplomber ceux qu’on aime, mais rester à côté d’eux.
Hugo Kramer
La Nuit d’Orion, un film de Sean Charmatz (sortie le 2 février 2024). Deux ou trois principes font de La Nuit d’Orion un film d’animation qui attise la curiosité. Son personnage principal, d’abord. Orion, 11 ans, est exclusivement caractérisé par ses peurs multiples : phobie sociale, vertige, crainte de l’abandon, peur du noir, etc. Il y a un certain courage à décrire la vie d’un personnage enfantin telle une série d’actes manqués, une épreuve d’endurance face à des handicaps qui traduisent son hypersensibilité. Le film plonge abruptement dans cette idée de l’enfance comme âge de la perméabilité absolue, du dénuement, où tout fait craindre le danger et déclenche des visions délirantes de terreur. L’autre « être » moteur du récit intrigue autant : le Noir. Un soir après la douloureuse extinction des feux, Noir vient à la rencontre d’Orion. Pour le convaincre qu’il n’a rien de terrifiant, il décide d’emporter Orion avec lui pendant 24 heures. Le Noir, objet de cinéma s’il en est : la matrice obscure, l’écran aveugle qui précède et suit toute projection. Il est particulièrement excitant d’imaginer un personnage qui soit comme l’envers des images, qui n’est pas circonscrit par la lumière qui l’anime mais qui au contraire peut éteindre toute lumière[22] [22] Pour plonger dans une réflexion labyrinthique sur le noir au cinéma, on peut lire le texte de Jean-Michel Durafour, Mélanogramme . Idée de cinéma géniale qui illustre à quel point les potentialités d’expression de l’animation rejoignent et croisent celles du cinéma expérimental (on pense par exemple aux alternances de noir et de blanc des flicker films, ou aux transformations infinies des formes chez Robert Breer). La scène de la rencontre entre Orion et Noir est sans doute la meilleure du film. L’espace de la chambre est épuisé en une multitude de plans qui jouent habilement sur les pouvoirs graphiques du noir : extension, disparition, remplissage et effacement (présence qui rappelle l’encombrant génie occupant la chambre d’hôtel dans Trois mille ans à t’attendre).
Le film reprend l’opération fascinante de personnification que Pixar a notamment utilisé dans Vice-versa (2015) et plus récemment dans Elémentaire (2023). Dans le premier c’étaient les émotions qui se voyaient assigner des personnages (Joie, Colère, Dégoût, Peur, Tristesse) dans le second les éléments (Feu, Terre, Eau, Air). Avec Orion et la nuit ce sont les phénomènes nocturnes : Sommeil, Silence, Rêves paisibles, Insomnie et Bruits inexpliqués, en plus de la Nuit. Cette volonté de donner chair et esprit à des phénomènes difficilement tangibles, c’est-à-dire une tendance à l’animisme, est réjouissante mais questionnable. On y trouve comme la promesse d’une science du langage destinée aux enfants : comment la langue décompose le monde en des mots, comment les mots font images et en quoi la maturité est une affaire d’apaisement vis-à-vis de ces mots. La quête de l’enfant sera de redéfinir les perceptions qu’il associe à certains concepts, de transformer son rapport aux phénomènes qui l’assaillent par une expérience intime de désensibilisation (on retient cette belle parole : « la peur fait partie de la vie – ressent la peur ! »). Ou grandir comme un processus d’apprivoisement de la langue. Le risque qui guette derrière cette logique de représentation est paradoxalement de tout transformer en objets fixes, quantifiables et anthropomorphiques, d’omettre la souplesse de la langue et des concepts, de cloisonner et empêcher toute métamorphose.
Voilà pour les délires hypothétiques. Quant au film lui-même, mise à part la scène de la chambre évoquée plus haut, il est dépourvu de moments forts qui développeraient une construction dramatique tenue dans la durée. Touty est expéditif et générique. La déambulation nocturne façon survol du monde sur un tapis magique est redondante et sans fantaisie, les personnages périphériques sont à l’image d’Orion, bâclés et graphiquement insipides, le monde humain est une complète abstraction : pas d’individus ancrés singulièrement dans la vie, pas d’espaces qui évoquent autre chose que le statut quo d’une middle-class américaine pérenne (image d’Épinal, monde de sims). Le regard s’éveille un instant à quelques effets spectaculaires de traversée et de déformation des habitats et à une intéressante saturation lumineuse liée au déploiement du soleil. Ce dernier, en nemesis de la nuit, porte une négativité qu’on lui associe rarement : lorsque Nuit disparaît momentanément, la permanence de la chaleur solaire est synonyme de désastre apocalyptique. Des autres êtres nocturnes, seul Silence, le moins humanisé, se démarque par sa façon joyeusement loufoque et saisissante de capter les sons environnants en quelques éclairs colorés qu’absorbe son corps minuscule. Pour le reste, le film de Dreamworks ne réalise pas les potentialités esthétiques de son sujet. De quoi souffre-t-il exactement ? Du bâclage et d’une absence d’originalité propres à un projet diffusé sur Netflix ou de l’originalité autoréflexive et trop habilement tortueuse qui caractérise Charlie Kaufman, ici à l’écriture ? Difficile à dire, mais au fur et à mesure du récit la multiplication des couches de flashforward, des embranchements métas et des brusques changements de tonalité achèvent de désintéresser de ce qui aurait pu être une fable de l’émancipation enfantine.
Paul Michel
Dune, deuxième partie, un film de Denis Villeneuve (sortie le 28 février 2024). Papier de sable. Deux textes avaient été publiés sur Débordements à la sortie de Dune. Celui de Camille Brunel, suivant sa perspective écologico-esthétique habituelle, soulignait l’archaïsme du film de Villeneuve. Celui de Gabriel Bortzmeyer suivait une autre perspective écologico-esthétique, constatant qu’il ne restait du récit étrange et ambigu d’Herbert que son fond martial, et se concluait sur cette juste sentence : « Que reste-il alors ? Le spectacle, c’est-à-dire les jouissances de l’occultation. » Dune, deuxième partie est le prolongement du premier, en ce sens qu’il ne fait qu’accentuer ces deux traits : l’archaïsme du récit (dynasties, trahisons…) devient le récit d’un monde archaïque, la dimension spectaculaire est redoublée.
On peut légitimement se demander d’où Denis Villeneuve tire son image de cinéaste intellectuel ou cérébral, tant son cinéma est exempt de tout discours articulé ou de tout effet de complexité (narratif ou esthétique). Pour lui tout sujet peut être traité par l’aplat et le lissage, du massacre de Polytechnique à la pédocriminalité dans Prisoners en passant par les guerres du Moyen-Orient qu’évoque Incendies. Les défenseurs y voient de la pureté, les autres du pompiérisme ; c’est en tout cas un cinéma plutôt consensuel, exclusivement spectaculaire, qui ne se permet aucune extrémité – si ce n’est celle de la violence. Villeneuve met en scène comme on passe un coup de papier de verre. Or en anglais on appelle cela sandpaper, du papier de sable – soit le résumé de son Dune, qui transforme le relief d’Arrakis en morne plaine. La tâche de Villeneuve fut ici de tout gommer, de simplifier la géographie et l’histoire, et même un des éléments les plus importants, le langage. On peut ainsi regretter qu’il n’ait pas osé mettre le mot Jihad, présent dans le roman, dans la bouche de Timothée Chalamet, qui finit par appeler, expression plus sobre, à la « Guerre Sainte ». On peut aussi regretter que les performances des comédien·ne·s, parfois réjouissantes (Christopher Walken n’était pas apparu au cinéma depuis 2020), parfois impressionnantes (Chalamet et Austin Butler font tous les deux des compositions pleines de détails subtils), restent très en surface, ou soient si peu montrées (trop de personnages, trop de récits – le film devrait presque durer une heure de plus).
Si l’on pouvait conclure, en sortant du Dune de 2021, que le spectacle était au bout du compte tout ce que l’on pouvait en retenir, on pourrait, en sortant du Dune de 2024, faire le trajet inverse : constater immédiatement que le film part du spectacle et se demander ce qu’il en tire « malgré tout » (car le propre des marchand·e·s de spectacles est, « si l’on y croit », d’en faire un mode de représentation qui peut aussi, à sa manière, aboutir à des paraboles politiques ou des gestes poétiques fulgurants). A mon humble avis : rien. Le film peut parfois passer par un morceau d’imaginaire ou une lointaine évocation, mais le spectacle, chez Villeneuve, reste à la fois l’effet et la cause, l’aboutissement exclusif ; tout le reste est accidentel. Le Dune de 2021 était un film assez vain, mais qui contenait son lot d’instants réussis, ceux qui échappaient au gigantisme généralisé ; la mort de Leto, le baron Harkonen s’enfonçant dans sa flaque noire. Dune, partie deux n’a pas un instant mineur, poétique, subtil, même le plan sur la petite souris des sables se présente comme un tour de force et un autre boulon du scénario ; le cœur du film, c’est bien les plans de foules, les déclarations solennelles, le suspense plat, et au fond une certaine idée de l’art pompier (Hans Zimmer, malgré ses quelques bonnes idées, n’aide certainement pas). Dune, partie deux n’a qu’une originalité, son titre (la virgule, le « deux » en toutes lettres), et une réjouissance, son étrange humour (Stilgar voyant dans le moindre geste de Paul une révélation prophétique). Le sable, même sur la plus belle plage, lasse vite.
Pierre Jendrysiak