Le parcours de la réalisatrice franco-colombienne Catalina Villar, cinéaste devenue formatrice, illustre la singularité du projet des Ateliers Varan que Jean-Louis Comolli avait décrit comme une « boucle heureuse qui relie l’apprentissage et la pratique ». Ses documentaires allient de fait un cinéma de terrain – ses deux films sur la trop célèbre « ville du Cartel » (Les Cahiers de Medellin, 1998 ; La Nouvelle Medellin, 2016) – à l’écoute attentive des relations (Maux d’enfants, maux d’adultes, 2017 ; Camino, 2018). Ana Rosa, son dernier film présenté au Cinéma du réel 2023, marque le tournant mémoriel de sa filmographie. Fouillant dans les archives familiales, la cinéaste cherche à élucider un secret de famille : la lobotomie qu’a subie sa grand-mère à la fin des années 1950. De son visage ne reste qu’une image, un seul portrait qui ouvre le film. Même sur les photos de famille, elle est introuvable. Rapidement, Villar se rend compte que l’histoire de sa grand-mère n’est pas un hapax dans l’histoire colombienne. L’opération chirurgicale, popularisée par le Dr Walter Freeman aux États-Unis et importée ensuite en Colombie, est une stratégie de contrôle du corps des femmes. L’enquête familiale ouverte par le film se mêle alors progressivement à l’histoire de la psychiatrie.
Débordements : Le film a pour titre le prénom de votre grand-mère et se présente comme une enquête sur sa lobotomie. Progressivement, cette première recherche personnelle se transforme en enquête historique et politique sur cette opération chirurgicale controversée et effectuée sur les femmes en Colombie au milieu du XXème siècle. Peut-on encore parler avec Ana Rosa de « film-portrait », car rapidement il excède ce cadre ?
Catalina Villar : Non, ce n’est pas un film-portrait. Le portrait de ma grand-mère n’était qu’un prétexte. Son histoire m’était évidemment personnelle, mais elle m’a permis de parler de l’institution des normes. Quand considère-t-on qu’on souffre d’une pathologie mentale ? Si j’avais simplement parlé de ma grand-mère et qu’elle était une superbe pianiste, ce film n’aurait pas pu exister. Je voulais initialement être psychiatre, donc ces questions, notamment politiques, s’étaient déjà posées pour moi. Quand j’ai appris que ma propre grand-mère avait subi cette opération, comme mon oncle et mon cousin étaient eux-mêmes psychiatres, j’ai compris que cela dépassait mon histoire personnelle.
Dans ma famille, pour le récit j’avais les deux versants. Mon oncle incarnait l’histoire d’une certaine psychiatrie : il avait travaillé à « l’Asile des folles », et une lobotomie avait été effectuée sur sa propre mère. Ce rapprochement, d’un point de vue politique, permet d’extrapoler et de diriger la réflexion sur tous les autres médecins ayant prescrit des lobotomies. Le film est devenu possible, pour parler de psychiatrie, de politique. Mais ce qui était aussi clair, c’est le choc qu’on peut étendre à toute la médecine entre le corps qui reçoit un traitement et l’histoire de ce traitement, son contexte. En psychiatrie, il est gigantesque. Surtout dans le cas de la lobotomie.
Le cerveau n’est pas comme un rein ou les poumons, c’est un organe complexe qu’on ne comprend pas. Les limites entre ce qui se passe purement dans un organe ne s’applique pas de la même manière au pancréas qu’au cerveau, car c’est un organe social, en interaction avec les autres, avec le monde. La lobotomie cristallise cette obsession de localiser, qui revient beaucoup avec les neurosciences : essayer de placer à tel endroit un comportement, à tel endroit la dépression, ou d’attribuer tout à des neurotransmetteurs. Bien sûr qu’il y en a, aidant et justifiant des traitements médicaux, mais on assiste aujourd’hui à la situation inverse où certains syndromes sont diagnostiqués par les médicaments qui agissent dessus.
D. : Le film s’appuie beaucoup sur la figure de votre oncle. Il incarne une mouvance plutôt proche de l’anti-psychiatrie ?
C. V. : Exactement. Il a beaucoup travaillé avec Franco Basaglia[11] [11] Psychiatre italien, notamment retenu pour la fondation du mouvement de psychiatrie démocratique. et son fils Eduardo a travaillé deux ans chez celui-ci à Trieste. Mon oncle avait écrit une dizaine de livres, pour certains féministes. Avec Freud, las mujeres y los « homosexuales » (1986) il était en première ligne pour dire que l’homosexualité n’est pas une maladie mentale et a beaucoup travaillé sur les problèmes des femmes. Seulement, il a toujours tu l’histoire de sa mère. Personnellement, je pense qu’après la lobotomie effectuée sur sa mère, les années 1960 ont vu un grand tournant dans l’histoire de la psychiatrie colombienne (arrivée de la psychanalyse et des thérapies médicamentées), et mon oncle a cherché tout le reste de sa carrière à réparer son erreur… Enfin, c’est ainsi que je me l’explique.
D. : Vous précisez en effet, que la lobotomie d’Ana Rosa arrive dans un moment où les médicaments sont présents et où la lobotomie est décriée. D’ailleurs on voit qu’Eduardo aux trois quarts du film vacille, au moment où l’opération est évoquée.
C. V. : Ma grand-mère a subi sa lobotomie en 1957 (je crois, car je n’ai jamais trouvé la date exacte) et le film de Joseph Mankiewicz Soudain l’été dernier, (Suddenly, Last Summer, 1959) sort en salle à cette époque[22] [22] La pièce de Tennessee Williams dont le film est l’adaptation est monté à Broadway en 1958, le film sort l’année suivante. . Si Hollywood commence à en faire la critique, cela veut dire que les psychiatres, y compris les Colombiens, ont dû déjà en parler. Je suis donc allé lire des articles dans des journaux de médecine de cette époque. Beaucoup de gens étaient contre dès 1950. Donc en 1957, le débat était « chaud » si j’ose dire. Quand mon oncle a pris la décision, il disposait d’arguments favorables et défavorables. Ce n’était pas qu’un « bon » traitement. Après, les interprétations sont multiples, je ne connais pas ses pensées, sa version des faits, je ne veux pas m’avancer sur ses motivations.
D. : La question politique arrive dès la genèse du projet du film, mais la dimension féministe s’est donc construite au fur et à mesure, au contact des interrogées, des archives ?
C. V. : L’enquête précède le film et était personnelle. Quand j’ai découvert cette photo, je ne me suis pas dit que j’en réaliserai un film. J’étais étonnée par la réaction de ma famille et interpellée par ma propre absence de réaction. Et d’un coup je tombe tout bêtement sur une information qui paraît être un détail mais n’en est pas un : Camacho Pinto aurait importé la lobotomie en Colombie après avoir suivi les enseignements de Walter Jackson Freeman, le médecin américain qui avait popularisé la lobotomie aux États-Unis à partir des travaux de Egas Moniz. Dans mes lectures, j’ai vu qu’il était venu dans des congrès de médecine, mais ne disposait pas d’un assez grand réseau et n’a pas réussi à convaincre sur l’usage de la lobotomie. Freeman, plus tard, a pensé recevoir le prix Nobel, or le prix revînt à Moniz. Mais cela a fait de l’Américain un pionnier en Amérique latine. Après le renvoi de Freeman du Washington Hospital, un ensemble de psychiatres d’Amérique latine ont d’ailleurs signé collectivement une lettre pour le soutenir.
J’ai ainsi commencé à comprendre que cette histoire de la lobotomie pouvait se raconter en partant de celle de ma grand-mère, justifiant mes recherches dans les archives Freeman ou au musée Moniz au Portugal. La deuxième partie, j’ai effectué des recherches sur l’histoire de ma grand-mère et sa lobotomie. C’est à ce moment-là que j’ai découvert les histoires de différentes femmes. J’ai rapidement compris que c’était une pratique effectuée presque exclusivement sur des femmes.
D. : La seule archive d’Ana Rosa que vous avez est donc cette photographie qu’on voit à plusieurs reprises et de différentes manières. C’est intéressant car cette photographie énigmatique, portrait de famille, est déjà en quelque sorte une première entreprise de contrôle sur cette femme qui est en quelque sorte bloquée dans son destin de famille dans lequel essaie de sortie et tout le film. Comment est-ce que vous avez intégré cet objet dans le montage final ?
C. V. : C’est la seule photo que j’ai d’elle. J’ai été étonné par cette absence, qu’Ana Rosa n’existe pas dans les archives familiales. Le fait de voir cette photographie a eu un effet très fort sur moi. C’est pour ça que je fais du cinéma, en fait. Je fais du cinéma pour voir, simplement. C’est ce manque d’information qui m’a obligé à faire le film. S’il avait existé plus d’archives ou de traces d’elle, je ne sais pas si j’aurais réalisé un film. Comment le cinéma peut-il remplacer une absence ? Après, l’usage de la photographie dans le film s’est fait de manière intuitive.
Cette photo se trouvait dans une carte d’identité déchirée, destinée aux femmes, qui servait aux dépôts bancaires et pas à grand-chose d’autre. Elle ne permettait pas de voter ni de voyager. Elle était aussi écrite en français et espagnol, détail qui m’a beaucoup guidé dans mon enquête. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et la deuxième langue est maintenant l’anglais, (l’étasunien plutôt) ! Ce changement fait secrètement partie du film. Il explique comment la psychiatrie en Colombie était d’abord guidée par l’école française. Tout le début de la discipline comme la construction des asiles se font sur le modèle français avec un patio central. La nomenclature également des syndromes et des maladies vient du français. Pendant les années de la lobotomie et de son essor, on voit alors l’importation de ce modèle en Colombie. Tout d’un coup, tout change, y compris la langue et donc les cartes d’identité arrêtent d’être en français. Les psychiatres ne vont plus en France, ils vont aux États-Unis. La psychiatrie devient américaine et les immeubles changent. L’architecture se fait avec des étages alors que le modèle français était davantage construit selon l’idée du panoptique. Cette histoire était un peu lourde à raconter mais quelque part était contenue dans l’histoire plus personnelle d’Ana Rosa comme un élément souterrain.
Je me suis posée plein de questions sur cette photo, mais je ne voulais pas forcément les énoncer : comment a-t-elle été prise ? Qui l’a prise ? Si on regarde bien, on a l’impression que le sourire a été retouché. La photo est toute petite et en l’agrandissant, le sourire paraît un peu étrange. Ce sont des perceptions que j’ai finalement laissées au spectateur. Je me disais aussi que la photo montrait une femme qui ne correspondait pas aux récits d’elle qu’on m’avait racontés. Elle est coiffée, elle porte un bijou.
D. : Est-ce que dans la gradation de la découverte des archives familiales et scientifiques, le montage final du film mime les différentes étapes de vos découvertes ? Ou est-ce qu’il y a un remontage ?
C. V. : Il le mime un peu… Il fallait que je m’en rapproche. Évidemment il y a une partie que je calque sur mon processus pour les besoins narratifs et d’autres, c’est le tournage qui me les a dictés. Par exemple, la première chose que j’ai faite, c’était d’aller au musée. Très rapidement, j’ai eu connaissance de l’histoire de Rosemary Kennedy. Heureuse coïncidence, ma grand-mère est vraiment morte le même jour que le président Kennedy !
C’était compliqué au montage car le film était très écrit en amont. La voix-off était déjà écrite, il y a eu quelques changements mais le fil rouge était déjà présent. Puis j’avais une liste de personnes à rencontrer. J’avais envie de rencontrer des médecins qui avaient un lien direct avec ma propre histoire, pas seulement des spécialistes. Ceux présents dans le film sont des spécialistes qui pouvaient m’apporter quelque chose, et dont le père avait pu mener l’opération sur ma grand-mère. Mais je les avais tous vus avant de les filmer. Je savais un tout petit peu à quoi m’attendre à chaque fois.
Le montage était très compliqué, également à cause de ma passion pour la question psychiatrique, j’avais posé beaucoup de questions, les gens m’avaient donné beaucoup d’informations à tel point que je me suis dit que je devrais réaliser un autre film, bien plus académique. C’était donc un défi de faire progresser le récit de ma grand-mère.
D. : Votre utilisation des images d’archives sont intéressantes : vous réutilisez ces images scientifiques qui normalement ont vocation à être diffusées en interne, sans diffusions publiques. En les rendant visibles vous arrivez à rétablir une humanité aux patientes dans des images uniquement conçues comme « fonctionnelles ». En parallèle, vous produisez des images en allant sur les lieux. À « l’asile des folles » par exemple, en montrant cet endroit complètement délabré. Comment concevez-vous cette confrontation autour des productions de traces ?
C. V. : Tous les lieux emblématiques de l’histoire de la psychiatrie en Colombie n’existent plus. Ils sont soit vidés ou rasés. J’ai filmé un bâtiment vide à Sibate, ville pauvre où l’on a contenu les fous. C’est hallucinant, il est laissé complètement en état. C’est étrange qu’il n’y ait pas un musée…
Tout cela est donc intentionnel, les histoires cliniques également. María Angélica, la femme qui raconte son histoire, est allée visiter Sibate avec un anthropologue. Le but était de comprendre la psychiatrie avec une démarche historique. Elle a trouvé dans une boîte ces histoires cliniques qui tombaient en lambeaux. Elle les a prises pour les sauver et les conserver. Je voulais aussi raconter la « non-mémoire » de mes compatriotes. En France par exemple, les histoires cliniques sont sauvegardées, comme des trésors incroyables, les lieux sont devenus des musées. Il manque des archives mais on a la capacité de raconter l’histoire de la psychiatrie. Là-bas, il n’y a rien : « Ah, il y avait 30 000 histoires, mais on n’a plus de place, on a tout jeté ».
Au départ, d’ailleurs je ne voulais que parler de lieux. Lorsque que je suis tombée sur les images d’archives de « l’asile des folles », j’étais partagé entre l’illustration qu’elles apportent et ma sidération.
D. : Oui, on pense aux images photographiques de la Salpêtrière et à Charcot.
C. V. : Voilà. Après il y a les images de Walter Jackson Freeman. Ces archives avaient un but de propagande. Freeman voulait expliquer sa procédure et montrer que l’opération était efficace. La mise en scène est formidable. Quand il filme la « malade », elle est sur une chaise et dans un coin de la pièce. La caméra ne lui laisse aucune issue : elle est coincée entre deux murs. Plan suivant : une fenêtre, des arbres, une infirmière, face à elle en plan large. Il y a de l’air. Les intertitres soulignent son intention : « Maintenant elle peut être une housekeeper », une bonne femme au foyer. Ce langage visuel m’intéressait.
C’est vrai que pour moi, étant passionnée de ces histoires de psychiatrie, toute la difficulté était de me mesurer au cinéma, de revenir au cinéma, à une puissance évocatrice des images et de laisser la place au spectateur pour réfléchir. Les archives de Walt Jackson Freeman, je ne voulais pas les expliquer. Je compte sur le spectateur pour qu’il distingue ce qu’elles contiennent de propagande de qui contient en même temps de personnel.
D. : Vous confrontez ainsi cette non-mémoire en discutant avec des neurochirurgiens. Comment ont-ils accepté ce positionnement critique ?
C. V. : Ah ce n’était pas simple. Par exemple, le neurochirurgien à la fin, avec plein d’objets derrière lui, m’a raccroché au nez la première fois. Il est cousin avec l’autre neurochirurgien du film. Ce sont des familles, des castes. Pour eux le cerveau est un organe, qu’ils opèrent comme un cœur ou un poumon. Pour les psychiatres la question est plus périlleuse. Il y a un corps des psychiatres et la lobotomie n’existe plus. Mais actuellement ils ont des pratiques qui ne sont pas loin de la lobotomie. Les Gamma Knives[33] [33] Chapeau qui émet des rayons gammas. Chaque rayon gamma individuellement ne peut brûler le cerveau, mais si on en concentre plein en un point, la chaleur vient brûler des tissus. Technique précise, surtout grâce à l’IRM, contrairement aux lobotomies qui se faisaient à l’aveugle. sont utilisés en Colombie pour supprimer la violence chez les personnes. On croit savoir où se trouve la violence dans le cerveau… Où s’arrête la neurologie, où commence la psychiatrie ? Quels soins choisir ? Si on décide qu’on peut opérer un cerveau précisément à tel endroit ou qu’on peut donner un médicament : en trois jours, au revoir, c’est fini, vous êtes soigné ! Un traitement par la parole prend plus de temps. Tout dépend si l’on considère le corps humain comme une machine ou non. Je voulais en partie réactualiser ce type de discours toujours présent et qui était incarné, il y a cinquante ans, par la pratique de la lobotomie.
D. : On a mentionné plus haut la valeur et la source de ces archives personnelles. Le film leur réserve également un traitement esthétique spécifique : elles sont souvent rembobinées ou bien manipulées, comme si l’archive était un matériau sensible ?
C. V. : Je souhaitais qu’on assiste à leur manipulation, avec l’idée que les archives sont toujours manipulées, y compris par moi. Il y avait plein de boîtes et c’était à moi de choisir. C’était une manière de dire que l’archive ne prouve rien et qu’elle est vivante. Elle vient d’un temps passé mais est regardée avec le regard d’une autre époque. Concernant les archives familiales, toutes ces manipulations étaient déjà là. J’ai trouvé ça génial, elles faisaient écho aux propos de mon cousin et son souhait de « revenir en arrière ».
D. : À quel point avez-vous réfléchi au dispositif scénique des entretiens ? Il semble que vous avez une manière particulière de vous adapter en fonction de la personne que vous interrogez. Il n’y a pas le même type d’amnésie en fonction des différentes branches de la famille et des différents tabous. Concrètement, comment avez-vous pensé la relation entre le sujet interrogé et son environnement ?
C. V. : C’était une énorme question pour moi parce que, comme l’a dit Catherine Bizern, la directrice artistique du Cinéma du réel, lors de la présentation du film, je viens d’« un autre cinéma », du cinéma direct, d’une école de cinéma qui privilégie la situation, comme les Ateliers Varan notamment. J’ai l’habitude de filmer exclusivement autrui sans commentaire et dans des situations particulières. Cela me préoccupait beaucoup parce que les entretiens me posent alors un problème dans la rigidité qu’ils impliquent. Je suis déjà très critique quand j’en vois dans d’autres documentaires et c’était un blocage pour moi dans ce film. La question était : comment ou plutôt à quel moment ça devient du cinéma ?
D. : La crainte des talking heads et d’un régime d’image plus proche de la télévision ?
C. V. : Oui et le fait que quelque chose ne puisse pas se passer. La période de la COVID a également compliqué les choses dans mon rapport aux interviewés, en particulier aux médecins (prendre rendez-vous, leur demander du temps, porter le masque). Le parti-pris de ma mise en scène était d’amener les personnes filmées dans un lieu. Je me disais que cela allait provoquer la situation et que l’interaction avec ces lieux fabriquerait du souvenir et évoquerait le passé. J’avais beaucoup de contraintes aussi et donc j’ai décidé d’emmener un objet qui réveille les souvenirs. L’idée était ainsi de fabriquer moi-même la situation.
Pour les séquences avec mon cousin, j’ai beaucoup hésité. Je voulais lui faire ouvrir des boîtes de son père. Mais en même temps, mon cousin a toujours occupé une position de patriarche. J’avais essayé de filmer avec la famille mais ça ne fonctionnait pas parce que cela se transformait trop rapidement en anecdote intime. Je me suis ainsi posé la question de ma place, être dans le cadre, être avec ma famille.
D. : Le film retrace secrètement, d’archives en archives, l’histoire d’un geste extrêmement violent : l’incision préfrontale de la lobotomie. Comment ce geste a-t-il pris sa place dans le montage final ?
C. V. : Il y a une première image de la lobotomie au tout début mais c’est l’opération chirurgicale qui passe par le cerveau. Effectivement, pour moi, cette chronologie était importante, mais je ne voulais pas être lourde ou pédagogique. Je donne ces différentes phases et je m’arrête au moment où ça devient trop violent. Pour moi, il y avait deux choses. D’une part, la partie chronologique du geste, comme vous dîtes, l’invention du geste, son utilité et son perfectionnement. D’autre part, je voulais raconter ma propre capacité à voir ces images. Au départ je n’arrivais pas aller jusqu’au bout et le montage a également suivi ma propre chronologie, la distribution sensible de ma relation à cette opération et à ces images. J’ai pu d’abord l’entendre, qu’on me l’explique à l’oral, comprendre les gestes pour finalement voir. On s’est beaucoup questionnées avec la monteuse, Adriana Komivès, sur le fait de montrer ou non cet extrait de lobotomie. On a tranché parce qu’on s’est dit que c’était un geste trop fort. On ne le montre pas complètement. On le montre comme je l’ai vu la première fois avec des interruptions au noir qui signalent ces moments où je refusais et je me cachais les yeux. Le montage reproduit ce geste de pudeur face à l’insoutenable. J’ai monté ce film avec une très bonne amie qui avait été très proche pendant tout le processus d’écriture et de recherche, disparue depuis.
D. : Le film lui est dédié.
C. V. : Quand je suis revenue du tournage, elle était déjà malade. Elle avait un cancer depuis longtemps. Son cancer s’était généralisé, donc la question sur sa capacité à monter avec moi s’est posée. Ça a été très dur et en même temps formidable parce qu’elle a tout donné pour le film. Au début, on a travaillé 8h par jour puis 6h… Mais ce qui était très fort pour moi, c’est qu’elle subissait des gestes médicaux dans son corps. Elle était complètement habitée par ça et quand on hésitait, elle a insisté : il faut montrer. On a beau dire les choses, on ne sait pas ce qu’est vraiment un geste médical. Elle a vraiment appuyé sur l’importance de montrer et de ne pas simplement raconter.
D. : L’opération est ainsi issue d’une archive médicale qui a un tout autre discours sur ce geste. Le film arrive finalement à sortir toute la violence contenue dans l’image.
C. V. : Ah oui, tout à fait. J’espère qu’on associe bien la violence au parcours de ma grand-mère et pas sur le spectateur. On compatit avec elle et d’ailleurs c’est pour ça que je me mets en scène. C’est un hasard incroyable que je sois tombée malade pendant la fabrication du film. C’était aussi une question : Je me montre, je ne me montre pas ? J’incarnais ce corps et l’ai senti en me posant des questions qu’elle aurait elle-même pu se poser.
D. : Ce geste devient intéressant car on a l’impression que la lobotomie est effectuée sur vous ?
C. V. : C’était l’idée. Petit à petit, j’incarnais ma grand-mère. Comme je n’ai rien d’elle, à part cette photographie. J’espérais que le film constitue au fur à mesure une image d’elle à travers l’enquête et les témoignages. Je souhaitais incarner ma grand-mère. Je voulais passer par un vrai corps. Je me suis rendu compte que mon corps était utile pour devenir le sien.
D. : En effet, vous reconstruisez son histoire de vie. Est-ce que les trous et les absences, à l’intérieur du récit, ont encore plus de sens ?
C. V. : Pendant l’écriture du film, mon oncle Ernesto était encore vivant. Celui que je retrouve par hasard et qui était éloigné de ma famille. Son éloignement n’a jamais été complètement élucidé. En tout cas, il était central parce qu’évidemment, étant le seul qui était parti aux Etats-Unis avec sa mère, il aurait pu combler ces manques. Ce qu’on voit de lui dans le film, ce sont des repérages. Je voulais le filmer après mais il est décédé d’un infarctus pendant le confinement. Je me dis que pour le film ces zones d’ombre produisent un effet beaucoup plus fort. Vous m’aviez demandé si le film était un portrait et je pense que faire un portrait c’est toujours un leurre. On ne connaît rien des personnes ou on ne connaît que ce qu’on voit. Tout le reste nous échappe et moins on donne, plus les autres y mettent du leur. Ma grand-mère, c’est ma légende d’amour. Vous l’imaginez peut-être différemment que moi. Un portrait est rempli de trous et je trouve que les trous apportent quelque chose.