The Bed You Sleep In, 1993. Ouverture : une plantation régulière d’arbres. En guise de générique s’égrainent des plans type « carte-postale » d’une petite bourgade américaine, pendant visuel d’un morceau de clarinette mélancolique. Cheminée d’usine, parallèle d’une route et d’une voie ferrée, enfants dévalant en vélo la pente d’un quartier résidentiel, vue frontale d’une demeure modeste, plan paysager d’un relief forestier et agricole. L’Americana parfaite. Sur fond noir, le titre du film s’affiche alors, comme suit : THEBEDYOUSLEEPIN. Le dernier plan du film réinscrira ce titre, cette fois chaque lettre présente avec la même épaisseur, sur-impressionné à une vue de colline déboisée. La jonction de ces deux extrémités du film — que son réalisateur dit avoir pensé comme son chef-d’œuvre — expose une partie de son programme cinématographique. D’abord, l’attention à une zone localisée de la marge rurale des États-Unis, épicentre des problèmes nationaux qui n’a de réalité comme marge seulement parce qu’invisibilisée par le discours médiatique. La perspective socio-géographique se double aussi d’une métaphysique vécue comme vertige douloureux, saisissant les individus pour les plaquer à leur solitude : THE YOU IN ; les écarts témoignent ici d’une trouée de sens, d’un raccord irrésolu de l’individu (YOU) à l’étrange chose (THE – vie, monde, pour utiliser des gros mots) qui le contient (IN) – s’il peut y avoir de la joie dans les films de Jost elle est toujours évanescente, prestement dissoute dans une mélancolie de fond, insondable, sans centre. Surtout, d’un territoire reflet de la nation américaine à l’angoisse existentielle des protagonistes, il y a l’interrelation des personnages à leur environnement. De pair vont combustion des âmes et déliquescence des milieux, mort et colline ratiboisée : le rêve est rappelé au lit des tragédies ; THE BED YOU SLEEP IN.
Seize années plus tôt, des cartes postales bien concrètes se succèdent dans les mains du protagoniste principal de Last Chants for a Slow Dance (joué comme pour le film évoqué ci-dessus par Tom Blair). Désorienté, sans but, sa fuite en avant trouve sa voie de sortie avec la série d’images suivantes : d’abord montages surréalistes de cow-boy chevauchant lapins géants et méga-grillons embrochés par des chasseurs, puis point de repère possible suite à ces preuves d’une mythologie dépassée – les profils policiers de meurtriers accompagnés d’une liste de leurs méfaits respectifs, studieusement lue à voix haute. L’errance aboutit alors à l’acte criminel, lequel n’a pas besoin d’autre motivation que la promesse de rejoindre un panthéon, aussi morbide soit-il. Auparavant, dans ce film déjà, un travelling latéral en voiture a montré de larges amoncellements de troncs, rappel de l’exploitation humaine aux bornes de l’espace routier aseptisé.
Une part des films de Jost procède d’une reprise négative de la mythologie des États-Unis. Précisons : ce ne sont pas des mythes soumis à la plus-value d’un gain de noirceur qui apparaissent mais leur envers. Le road-trip laborieux d’un couple de marginaux rêvant sexe, violence, haine et amour, dont le dernier virage est négocié par la plage et la peine de mort (Frame-Up, 1993), le calvaire léthargique d’un chômeur, lâché par sa femme rendue stérile par les radiations d’agent orange produit dans leur localité, désormais no man’s land de perdition (Bell Diamond, 1988), les syncopes auto-destructrices d’un ancien mineur délaissant régulièrement sa famille (Last Chants for a Slow Dance, 1977), les affres de licenciements, ajoutés au dévoilement d’un inceste, auquel est confronté le propriétaire d’un scierie (The Bed You Sleep In) … Des récits à la ligne mince qui ne connaissent pour climax qu’une dévorante fatalité : la folie, le meurtre, le suicide. Une geste américaine dépressive, dans laquelle bourreaux comme victimes sont martyrs. Larvée par la schizophrénie, l’Amérique de Jost est apocalyptique et une guerre sourde se joue sur son territoire, au revers du champ de bataille internationalisé.
La rime visuelle premièrement relevée aux deux bords de The Bed You Sleep In, de la rangée d’arbres à la colline déboisée, ne fonctionne pas seulement comme le simple surlignage pathétique du drame qu’elle encadre, elle s’inscrit dans une éthique plus vaste. Pour qualifier cette éthique, on peut dire qu’elle résulte d’une pensée écologiste. Laquelle ne s’incarne pas dans l’adoption d’une posture idéologique qui viserait en définitive à livrer son message-antidote, pompon décroché par le spectateur bon-citoyen, mais dont la modalité d’apparition se trouve dans une stratégie soucieuse de représentation de l’espace. La pensée écologique naît alors d’une forme d’appréhension et de retranscription de l’espace. Pas de morale, rien de bienveillant, aucune perspective salvatrice rassérénant le spectateur, simplement une intense et intranquille sensation du monde. La série d’exposition de vignettes de la ruralité américaine qui fixe le lieu du drame en début de film en est une amorce trompeuse. Son effet de décorum est rapidement déjoué, puisqu’une fois le titre passé commence un pénible montage de plans d’une scierie possédée par le protagoniste — la première séquence ainsi comprise dans un réseau plus dense et opaque d’observation de l’espace. Description attentive de la technique qui opère sur les troncs d’arbres : leur transfert, leur déchiquetage, leur découpe. La sève rythmique de ce film alterne entre des séquences intimistes qui déchargent dans la torpeur l’intensité mélodramatique et des séquences étirées des activités et de l’espace environnant, dont la logique est tout autre que transitionnelle. Ces séquences n’ont pas tant l’intérêt de cadrer la scène pour l’histoire à venir que de relever que quelque chose arrive dans un espace, et à la gouverne du récit densément maintenu se substituent des questions inaugurales, impérieuses, auxquelles le film semble tout sacrifier (en premier lieu son attractivité et son corrélat : l’exploitation en salle), son grand souci : comment ça (s’)occupe ? Comment le monde se dynamise, dans les vastes espaces comme dans la sphère intime ? Quels régimes des corps et de la technique s’y déploient ?
De cette énergie qui semble alimenter également mais sous des formes diverses les films de Jost résulte un paradoxe apparent : celui d’un espace d’une grande consistance, dont la matérialité nous est toujours rappelée (par exemple, dans la scierie évoquée, par la façon de montrer que le travail engendre une occupation caractéristique de l’espace et une activité du corps singulière, ou par la déconstruction méthodique de l’espace d’un foyer souffrant du chômage, en ouverture de Bell Diamond), jamais abstrait dans l’utilitarisme de l’échafaudage scénaristique, mais qui pourtant semble délié, fragmentaire par rapport aux protagonistes, le repérage et l’identification en son sein ardus pour le spectateur. Par la constante juxtaposition de la narration avec des plans d’observation, le drame est décentré, ramené à la balance des mille équilibres qui structurent son entourage. Pour être exact, même dans les séquences narratives l’observation n’est jamais exclusive du drame, ce qui dans The Bed You Sleep In et All the Vermeers In New York (1991) engage une caméra en errance, qui prend à contre-pied ses personnages, joue sur d’autres tempos, des rythmes bruts et secrets. Le récit apparaît par intermittence dans la tectonique de ces films.
Pour éclairer cette réflexion, on peut prendre en exemple un long plan-séquence au milieu du film de 1993. La caméra y fait le tour d’une cantine-snack, en collant d’abord au plus près du plan de travail des serveurs, puis des clients derrière le bar avant de se retourner pour observer les tables poussées contre le mur opposé, sur l’une desquelles s’installe le personnage de Tom Blair. Elle fait ensuite le trajet dans le sens inverse et pour finir reprend en partie son premier mouvement. On associe souvent au plan-séquence couvrant l’entièreté du parcours et des péripéties d’une action l’idée du film virtuose et de la compréhension intime de la durée. Mais cette gloutonnerie de la caméra qui assimile tout dans une énergie unilatérale trahit aussi un désir d’assouplissement de l’espace, de sa virtualisation, un refus de le peser. Plus mineur, le plan de Jost se situe ailleurs, dans une constante actualisation de l’espace, par son obsession à prendre des nouvelles de la distance entre les êtres et les objets, de la lumière et du temps qui leur donnent formes changeantes. Un plan animé par une logique de Trop tôt, trop tard, où aucune action ne surnage, où les régimes divers sont recueillis sans hiérarchie univoque. Voilà le hiatus entre le démiurge vorace et aveugle d’un côté, de l’autre l’épieur idiot. L’idiot au sens défendu par Emmanuel Hocquard, de celui qui se désaccoutume, celui dont « [l]es actions et [l]es réactions sont imprévisibles parce qu’elles ne se réfèrent pas aux règles établies. [Qui] ne s’y opposent pas n’ont plus. [Qui] ne sème pas le désordre à la place de l’ordre. [Qui] fait simplement ses propres raccordements[11] [11] HOCQUARD Emmanuel, Le Cours de Pise, P.O.L., 2018, p. 64. ».
Que fait donc d’autre une caméra frappée d’idiotie ? Elle fixe obstinément l’asphalte défilant sous les roues d’un pick-up, puis la métamorphose de la vue défilant sur les fenêtres arrières et latérales du véhicule. Et seulement, après quatre minutes de ce traitement à la dure, elle s’autorise à regarder celui dont les paroles étaient captées depuis le début. Lors d’une scène nocturne de bar elle virevolte sur fond de musique country, s’enivrant de la solution des gestes et des vitesses en signaux lumineux intermittents sur une étendue d’aplat noir – c’est le propre d’un idiot que de prendre à la lettre les métaphores : ici la pièce de débauche est un vortex (Last Chants for a Slow Dance). Ce peut être aussi la manière de filmer les personnages « comme des arbres[22] [22] LAJARTE Tristan de, « L’Amérique en Paix », dans Cahiers du cinéma, n°166, avril 1993, p. 58. Dans ce qui semble être l’un des deux seuls courts articles critiques français mentionnant un film du cinéaste (on trouve aussi de brèves présentations festivalières). » — en scrutant leurs corps de haut en bas, ainsi que le relevait Tristan de Lajarte en 1993 à propos de Sure Fire — ces arbres que l’on abat. Ou encore cette façon de tirer profit d’une inscription forgée le long d’une rambarde, pour intégrer le scriptural à son métrage (All the Vermeers In New York, 1991). Dans Angel City (1977), version la plus radicale des polars filmiques inspirés de Raymond Chandler, la méthode d’appréhension de l’immensité de Los Angeles se développe en deux longs plans : le premier de cinq minutes survolant la ville depuis un hélicoptère pendant qu’une voix-off énonce un texte poétique sur la monstruosité de cet étalement urbain et débite des statistiques démographiques, le second de six minutes depuis l’avant d’une voiture lancée sur le périphérique tentaculaire alors que se succèdent par intermittence, au grè des interférences de l’auto-radio, des statistiques sur le gigantisme du trafic routier et de la consommation alimentaire de l’agglomération, un morceau de folk et, à nouveau, le bavardage poétique : « Los Angeles… exploding… imploding… dangerous ». Par l’épuisement du regard dans la durée tout un monde de la technique, bruyant, proliférant, occupé jusqu’à la lie dans les trafics sans fin, se fait sentir.
L’idiotie invente donc en permanence des dispositifs pour s’exprimer, faire des tentatives, aussi bancales soient-elles (jamais bankable). Ainsi ce « raccordement » insensé et par la même stupéfiant dans Bell Diamond : lors d’une discussion d’atelier entre deux amies dont l’une d’elles est peintre, séquence distribuée en dézoom ahurissant de paresse (du pied de la table représentée dans une toile jusqu’à l’ouverture en perspective d’une fenêtre illuminée, écho d’intérieur hollandais), travelling incongru, et plans de biais, d’à-coté, une toile blanche apparaît au fond d’un plan. Aimantée par la surface vierge, la caméra entreprend un autre zoom interminable, jusqu’à ce que le cadre soit totalement immaculé. Alors est jouée une vieille pellicule documentaire montrant des hommes et des femmes qui découvrent vraisemblablement pour la première fois une caméra, filmés de face, trépignant d’excitation et le sourire aux lèvres. Nous ne se savons pas qui sont ces personnes (d’anciens habitants ou travailleurs de la ville où se déroule le film ?) ni d’où viennent ces images, mais une apparition à ce point brutale et irrécupérable (par la suite le film n’en fait rien) ouvre des champs inespérés d’expressivité. La pauvreté des moyens avec lesquels Jost réalise ses films amorce cette détermination à faire feu de tout bois, plus encore elle semble être la source vive de son inventivité, une précarité qui l’amène à rechercher dans l’improvisation et au plus proche des moyens techniques et des lieux de tournage les possibilités de sa pleine expression.
Le bricolage esthétique donne parfois à ces films l’apparence d’assemblages obscurs et foutraques, d’ingrates agglomérations mal serrées, mais il témoigne aussi d’une générosité toujours reconduite dans l’expérimentation. Une méthode de l’impur qui fait protection infaillible contre le maniérisme. En réalité, plus que la rugosité superficielle de la matière, l’inconfort dégagé par les films de Jost, avant et après leur visionnage, est essentiellement insufflé par l’âpreté violente de leur discours. Au diapason de formes extrêmes se développent des idées intransigeantes de radicalité. Et avec un goût pour la souffrance, une lucidité mêlée à la morbidité, une tombe déjà creusée. En effet, sur son blog comme sur son profil Facebook, Jost se fait presque quotidiennement l’annonciateur de l’effondrement de notre civilisation, du devenir fasciste de nos sociétés et des malheurs sans commune mesure auxquels nous conduisent les bouleversement climatiques enclenchés depuis longtemps et les verrouillages multiples qui nous empêchent d’y faire face. Si le sujet n’est jamais abordé de front, il semble inscrit en creux et palpable dans les sombres atmosphères de désastre qui couvent ses films depuis les années soixante-dix, ce qui fait l’importante actualité de ce cinéma comme sa rudesse. Même lorsque son œuvre atteint au sublime (particulièrement et constamment dans All the Vermeers In New York, film dont les effets hantent à long terme) la puissance esthétique ménage moins un espace de confort qu’elle n’est source de trouble. Pour le reste les films injectent par leur laconisme un venin coriace et lancinant, marque chez les personnages d’une sensibilité qui à force d’attaques corrosives et souterraines fait retour en violence.
Malgré cette pesante trame de pessimisme, la particularité et la valeur du cinéma de Jon Jost réside aussi dans une distance posée vis-à-vis des personnages qui est moins la conséquence d’un cynisme ou d’un dédain de principe que le refus de dégager une unité psychologique englobante et déterminante, fruit du constat que les choses ne sont pas toujours identiques à elles-mêmes. Il y a une psychologie mais elle est mystérieuse et active, prête à surprendre à chaque instant, signe d’une existence donnée entière et sans mesquinerie. Si bien qu’avec le point de rupture vers lequel filent un certain nombre des films de Jost, le personnage est moins l’outil d’un choc perversement distillé qu’une psyché vaste et floue ployant face à des contingences défavorables. Une plénitude crue des sentiments et de la rêverie particulièrement sensible dans le road-movie Frame-Up. Un couple formé au hasard d’un diner, elle monocorde, hallucinée et nymphomane, promet de le suivre n’importe où ; lui, démoniaque, nihiliste et pur, propose l’enfer (« it would be hot ! »). De l’un à l’autre peu de mots circulent, surtout du sexe le long d’un trajet langoureux et sûr de sa vacuité, mais aussi une étrange mécanique de monologues intérieurs, épanchements imprudents qui peuplent des plans-vignettes dont l’espace paraît aplati et donne aux personnages des allures d’icônes. Le couple se retrouve rapidement sans moyens, ce qui déclenche une diatribe d’une rare violence contre l’argent : « Je vais te dire ce qu’est l’argent : le premier et le dernier des tours, un vaste bordel » ; « Le moyen de dissimuler une vérité et de faire croire à un mensonge, un pacte avec le diable » ; « La première étape d’une longue route vers le néant »[33] [33] En VO : « I tell you what money is : first trick and last trick, a big mindfuck » ; « Way to hide a truth and make you believe a lie, a pact with devil » ; « First step to a long road to nothing ». . Et Beth-Ann dans une de ses divagations de pensées compare l’océan à une âme, elle trouve un référent à ses propres variations d’humeurs avec l’étendue d’eau sur laquelle son visage s’inscrit en surimpression.
Ce que nous avons décrit — l’idiotie de la caméra, la logique de débord, le calage sur des rythmes non accordés, l’appétence pour les variétés de la lumière et de l’espace — converge en ce qu’il faut bien appeler une dynamique de dés-anthropocentrisme. La grande douleur qui souffle sur ce cinéma, c’est en effet moins l’hyper-conscience de la mort que l’absence de toute mesure pour l’homme, l’angoisse d’une mise à l’échelle qui ne rime à rien : une Amérique sans boussole ni règle efficiente. Jost filme parfois ses personnages « comme des arbres », tels des géants ils se comparent péniblement à des océans, mais ils connaissent également leur condition de fourmis. Au moins deux fois dans son cinéma revient une scène de belvédère, prise de hauteur, vécue avec le même dégoût, un même complexe devant la relativité des dimensions. D’abord dans Bell Diamond, en haut d’une plateforme abandonnée atteinte par le protagoniste principal et deux amis, l’un d’eux déclare : « Je n’aime pas ça, cette sensation si haut. Ça n’est pas normal. J’ai l’impression d’être assis dans un hélicoptère et d’attendre qu’il s’ouvre sous moi. Exactement comme une descente, quand tu sens que tu vas très lentement. Tu sais que tu es une cible assise[44] [44] « I don’t like this, don’t like this feeling up here. Doesn’t feel right. Make me feel I’m seat on some helicopter waiting for it fucking open up on me. Just like when you commited a come down and you’re going pretty slow…you know you are a sitting target» ».
Une scène reprise au sommet de l’Empire State Building dans All The Vermeers In New York avec les paroles plus explicites et cyniques lâchées par Mark (courtier à Wall Street, joué par Stephen Lack, tombé amoureux d’Anna, une étudiante française incarnée par Emmanuelle Cholet, amie de l’ami d’une amie chez Rohmer ) : « Je déteste cet endroit, c’est comme si j’étais mort. J’étais déjà assez petit et maintenant en venant ici je vois tout si lointain et si minuscule. C’est comme si on était lâché sur notre chemin pour l’enfer. Comme si je devais dire au revoir. Je ne peux pas supporter de regarder tout ces gens à la fois. Ah ces pleurs ! Même d’ici on entend cette ignoble ambulance comme une fourmi blessée. En route vers une petite ruche où une bande de petites fourmis travailleuses vont entourer la fourmi blessée, jusqu’à ce que la fourmi blessée puisse à nouveau marcher sur la M Street[55] [55] « I hate it here, it’s like being dead. I was small enough and now you come up here and see everybody small and fare away. This is like being dropped of on your way to hell. It’s like I should be waving goodbye. I can’t stand looking at all this people all at once. Whoo the cries ! Even up here you can hear this stinking ambulance as one wounded ant. That carry to one little wounded little hive, where a bunch of worker ants are gonna hill wounded ant, until wounded ant is ready to walk on M Street again » ».
Puisque le ciel refuse de leur tomber sur la tête, pas plus que la terre ne s’ouvre sous leurs pieds, les personnages de cette œuvre sont fréquemment ramenés au niveau du sol en rejoignant prématurément l’inerte. Ainsi, s’ils fuient les effusions lyriques, ces films sont faits d’une pâte métaphysique dense, parfois poussée à saturation, mais qui sait heureusement éviter la tonalité sentencieuse, et réussit avec ses formes brinquebalantes à se frayer un chemin vers une fantaisie et une vivacité irrévérencieuses. Une citation de Proust conclut All the Vermeers In New York. L’écrivain y note que dans la vie rien n’oblige à adopter tel comportement plutôt qu’un autre et, concernant le peintre hollandais plus précisément, il se demande ce qui peut pousser un artiste à poursuivre et recommencer une œuvre avec acharnement. Que peut-on dire de Jon Jost, qui depuis la fin des années soixante a constitué une œuvre fauchée et en expérimentation permanente sans avoir connu les ors des festivals, ni de reconnaissance notable de la critique à long comme à court terme, encore moins du public ? On soupçonne, à force, le goût pris à montrer le désastre, à le mettre en branle pour mieux l’apercevoir. On se souvient aussi du privé d’Angel City, Franck Goya (« comme le peintre », contraint de s’occuper d’affaires d’adultère, de disparition, ou d’espionnage industriel parce que son premier sujet, les couleurs, était trop pures et surtout infructueux pour le porte-monnaie) pérorant face caméra une fois son affaire résolue : le grand problème est celui des histoires, mot qui dans sa racine grecque signifie étudier, nous disait-il. Alors, dans cette activité renouvelée de la réalisation, dans la façon de remettre perpétuellement au travail un même sujet, celui de la précarité de l’homme, il y a certainement un plaisir des histoires – aussi fragmentaires, en puzzles, et lâches soient-elles – qui est un plaisir de l’étude libre.