C’est entre le 19 et le 20 avril 2025, à l’heure d’entrer dans mon trentième dimanche pascal, que m’est venue l’idée de cette chronique : la présentation d’une paire de films courts, sans autre actualité que la mienne. Je l’ai pensée comme une publicité en la faveur du court-métrage, format négligé de la cinéphilie, victime de sa petite taille dans un monde colonisé par les majeurs aux dépens des mineurs. Le film bref est pourtant bien pratique en ces temps où nous n’avons pas le temps ; 10 minutes par-ci, 20 minutes par-là, c’est la durée d’un trajet en transports en commun, d’une mi-temps de match de foot ou d’une récréation.
S’il fallait établir un top 10 des cinéastes en activité, je placerais Radu Jude entre la 6e et la 8e position. C’est un drôle de zig âgé de 48 ans, bucarestois pur jus, amateur de Bashō, Warhol et de vidéos tik-tok. Il fait partie de celles et ceux qui ne s’imposent jamais une durée par avance (comme Moullet, Nestler ou Akerman), pouvant passer du court au long voire au très long sans hiérarchie en fonction des nécessités imposées par le sujet choisi. En l’occurrence, La Lampe au chapeau est au croisement entre l’épopée (qui pourrait donc s’étendre sur plusieurs heures, voire plusieurs films) et le conte (qui s’accommode mieux des durées réduites) ; on peut penser que Jude (prononcez Joudé) a tranché en se fiant à l’intrigue, s’écoulant sur à peine une journée – ce qui, au cinéma, peut facilement être condensé en une vingtaine de minutes sans donner l’impression qu’on distord excessivement la vraisemblance temporelle (notons d’ailleurs que c’est un registre d’invraisemblance dont même les détecteurs de faux-raccords les plus farouches se fichent éperdument ; on admet une ellipse de trente ans plus facilement qu’un décalage d’une seconde).
Si on me demande comment est la mise-en-scène, comment sont agencés les plans, je répondrais, c’est bien simple, comme si de rien n’était. Mais attention, qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une caméra trimballée à la va-comme-j’te-pousse. Jude (n’oubliez pas de prononcer Joudé) sait y faire, il n’y a qu’à voir pour se le prouver Trece și prin perete (2014), un autre de ses films tourné en un seul plan de 17 minutes, durant lequel la caméra commence par entrer dans un appartement, se pose dans la cuisine, panote à gauche pour se fixer dans l’encablure de la porte séparant la cuisine de la chambre lorsque la petite héroïne va se coucher, revient dans la cuisine quand elle n’arrive pas à dormir, pour finir par se tourner plus encore vers la droite où se découvre un canapé dans le salon, sur lequel la fillette parviendra enfin à trouver le sommeil. La virtuosité de ce plan unique s’avère si discrète qu’il est possible de ne pas remarquer l’absence de coupe.
Dans La Lampe au chapeau les plans sont beaucoup plus nombreux mais obéissent à la même logique du comme si de rien n’était, qui se caractérise aussi par une netteté égale de la plupart des éléments du cadre et un cadrage à dominante large dans lequel on peut voir les personnages en entier, ce qui contribue à prêter attention aux dégaines et postures corporelles plutôt qu’aux seuls visages (comme chez Ozu, Hawks ou Rivette). Notons aussi qu’on est aux antipodes d’une mise-en-scène visant à stupéfier ou à saisir le spectateur par l’apparition soudaine d’un plan en rupture franche avec les précédents. Ici tout semble régi par un principe d’équivalence, y compris les couleurs à la palette variée mais sans contraste fort ; le ciré jaune de l’enfant, par exemple, ne dénote pas particulièrement au milieu des verts et des gris de son environnement. Nombre de cinéastes se seraient empressés d’en faire un motif ; Jude au contraire cherche à le démotiver. Ce travail de neutralisation par la mise-en-scène contribue à faire entendre mieux la drôlerie, le caractère absurde ou aberrant, de ce qui semble paradoxalement le plus réaliste dans les situations : la violence trivialisée des rapports entre le père et le fils, par exemple, truffés d’insultes gratuites et de menaces sans effets, est colorée d’une étrangeté plus saillante que leur expédition, dont on oublie très vite l’incongruité.
Il s’agit de l’aventure sur une journée, donc, d’un père et de son fils âgé de six ou sept ans pour réparer leur vieille télé en noir et blanc afin de ne pas rater le film de Bruce Lee qui passe à 18h le soir même. Ils n’ont pas de voiture, à peu près pas un sou, et habitent dans un coin reculé de la Moldavie roumaine, au sein d’une maison qui continue à prendre l’eau alors que le père croyait lui avoir bouché tous les trous. Partis de bon matin, ils traversent les champs boueux sous un ciel menaçant, portant chacun d’un bras le gros poste de télé enveloppé dans une couverture pour l’apporter à M. Bichescu, un bricoleur dans sa cabane bétonnée au village voisin, apparemment très réputé (plusieurs clients attendent devant chez lui avec leurs appareils défaillants pour solliciter ses miracles), qui ausculte la télé d’un geste médical avant de la réparer. Comme dans toute aventure, le chemin est semé d’embûches : une tranchée à traverser, une pièce manquante (la fameuse lampe au chapeau), la voiture d’un chauffeur qui cale, la pluie qui se met à tomber en trombes… pour parvenir à l’accalmie finale sous forme de récompense bien méritée.
Du film de Bruce Lee, pourtant, on ne verra rien : quand la télé s’allume enfin après une dernière frayeur (« le temps qu’elle chauffe »), c’est un reportage sur les marmottes en haute-montagne qui apparaît, et dont la voix off accompagne le générique de clôture. On ne sait pas si le film est déjà passé ou si l’heure n’est pas encore venue. Deux indices nous font pencher pour la première option : 1. il semble faire nuit dehors, 2. la mère, qui n’est pas sortie de la maison, signale que le repas est prêt. On peut contrecarrer le premier facilement : c’est peut-être la grisaille d’une fin d’après-midi pluvieuse, et en hiver il fait déjà nuit à 18h. Le second, en revanche, pourrait avoir valeur de preuve quand on sait qu’on dîne entre 19 et 20h en Roumanie. À moins qu’il s’agisse du goûter (mais, dans ce cas, pourquoi employer le terme de « repas » ?) ou que cette famille dîne exceptionnellement plus tôt que la moyenne du pays (mais alors pourquoi ne pas le spécifier dans le film ?), on peut donc en déduire qu’ils sont arrivés trop tard pour Bruce Lee, malgré les mises en garde répétées de l’enfant qui n’a cessé de presser son père, dès le réveil et tout au long de la journée. Pourtant, quand le poste s’allume, son regard est immédiatement captivé, et au moment de quitter la pièce à l’appel de sa mère, pour clore le film, il ne semble ni triste ni en colère – tout au plus on peut interpréter son attitude physique comme un mélange de fatigue et de résignation.
Mon hypothèse, c’est que Jude ne cherche pas à cultiver l’ambivalence (Bruce Lee ou pas Bruce Lee) mais à neutraliser le sentimentalisme d’une fin déceptive. C’est l’heure de manger, donc, Bruce Lee raté, mais ce n’est pas ça le plus important. Ce qui compte c’est le voyage, pas la destination, comme dit l’adage aujourd’hui bien connu. En l’occurrence l’expédition pour sauver non pas tant la télé que le rituel qui y est associé – et, à la rigueur, peu importe même le rituel en question, que d’aucuns s’empresseraient de juger pathétique : « Un vieux film de baston usiné, privé de ses couleurs et probablement en version doublée, pas de quoi en faire un plat ». Eh bien si, justement, le plat est fait ; une énergie de dingue est déployée pour sauver cette chose-là, ce petit culte enfantin qui a tous les atours d’un reliquat de cinéphilie populaire. C’est ce qui s’avère, pour moi, le plus émouvant dans le film, cette aventure au nom d’un rite en voie de désuétude. Sans doute Jude n’a-t-il pas choisi au hasard de situer son film dans une campagne miséreuse ; il était déjà trop tard pour le faire à Bucarest, car même en 2006 rares étaient les enfants qui attendaient impatiemment Bruce Lee à la télé, presque inexistants ceux dont le poste ne rendait pas les couleurs, et strictement aucun ne serait passé par tant d’épreuves au risque de finalement rater son but. Celui du film (dont on ne connaît pas le nom, je crois) a quelque chose d’archaïque ; c’est un enfant du XXe siècle, abandonné au quai par le train du progrès et qui s’accroche coûte que coûte aux seuls vieux rites qu’il a les moyens de se payer. Et quoi qu’on dise ou pense du pathétique, il faut s’avouer, au moins pour soi, que lorsqu’après moult péripéties le poste s’éclaire enfin de ses nuances de gris et qu’apparaissent les premières formes indistinctes dans un petit coin du cadre, à cet instant quelque chose se produit, une intensité, une émotion fait événement, qui d’ailleurs ne trompe pas le regard captivé de l’enfant – ça vaut bien du Bruce Lee.
Je me suis décidé à voir ce film après être tombé par hasard sur une publication Facebook de James Benning. Il était écrit « my preferences », si je me souviens bien, et il y avait divers photogrammes, issus de films non nommés, parmi lesquels un citron attrapait mon regard. Du haut de ma petite culture, je savais sans l’avoir vu qu’il s’agissait du personnage principal de Lemon, réalisé par Hollis Frampton, grande figure du cinéma dit « expérimental » – catégorie fourre-tout destinée à celles et ceux dont le plaisir est de ranger et classifier les films dans leur bibliothèque mentale. Si l’on se réfère à la définition donnée par l’éminent Alain Rey dans son dictionnaire historique de la langue française, le terme expérimental, relevé pour la première fois en 1503, est emprunté au dérivé médiéval experimentalis (1267) du latin experimentum, et a commencé à s’employer régulièrement au XIXe siècle pour désigner ce qui repose sur l’expérience ou emploie l’expérience, avant de se transformer peu à peu en « ce qui constitue une expérience ». Nous sommes bien avancés. Et si l’on jette un œil du côté des sciences expérimentales, qui s’appuient sur la méthode expérimentale, visant à tester la validité d’une hypothèse par la reproduction d’un phénomène dont on modifie un paramètre, on saisit un peu mieux la dénomination « cinéma expérimental » tout en se disant que la plupart des films habituellement classés ainsi n’ont rien à voir avec ces affaires-là. Prenons Jonas Mekas, l’un des plus illustres des « expérimentaux » : je ne vois pas bien quelle hypothèse il teste en filmant l’anniversaire de sa fille ou son pique-nique entre amis à Central Park, et pas davantage quand il les assemble en fragments de souvenirs évanescents. Hollis Frampton, quant à lui, pourrait à la rigueur être rapproché de l’empirisme, qui se distingue de l’expérimental en ce qu’il observe et analyse des données sans hypothèse au préalable et sans en passer par la manipulation de variables. Encore que le citron de Lemon est soumis à une expérience spécifique qui s’apparente à l’ajustement d’une variable. Ma très maigre formation en sciences dures ne me permet pas de m’aventurer plus loin sur ce chemin, mais peut-être qu’on tient là un cinéaste authentiquement expérimental, tout compte fait. J’aurais donc chipoté pour des prunes ?
Il s’agit d’un citron, donc, en gros plan, en plan fixe, sans son, pendant 7 minutes. Lui demeure immobile, mais il doit y avoir une lampe quelque part, derrière ou à côté de la caméra, qui, elle, circule de telle façon que l’éclairage du citron varie en continu. Si bien que, même si le citron ne bouge pas, il est bougé, si l’on peut dire, au même titre que l’unique plan du film, agi du dehors par une force qui lui est extérieure. De quoi se demander si le titre ne nous induit pas en erreur : le héros de ce film serait donc moins le citron que la lumière ? D’autant qu’on généralise à outrance un phénomène particulier : lemon, ça pourrait être n’importe quel citron, le pauvre se trouve dépossédé de toute singularité, condamné à représenter le citron universel comme si l’ensemble de ses congénères partageait exactement le même vécu et les mêmes attributs (tous n’ont pas le privilège d’être en tête d’affiche d’un film aussi célèbre, pour commencer). Si on avait intitulé le film Light, cela-dit, ça n’aurait pas été tellement mieux. Lemon a le mérite d’être plus vendeur, un·e spectateur·ice curieux·se peut se demander dans quelle aventure va être embarqué ce citron, tandis que Light, bon, ça pourrait être tout et n’importe quoi, et pour ma part je me méfierais a priori de la poésie à deux francs qui pourrait se cacher derrière un tel titre.
Le problème qui persiste, en fait, c’est que le film est moins une affaire de citron ou de lumière que de la rencontre entre les deux. On aurait pu l’appeler Lemon and Light (ou Freddy and Light si on est attentif à singulariser l’expérience du citron en lui attribuant un prénom), en tenant bien compte de l’importance du and – le liant, la relation. On se retrouve au contact d’une vieille idée qui a de la résonance depuis un petit moment (largement au-delà du cinéma), mais dont on peine toujours à bien sentir la force d’incarnation au quotidien, à savoir que le rapport entre une chose et une autre n’est pas la somme de ces deux choses prises séparément ; qu’il y a une existence propre du and. D’où la célèbre formule de Godard : 1+1 = 3, où le + en tant que représentant de l’abstraction de la somme est remplacé par une figure matérialisant le rapport. Du contact entre le premier et le second 1 émerge une troisième force, le 3, dont la condition d’existence est qu’il y ait eu rapport – rencontre, frottement ou autre, c’est comme vous l’entendez, mais quelque chose a dû se passer, et même se passe toujours à différents niveaux, puisque la vie n’est qu’un maillage de relations ; ce qu’on appelle autonomie, indépendance, ne sont que des vues de l’esprit. Et ça, Lemon le montre bien puisqu’à chaque seconde, et même à chaque 24e de seconde, le citron apparaît comme différent du 24e de seconde précédent ; on pourrait dire que ce n’est jamais le même citron, il se trouve constamment modifié ne serait-ce qu’à un degré infinitésimal (ou, pour être exact, Yottatésimal ; à la puissance 24). Il est rare, au cinéma, de voir cette modification de la vie à l’œuvre à cette échelle. On a plutôt tendance à privilégier l’évolution macro ; la rédemption d’un grand méchant, par exemple, où le parcours du sentiment amoureux de sa naissance jusqu’à son évanouissement condensé en 1h30 (encore que c’est souvent soit l’un soit l’autre, le début ou la fin d’un amour, mais plus rarement les deux ensemble). C’est donc tout à l’honneur de Lemon que de nous montrer ça.
Une question demeure cependant : que se passe-t-il vraiment, dans Lemon, entre Freddy et la lumière ? Je propose cette réponse : c’est la conquête progressive de la lumière sur l’ombre, du jaune et du blanc du citron qui font reculer peu à peu les ténèbres, puis le mouvement inverse, le retour des forces de l’ombre qui grappillent à nouveau du terrain pour plonger le citron dans le noir – la lutte est palpitante – jusqu’à une espèce d’éclipse finale, où le pauvre Freddy, entièrement noirci, laisse apparaître derrière lui, subitement, un fond de blanc éclatant. Car il y a ça aussi : cette éclipse finale, qui m’a instantanément élevé à des hauteurs métaphysiques, où le citron devenait la lune et la lampe le soleil. Ça peut sembler délirant à qui lit cet article sans avoir vu le film, mais quand le phénomène nous apparaît devant les yeux on y pense instantanément, nous qui avons appris à l’école ce que c’était que l’éclipse solaire. Peut-être même l’a-t-on appris à l’aide d’un citron éclairé par l’arrière ; peut-être le film a-t-il été pensé pour un cours d’astronomie (je découvre à l’instant, d’ailleurs, que lorsqu’on tape « éclipse solaire » sur Google, une animation se lance et une éclipse miniaturisée a lieu sur notre écran – mais ça semble ridicule à côté du film de Frampton ; il écrase toute concurrence). Je reconnais le caractère plus débridé de mon délire, en revanche, quand mon esprit s’est mis à rapprocher ce que je venais de voir d’une dialectique marxiste : capitalisme triomphant puis dictature du prolétariat pour enfin atteindre au communisme, selon les mouvements tectoniques de l’histoire revus en accéléré, avec le citron dans le rôle de la bourgeoisie opulente. Si c’est de ça qu’il s’agit je comprends mieux le titre, mais j’aurais préféré que le film s’appelle Apple.