Chasse aux courts (2)

Saintonge Giratoire / Veduta

par ,
le 12 novembre 2025

C’est entre le 19 et le 20 avril 2025, à l’heure d’entrer dans mon trentième dimanche pascal, que m’est venue l’idée de cette chronique : la présentation d’une paire de films courts, sans autre actualité que la mienne. Je l’ai pensée comme une publicité en la faveur du court-métrage, format négligé de la cinéphilie, victime de sa petite taille dans un monde colonisé par les majeurs aux dépens des mineurs. Le film bref est pourtant bien pratique en ces temps où nous n’avons pas le temps ; 10 minutes par-ci, 20 minutes par-là, c’est la durée d’un trajet en transports en commun, d’une mi-temps de match de foot ou d’une récréation. Au menu de ce deuxième épisode : un œil sur un rond-point, l’autre vers le divin. 

Saintonge Giratoire, Quentin Papapietro (14 minutes, France, 2023)

Les ronds-points ne suscitent pas chez moi un intérêt particulier. Je leur concède une certaine ingéniosité : s’ils n’existaient pas, l’idée qu’on puisse ainsi fluidifier la circulation ne me serait jamais venue à l’esprit. On apprend d’ailleurs, dans le film dont il est question ici, que le rond-point, issu du génie français au même titre que les droits de l’homme, le vaccin contre la rage ou le minitel, est largement antérieur à l’invention de l’automobile, puisque les premiers aménagements recensés remontent à l’âge baroque. De mon côté, j’ai découvert qu’il existait une différence entre le rond-point, qui donne la priorité (à droite) aux véhicules arrivant dans l’anneau, et le carrefour giratoire, où la priorité revient aux véhicules déjà en train de tourner. Les carrefours giratoires sont largement majoritaires en France, bien qu’on les nomme aussi ronds-points par abus de langage. Avec plus de 60 000 édifices aux quatre coins du pays, nous sommes les champions du monde du giratoire. Ils sont désormais plus nombreux que les églises (42 000, en comptant les chapelles) et largement devant les gymnases (17 000). Le rond-point est le pôle symbolique de la France moderne. 

En dépit de ma négligence personnelle, il est donc tout à fait légitime qu’un film leur soit consacré. C’est Quentin Papapietro qui s’y est collé, jeune cinéaste prolifique, spécialiste du format court (sur 24 films réalisés en solo, on ne compte qu’un long-métrage, En fumée, de 76 minutes), qui cultive un goût de la petite économie et des équipes réduites. Saintonge Giratoire (2023) est son blockbuster : sélectionné aux Césars (catégorie meilleur court-métrage documentaire), il fait appel à deux grands noms du cinéma français, Eugène Green et Luc Moullet, afin de se hisser à la hauteur du grand sujet qu’il s’est choisi. Le premier, l’un des rares rescapés vivants de l’époque baroque, semblait tout indiqué pour remonter aux origines d’une invention dont il est le contemporain ; il assure la narration de sa voix ondoyante, accompagnée par la musique cyclique et bariolée de Pierre Bastien. Quant à Moullet, son influence sur le film est si manifeste qu’il apparaît inopinément pour la signaler de lui-même, superposant sa voix à celle de Green avant que celui-ci ne se fâche d’être gêné dans son travail. 

« À défaut de pouvoir faire tout le tour de la question », Papapietro se focalise sur une province française de l’actuelle Charente-Maritime, autrefois nommée Saintonge, particulièrement pourvue en ronds-points remarquables (notamment grâce aux édicules conçus par l’artiste régional Jean-Luc Plé[11][11] Ici, son site personnel., qui dédie sa vie et son art aux carrefours giratoires ; huîtres, escargots ou artefacts de l’artisanat populaire sont ses thèmes de prédilection). Couvrir des siècles de l’histoire régionale, tout en tenant compte des dimensions cosmiques (un tour est fait par Stonehenge), politiques (on y salue les gilets jaunes) et ésotériques (je ne dévoilerai pas le dernier plan troublant) du rond-point, voilà les ambitions de Papapietro, qui s’est donné 14 minutes et 20 secondes. 

Ce qui m’a étonné en premier lieu, une fois passée la prononciation buttée du titre à cause du double [ʒ] (« onge gi »), c’est que la majorité des plans sont enregistrés depuis une voiture en marche. Peut-être attendais-je d’un documentaire patrimonial qu’il fixe sa caméra en un point précis afin de me laisser contempler le mystère de l’existence du rond-point par-delà son usage courant. Ici, au contraire, Papapietro fait le choix de la vraisemblance, en se plaçant du point de vue de l’automobiliste, public majoritaire, bien qu’éphémère, du carrefour giratoire. Il positionne sa caméra dans son véhicule – au point où l’on se demande s’il ne s’agit pas d’une seule et même machine –, l’oriente vers le centre du rond-point, et tourne tout en tournant. Le film méthodise ainsi une figure plutôt rare : le travelling giratoire. Soit l’inverse du célèbre plan d’ouverture de Trop tôt, trop tard (Huillet-Straub), où la deux chevaux de Caroline Champetier tournoyait sur la place de la Bastille d’un mouvement centrifuge qui balayait les bâtiments environnants. Saintonge Giratoire, lui, est centripète : on tourne, certes, mais autour d’un point fixe. Le rond, le point – c’est littéral. 

Cette figure du travelling giratoire, portée à un degré de récurrence probablement inédit, semble répondre à un simple souci de réalisme : dans la vie quotidienne, on regarde un rond-point en lui tournant autour. L’original dans le trivial. Là où le film se montre plus expressément fantaisiste, c’est moins au tournage qu’au montage, en orchestrant une répétition de la figure. Les édicules s’enchaînent, et la route à faire entre chaque rond-point est gommée dans l’ellipse. Pourtant, tous ces trajets ont dû consommer beaucoup d’essence, donc d’argent. C’est aussi en cela que Papapietro a fait son blockbuster, suivant cette loi qui compte peu d’exceptions : plus le budget d’un film est élevé, plus il tend à faire oublier son coût véritable au spectateur (de même que, tandis qu’un pauvre est pauvre, un riche prétendra toujours être plus pauvre qu’il ne l’est – on aimerait concilier la vertu de pauvreté avec le luxe d’un confort excessif). 

Ici, tout est fait pour nous donner le tourni du rond-point – mais pas jusqu’à en vomir : chaque carrefour giratoire est l’occasion d’une fable brève, de l’anecdote historique à la récitation d’un poème de Ronsard. Tout en tournant, le film digresse incessamment. Son mouvement de circularité perpétuel est comme haché par de petites lignes dérisoires, qu’on peut considérer avec plus ou moins d’attention selon nos affinités du moment ; pour ma part, je me suis passionné pour l’histoire du groupe de gilets jaunes pétrifiés par un miroir magique, dont la municipalité aurait choisi de maintenir les corps figés sur le rond-point afin d’honorer leur mémoire. 

La structure de Saintonge Giratoire est un savant mélange entre le défilé et la visite guidée ; disciple de Moullet, Papapietro cultive un goût pour l’anecdotique érigé en fétiche, qu’il colore d’une rythmique baroque héritée d’Eugène Green. Ce qui joint l’un et l’autre, et que l’on retrouve dans notre film, c’est une forme de frontalité maniaque confinant au comique. D’où l’appétence de Papapietro pour le format court : contrairement à l’effet boule de neige, qui gagne à s’étendre dans la durée (les meilleurs exemples se trouvent chez Blake Edwards : The Party, 1h39, Micki + Maud, 1h58…), ou au second degré qui, en disposant un circuit de références, s’accommode bien du développement sériel (36 saisons pour Les Simpson à ce jour), le comique de front se caractérise par une coïncidence entre l’échafaudage du gag et son effet ; il fonctionne par condensation instantanée. Débarrassé de tout élément superflu, on rit sur pièces, sans arrière-pensée, et trois secondes plus tard le rire est déjà révolu. Multiplier de tels gags demande donc d’en ajuster habilement la fréquence, et puisqu’ils n’entretiennent que peu de rapports les uns avec les autres, mieux vaut éviter de les accumuler, afin de prévenir l’indigestion. Le rire de type frontal, de par l’attention que requiert sa promptitude, accuse, à force d’être sollicité, une fatigue qui peut virer à l’agacement. Le court-métrage est donc naturellement le lieu de ses plus grandes réussites, de Easy street (Chaplin, 26 min) à l’Île aux fleurs (Furtado, 13 min). 

Comme ces deux films, Saint-Gi circonscrit dès son titre un territoire. La Saintonge rurale ayant très peu été filmée (sinon par lui-même) Papapietro atténue le risque de reconduire des clichés éculés : il est plus simple de susciter la curiosité du spectateur avec un rond-point charentais qu’en lui montrant une énième photographie de la Tour Eiffel. Du reste, suivant l’une des lois d’airain du Grand Art, notre cinéaste s’en tient au local pour mieux atteindre au général ; un tour de carrefour vaut bien le tour du monde – « Tous les sujets naissent libres et égaux en droit » disait Rivette. Et dans le mouvement de l’univers il y a une part de giratoire.

Veduta, Jean-Claude Rousseau (2 minutes, France, 2010)

Bosquets en fleurs, chants d’oiseaux en pagaille, humains assis paisiblement sur l’herbe fraîche… Le printemps resplendit de son calme sur un parc florentin. Au loin, le ciel transpire d’un air bleu déjà chaud, et à ses pieds les innombrables toits de la ville marquent une ligne d’horizon légèrement inclinée. Le paradis sur Terre. Un homme débarque, casquette sur le front, lunettes noires, t-shirt blanc, sac bleu porté haut sur le dos. Il se gratte le nombril, jette un œil à droite, à gauche, regarde sa montre, se gratte le bras, le menton, les couilles, puis repart. Le paradis demeure, vaguement parasité par le bruit d’une machine qui vient de s’enclencher. Fin du film. 

Le plan est unique, fixe, en couleurs ; il dure à peine plus d’une centaine de secondes. C’est l’œuvre d’un grand cinéaste. Un film simple et bête, si l’on entend par là les caractères d’un certain état de pauvreté, de dénuement du monde – état duquel on a tendance à se détourner dès que l’occasion se présente : notre cerveau est ainsi fait qu’on ne peut pas s’empêcher de constituer le monde en système, de l’organiser en grands ensembles, d’instituer des principes, ou ne serait-ce que d’avoir des idées. Rousseau cinéaste nous dit : « C’est dans l’oubli des idées, qu’on n’a pas pu s’empêcher d’avoir, que le film se fait. Dans une sorte d’étourderie. » [22][22] Sur le site de Dérives – Je ne peux que conseiller de lire cet entretien éclairant. Mais attention : l’oubli comme processus. Ce n’est pas une passivité, bien qu’il mène vers, ou contienne en son sein (« dans l’oubli »), quelque chose de l’ordre du non-agir. Hélas, dès l’injonction à oublier, on brise déjà le processus même de l’oubli, en le tirant de l’étourderie pour le ramener à la conscience. C’est la malédiction de la pensée qui nous colle d’autant plus à l’esprit qu’on aimerait l’en chasser. 

Ce paradoxe a beaucoup préoccupé Simone Weil, philosophe admirée de Rousseau, dès lors qu’elle a commencé à se demander comment avoir accès à Dieu, alors même qu’il est l’inaccessible par définition. Elle appelait à une attention sans objet, attendre sans rien attendre ; demeurer là, disponible à tout instant dans un nuage d’indifférence, dénué·e de volonté, prêt·e à « subir la morsure du désir passivement » [33][33] Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce – Je ne peux que conseiller de lire ce livre éclairant.. J.-C. semble avoir tissé son métier de cinéaste sur la méthode par laquelle Simone invite à appréhender les images : « non pas essayer de les interpréter, mais les regarder jusqu’à ce que la lumière jaillisse. » Ainsi est-il le premier spectateur de ses propres films, qu’il découvre davantage qu’il ne les produit, et dont il expose ensuite la découverte à d’autres regardants. Tout son art consiste alors à retrouver les conditions d’un jaillissement possible, afin que le spectateur, plutôt que d’avoir sous le nez l’objet déjà trouvé, puisse lui-même parcourir le chemin vers la découverte. 

Dans Veduta (l’équivalent italien de « vue », qui rappelle le nom que l’on donnait aux premières oeuvres de cinéma, plus brèves encore que celle-ci, mais qui renvoie aussi au vedutismo, genre de la peinture italienne du XVIIIe siècle où il s’agissait de rendre par la perspective un paysage urbain), on pourrait dire schématiquement que l’attente se forme par le temps passé avant l’entrée dans le cadre du jeune homme (à la 57e seconde), et que cette entrée constitue le jaillissement. Mais, à s’en tenir là, je ne suis pas sûr que ça nous approche de Dieu. S’il est vrai que quelque chose a lieu quand surgit le jeune homme – une surprise, un étonnement peut-être –, ce quelque chose est d’abord modulé par la trivialité de ses gestes – est-ce encore Dieu quand il se gratte les couilles ? –, puis bascule et s’effondre quand il quitte le cadre et que le film se termine. 

Ce quelque chose, je l’appellerais un événement ; bien que minime et dérisoire, il transperce comme une flèche l’ambiance que le cadre avait instaurée jusqu’alors. On aurait pu croire qu’elle suffirait au film, cette ambiance : une minute quarante-trois pour contempler sereinement une veduta florentine. Mais non, un jeune homme au sac à dos bleu pénètre dans le cadre par l’arrière et vient se planter devant la caméra. Il camoufle le jeune couple qui s’était installé sur le gazon et bouscule l’harmonie de la composition. Quel emmerdeur ! … mais quel plaisir, aussi, à goûter la déroute et la stupéfaction d’une telle apparition ! Il y a, dans l’arrivée anodine de l’homme au sac à dos bleu, une puissance éruptive qui n’a pas moins d’ardeur ou de générosité que le twist d’un thriller hollywoodien ; la différence, c’est que cette puissance est atteinte par l’épure plutôt que par l’excès. Elle n’est pas le point culminant vers lequel convergent les fils tendus de la fiction, mais la fiction elle-même qui débarque par inadvertance alors qu’on s’oubliait dans la contemplation (soit l’exact inverse des stases contemplatives venues rompre l’enchaînement des causes et des effets qu’on prête au cinéma moderne). Dénué d’explication et de finalité, l’événement point, libre comme l’air. 

Ici commence le film, pourrait-on dire ; pourtant c’est là – ou peu après – qu’il se termine. Le jeune homme, s’en retournant, garde pour lui la promesse de fiction qu’il portait sur son dos. Il aurait pu lancer un film de deux heures : peut-être venait-il à la rencontre d’un ami florentin, peut-être était-il un touriste à la recherche du meilleur restaurant de la ville, ou un terroriste cherchant le point idéal pour déclencher sa bombe. Mais non, rien de tout cela ; il repart comme il est arrivé. L’événement chute dans un avenir qui n’adviendra jamais. L’homme, après hésitation, renonce à devenir un personnage et fait avorter son histoire, à moins que l’histoire en jeu ne soit justement celle de cet avortement, l’hésitation puis le renoncement, échec d’un monde possible évanoui dans ce qui n’a pas eu lieu ; le non-aboutissement découvert au bout de l’attente, le vide. « Il faut une représentation du monde où il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de Dieu. » écrivait Simone Weil. Et elle ajoute « Cela suppose le mal. »