Infatigable marcheur et anthropologue des mondes contemporains, Christian Barani arpente plus volontiers les zones périphériques que les centres touristiques. En témoigne sa filmographie, cartographie de pays quasi-mythiques et de cités oubliées – notamment Kazakhstan, naissance d’une nation, Parce que et Mine de rien tournés au Kazakhstan avec Guillaume Reynard, Windhoek, déambulation urbaine en Namibie, Trous bleus, voyage au cœur du Népal, et plus récemment My Dubaï Life, errance pédestre dans une cité utopique où l’échelle humaine a été engloutie dans un délire architectural. Des films entre art vidéo et cinéma ethnographique, comme les étapes d’un voyage à la périphérie des espaces urbains, à travers lesquels Christian Barani interroge la représentation d’autrui, cet alter ego, ce semblable dans la différence.
Dans ces pérégrinations, Barani ne cherche pas l’exotisme passéiste de cultures lointaines ; encore moins à formuler une critique post-moderne du contemporain ou de la globalisation. Venu de l’art vidéo et longtemps enseignant à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle, il n’a eu de cesse de travailler la relation filmant-filmé comme un équilibre instable et si souvent rompu. Barani aborde cette question à partir d’une conscience très forte de son propre corps qui, dans l’acte de filmer, n’est plus seulement son corps, mais un « corps-caméra » – un « homme à la caméra » dirait sans doute cet admirateur de Vertov dans une parenté assumée avec le cinéaste russe. Loin d’enfermer l’autre dans une représentation convenue, ce corps-caméra suscite un espace potentiel plein d’équivoques, où chacun est amené à interroger le regard de l’autre dans sa propre altérité. Les trajectoires qu’effectue Barani dans ses films sont dès lors aussi bien géographiques et culturelles que sensorielles. Et cette attention particulière à la gestuelle et à la disposition de son propre corps témoigne tout autant d’une expérience de représentation en partage avec les corps filmés que d’un souci de ne pas construire le sens de l’action. C’est pourquoi la marche, corps en mouvement, devient le moyen premier et absolu de cette expérience de l’altérité et du réel. Mécanique du corps inscrite dans le mouvement de caméra, la marche de Christian Barani, acte performatif du film en train de se faire, donne « corps » à l’image.[11] [11] En lien, “Images en mouvement“, notre entretien avec Christian Barani.
« Ceux qui savent que la terre est pavée d’abîmes, foulée par des fous et mesurée par des savants, me pardonneront seuls l’apparente niaiserie de mes observations », écrivait Balzac en annonçant, dans sa Théorie de la démarche[22] [22] Honoré de Balzac, Théorie de la démarche, Paris, Editions Eugène Didier, 1833, p. 19. , l’avènement d’une science du mouvement à laquelle la physiologie n’avait pas encore accordé l’attention que lui porterait bientôt Etienne-Jules Marey. Partir du plus prosaïque des déplacements, du plus dépouillé aussi, c’est pour Barani retrouver dans ce dénuement le mouvement à l’origine du cinéma : les études de la marche de Muybridge et Marey. Marcher, c’est aussi mettre le corps en mouvement dans une direction. Cette trajectoire emmène presque toujours le cinéaste du centre vers la périphérie. Il lui faut partir du cœur de la ville moderne, façade touristique rutilante, pour aller vers les zones moins fréquentées par les voyageurs : du centre ville aux townships de Windhoek après une longue déambulation le long de l’échelle sociale ; de la haute tour d’Astana, ville-fantasme censée incarner le nouveau dynamisme économique d’un pays qui veut oublier son passé soviétique, jusqu’à la petite maison de Nurgali Balgabai, en bordure de la cité en expansion ; de Katmandu jusqu’aux terres plus reculées du Népal.
À travers la marche, le cinéaste se présente comme un passeur : passeur d’images, de la réalisation à la projection ou à l’installation. Passeur entre différents mondes. Celui, moderne, clinquant, affairé, de sociétés qui veulent opérer une rupture avec leur passé traditionnel ou bien leur histoire soviétique. Sur les murs des constructions neuves, des publicités sans frontières font des œillades au passant. La richesse de certains dissimule la misère des autres, et une jeunesse noctambule croise sans les voir les travailleurs au petit matin. Au bout du chemin, c’est un univers en voie de délitement, monde des « vieux » et des déshérités, monde voué à l’oubli d’un passé qui n’est plus admissible dans l’imaginaire collectif. La texture de l’image travaille elle aussi cet éclatement des espaces et des temporalités : dans Trous bleus, quelques plans en Super 8 alternent avec la vidéo. Ces variations des modes sensoriels de l’homme-caméra témoignent de deux rapports au temps : celui de la découverte de l’autre au présent et celui de la perception d’un monde déjà révolu.
Par le hublot de l’avion atterrissant sur le tarmac de l’aéroport de Katmandu, le voyageur moderne découvre le Népal, tandis qu’un montage alterné avec des noirs rapporte le destin tragique, conte cruel et moderne, de la famille royale décimée par le prince héritier. Folie meurtrière digne des tragédies antiques ou bien manipulation du jeune prince par les maoïstes pour s’arroger le pouvoir ? Dans le cheminement du cinéaste s’affrontent sans cesse des mondes pluriels que la perception même du temps oppose. D’Astana, la capitale-modèle, façade inachevée du nouveau Kazakhstan jusqu’à Karaganda, vestige chaotique du temps du goulag et des mines de charbon, le film traverse autant de territoires que d’époques. La bande son résonne de discours officiels du président Kazakh promettant des lendemains radieux. Mais ils restent suspendus au-dessus du réel, révélés dans leur inconsistance par le défilement du paysage à travers la vitre d’un train, incapables de saisir la complexité des mondes et des temporalités éclatés qui traversent le film.
Aussi la marche n’est-elle pas seulement mouvement, elle est également perception sensorielle du temps. Le temps de la marche est hétérogène, fragmenté ou suspendu. Le tourné-monté des errances urbaines ou le montage syncopé au gré des fragments du réel qui accrochent le regard du cinéaste s’opposent au temps figé des longs portraits qui laissent émerger le visage face à la caméra. La réalisation de ces portraits muets opère par le biais de l’échange de regards. Barani s’attarde longtemps sur un visage ou un corps pour lui laisser le temps de se défaire de sa « pose ». C’est sans doute aussi pourquoi il filme souvent ces mêmes portraits dans des lieux domestiques, dans l’intimité de ces hommes et femmes, sans aucune forme de voyeurisme mais plutôt dans la conscience commune d’une rencontre intime.
La démarche de Christian Barani, sans s’inscrire explicitement dans une quelconque analyse géopolitique ou économique des enjeux de la mondialisation économique et du passage de ces sociétés dans une (post-)modernité, révèle systématiquement un état d’effondrement du social. La caméra témoigne de ce déséquilibre entre passé et présent, elle navigue de l’espace luxueux, coloré et empli de musique de la boîte de nuit à l’austérité glacée des ouvriers du bâtiment dans la neige. Elle reproduit, par un montage syncopé, les flashes des enseignes lumineuses et des vitrines du centre ville pour s’inviter un peu plus loin dans une maison qui tient plus du container que de l’habitat humain, y découvrir une vieille femme et s’attarder un moment sur son corps et son visage, comme des morceaux d’écorce, marqués par l’âge.
Le temps, calqué sur le mouvement de ce marcheur transi, se délite en durées élastiques ou fragmentées – enjoignant à un travail de montage à même de reformuler cet état de perception modifiée du corps. À travers le montage, Barani restitue une expérience que d’aucuns qualifieraient à l’instar de Richard Schechner[33] [33] Schechner Richard, Performance, expérimentation et théorie du théâtre aux USA. Éditions Théâtrales, Paris : 2008 (2002). de performance : le montage y joue le rôle d’une « restauration du comportement » et vient retraduire la performance sensorielle de l’homme-caméra. Schechner situe le geste du performeur dans une phénoménologie de l’expérience et non pas dans un rituel de représentation : « la restauration du comportement fait subir au comportement habituel le même traitement qu’un cinéaste impose à un bout de film. Ces bandes de comportement peuvent être réordonnées ou reconstruites, et fonctionnent indépendamment des systèmes de causes (sociales, psychologiques, technologiques) qui leur ont donné naissance. (…) La “vérité” ou la “source” à l’origine du comportement peut très bien s’être perdue, avoir été mise de côté ou contredite, alors même que cette vérité ou cette source paraissent être respectées et observées »[44] [44] Ibidem. p. 397. .
Si le mouvement du corps du cinéaste impressionne l’image de son errance sans but apparent, l’enjeu de cette dérive à la périphérie des villes tient tout entier dans la possibilité qu’il contient : la potentialité d’une rencontre. Marcher, c’est enfin aller vers l’autre, s’ouvrir à la rencontre, montrer sa disponibilité. Le corps-caméra joue seul dans la construction d’une relation sociale, rendant inutile tout discours de présentation de soi. À cet effet, la démarche et la gestuelle du cinéaste peuvent être très expressives, voire clownesques. Quand il veut par exemple filmer la sieste à même le bitume d’un groupe de travailleurs en Namibie, il s’approche d’eux avec douceur, plié en deux, suscitant le sourire et l’approbation implicite de l’homme qui veille à la tranquillité des dormeurs. Nulle agression dans son regard, alors que son geste même – filmer des corps allongés, endormis – peut sembler déplacé. Sans le sourire complice du veilleur, l’étrangeté de la scène serait propre à susciter le doute. Corps allongés au milieu des détritus au pied d’un mur, le plan suscite d’abord l’effroi devant ces formes pétrifiées, comme mortes. Il y aurait une sorte d’« obscénité ontologique »[55] [55] Bazin André, « Mort tous les après-midi », in Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague. Éditions des Cahiers du cinéma, Paris : 1998 (1983), p. 371-372. En effet rappelle Bazin, la mort est « pour l’être, le moment unique par excellence ». à filmer la mort réelle; Christian Barani joue de cette incertitude et de ce tabou cinématographique[66] [66] L’un des rares films à mettre consciemment en scène la mort réelle à l’image est peut-être Nick’s Movie (Lightning over Water), de Nicholas Ray et Wim Wenders (Suède, Allemagne, 1980), où Nicholas Ray, à l’agonie, lutte jusqu’au dernier instant dans l’espoir de réaliser un film-testament avec son ami Wim Wenders dont il serait le personnage principal, et coupe lui-même court au projet juste avant sa mort dans un terrible « cut » prononcé depuis son lit d’hôpital. avec la complicité du veilleur, et celle – bien malgré eux – des dormeurs qui s’éveillent sous le regard du cinéaste. Cette alchimie des corps dans la rencontre ne fonctionne cependant pas toujours. Au Népal, Barani doit affronter les jets de pierres d’un paysan. Au Kazakhstan, il est emporté par l’énergie de Lilia Rakh, femme « moderne » et décomplexée de l’oligarchie Kazakh, qui absorbe l’image et la maîtrise au point de transformer cette séquence en une sorte de film-souvenir d’un anniversaire de la grande bourgeoise Kazakh au milieu duquel le réalisateur semble un peu égaré. Rarement Barani aura été aussi déconcerté par ce travestissement du corps féminin : Lilia ne parvient pas seulement à instrumentaliser le regard de la caméra à son seul profit, elle est constamment en représentation : dans l’organisation spectaculaire de son anniversaire, dans la mise en scène de son arrivée en moto ou les discours de remerciements qu’elle adresse à ses invités comme à un public. Le dispositif éprouve ici ses limites : la rencontre avec l’autre y est toujours soumise au hasard et elle repose sur un équilibre incertain, susceptible de s’effondrer au moindre faux geste.
Acte performatif, l’engagement du corps à travers la marche dans la représentation d’autrui évoque aussi la position ambivalente de l’anthropologue face à une culture qui n’est pas la sienne. L’approche cinématographique de cette altérité recoupe en effet les questions épistémologiques de l’anthropologie visuelle. Cette difficulté n’a rien de théorique, on en veut pour preuve l’exemple emblématique du film documentaire de Frits Staal et Robert Gardner sur l’agnicayana, une cérémonie védique millénaire, tourné en 1975 à Panjal, dans la province indienne du Kerala. Réalisé dans un but scientifique, le projet de Staal et Gardner entendait témoigner d’un rituel avant sa disparition. Ils avaient eux-mêmes convaincu les brahmanes Namburidis, seuls habilités à conduire la cérémonie, d’organiser une agnicayana pour pouvoir la filmer. Entièrement financé par des dons d’institutions scientifiques de pays occidentaux, le rituel se présenta d’emblée comme un spectacle, une mise en représentation d’une situation sociale issue de la volonté des deux réalisateurs, plutôt que comme l’observation filmée d’une cérémonie millénaire. Loin de préserver une tradition en la gravant dans la pellicule comme ils l’espéraient naïvement, le film de Staal et Gardner finit par inventer un spectacle, plus sûrement le reflet des fantasmes qu’ils avaient projeté sur ce culte védique que la documentation d’un terrain ethnographique. Toutes sortes d’évènements perturbateurs, raconte Richard Schechner, furent retirés des rushes : les « habitants peu coopératifs [qui] s’habill[ai]ent suivant leurs propres codes contemporains (et non comme des “indigènes”) »[77] [77] Schechner Richard, Performance, expérimentation et théorie du théâtre aux USA. Éditions Théâtrales, Paris : 2008 (2002), p. 414. , ou bien la controverse morale qui aboutit à l’annulation du sacrifice de chèvres exigé par le rituel – les animaux étant finalement remplacés par des sacs de farine de riz. « La restauration de l’agnicayana s’est faite dans l’idée de reconstituer le rituel védique – et non l’événement social ou médiatique, encore moins la controverse politique qu’a déchaînée la question des chèvres » remarque Richard Schechner[88] [88] Schechner Richard, Performance, expérimentation et théorie du théâtre aux USA, op. cit. p. 417. .
Barani a quant à lui évité le piège d’une théâtralité à laquelle le cinéma documentaire ou anthropologique n’a pas toujours su échapper. Tout aussi éloigné d’un cinéma militant que de l’improbable objectivité d’un cinéma ethnographique – leurre que les films de Jean Rouch, John Marshall, et même ceux de Robert Gardner lui-même ont depuis conjuré, Barani ne cesse de reformuler une seule et même question : comment représenter autrui sans l’enfermer dans une typicité pré-construite par un imaginaire ethno-centré ? En indexant le geste du filmeur sur le mouvement perpétuel et aléatoire du marcheur, il échappe à l’aporie d’une représentation d’autrui qui serait déterminée par des attentes et occultée au profit d’une reconstitution fictionnelle du réel (comme chez Staal et Gardner). Dans l’épuisement progressif du corps, Barani cherche tout autant à atteindre un état de transe propice à la rencontre qu’il interroge un travail du corps sans autre utilité que sa seule errance : « L’énergie qui est la spécification de la dignité humaine dans le monde industriel, le potentiel d’activité alimentant la machine humaine dans son travail, peut entrer en compromis avec la passion inspirée, lorsque l’effort corporel est lié à une expression affective »[99] [99] Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur. Éditions Gallimard, coll. Nrf essais, Paris : 1991, p. 369. écrivaient Luc Boltanski et Laurent Thévenot. La marche, en tant que corps mis à l’épreuve, parfois jusqu’à l’épuisement, devient passion ou transe dès lors qu’elle s’inscrit dans un espace potentiel, dans la rencontre de l’autre. La mécanique industrieuse, rigoureuse et répétitive du mouvement du marcheur est donc également une posture esthétique : d’une part parce qu’elle recrée, dans le dispositif de tournage même, la déconstruction/reconstruction du mouvement humain à l’origine des premières images cinématographiques, et d’autre part parce qu’elle instaure ce mouvement du corps-caméra comme une performance de soi dans la rencontre offerte par le film. Si bien que Barani reformule en quelque sorte le ciné-transe de Jean Rouch, œil mécanique et corps-caméra, possédé tout entier pris dans le mouvement des images.