Lors d’un épisode critique de l’histoire, la peinture s’est mise à servir « d’instrument de guerre offensive [11] [11] Picasso à propos de Guernica. » et défensive contre l’ennemi. Ces dernières années, une partie du cinéma iranien s’est employée à devenir un instrument de libération ouvrant des brèches parmi les interdits et la censure du pouvoir théocratique en Iran. Ses images indociles [22] [22] Images indociles était le nom d’un dossier publié sur Débordements en 2021. Le premier texte de ce dossier était d’ailleurs en partie consacré à Taxi Téhéran. qui s’adressent à la puissance critique du regard le sont d’autant plus que leur charge politique est le fruit de solutions artistiques trouvées dans la contrainte. C’est, par exemple, le choix de Jafar Panahi de filmer clandestinement à l’intérieur d’une voiture (Taxi Téhéran), qui est à la fois un acte de résistance et une réflexion sur l’image de cinéma. Plus récemment, la libre-pensée de deux cinéastes (Ali Asgari et Alireza Khatami) ayant réalisé Chroniques de Téhéran passe par un procédé inhérent aux conditions précaires de production et à la nécessité de tourner vite — l’emploi systématique du plan fixe pour traiter chaque scène — opérant ici l’image-critique du pouvoir.
Chroniques de Téhéran commence en traitant de façon originale un time-lapse sur une vue de la capitale iranienne, utilisé non pour créer un accéléré ou une ellipse, mais ralenti pour rendre visibles les multiples nuances des lumières de la ville se produisant durant le passage de la nuit au jour. Cette figure contradictoire — une lente accélération — évoque symboliquement la structure de tout ce qui va se produire par la suite : une situation initiale mystérieuse — la nuit — ses enjeux et son développement contrasté — l’apparition des bâtiments et l’avènement fastidieux du jour — et enfin sa résolution négative dont le goût amer révèle un obstacle insurmontable — la lumière crue jetée sur les façades grises, le surgissement au loin des montages titanesques bouchant l’horizon. Car il s’agira d’exposer et de développer plusieurs situations — dont la ville Téhéran est la première protagoniste — dans lesquelles un individu se heurte contre l’exercice du pouvoir, en particulier par le biais de son administration. Donner un nom à son enfant, sortir avec un garçon, passer un entretien d’embauche, perdre son chien, défendre un scénario, demander un permis de conduire sont, entre autres, autant de situations où les personnages concernés subissent l’injustice et la répression d’une autorité qui semble toujours sortir victorieuse.
Chaque scène présente le même dispositif : un plan-séquence fixe d’un personnage devant le bureau d’un interlocuteur se tenant systématiquement hors-champ, se confondant avec le point de vue du spectateur. Étant convenu que tout un chacun s’identifie non pas à l’administration mais à celui qui la subit, non pas à celui de « notre côté » de la caméra mais à celui qui lui fait front, un effet de distanciation met à jour d’une façon particulièrement limpide les effets du pouvoir sur les individus et le monde. Le personnage est ausculté — un médecin oblige sans raison un homme à se dénuder pour découvrir ses tatouages —, manipulé — une jeune fille est réduite à l’existence d’une poupée par sa mère et une vendeuse pour l’obliger à porter ses vêtements religieux —, inspecté et scruté. Et il se tient parmi ces choses dans lesquelles le pouvoir s’insinue, où les objets les plus ordinaires sont le reflet de son autorité. Plusieurs fois, un verre de jus d’orange ou de thé que l’interlocuteur propose depuis son hors-champ avec insistance, appuie, matérialise les avances gênantes faites à une jeune femme pendant son entretien, ou les recommandations pernicieuses données à un réalisateur perdant le contrôle de son film ; la même chaise, au dossier de cuir noir et aux accoudoirs métalliques, se retrouve dans le bureau d’une proviseure et dans les locaux d’une société de construction, se fait le reflet d’une oppression invisible, mais omniprésente et palpable. Les apparences, les objets — en un mot, la réalité — relaient l’image du pouvoir.
Chroniques de Téhéran esquisse un réalisme autoritaire qui serait la langue écrite de la réalité, comme le dirait Pasolini, tenant le discours univoque et souverain de l’idéologie officielle, irréfutable en cela même qu’elle se fait passer pour pure objectivité, alors qu’elle est une subjectivité du pouvoir à laquelle s’identifie ce médecin, cette proviseure, cette vendeuse, ce policier, tous hors de l’image pour ne pas subir eux-mêmes cet espace de domination qui chosifie tout ce qui bouge — quand la main du patron obscène dépasse du cadre, semble planer au-dessus du sol, elle effraie comme les mains-objets portes-flambeau dans le manoir de la Bête dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau.
Les personnages, cependant, sont forces de révolte. Dans l’univers de l’inanimé, ils sont en mouvement, entrent et sortent du cadre ; ils expriment par leur corps et dans leurs gestes un désir vital de liberté. Et, aussi minime soit-il, le langage corporel accentue le changement dans le rapport de force — le croisement de jambes altier de l’adolescente convoquée chez sa proviseure marque le retournement de situation où, de surveillée pendant ses rendez-vous amoureux, elle se révèle le témoin des promenades secrètes de son accusatrice —, rend sensible le désir de résistance — les mains volubiles d’un jeune père tenant tête pour donner le nom qu’il souhaite à son fils font, contre le rebord métallique du bureau de l’hôpital, l’effet du désir palpitant de vie contre la rigidité mortelle des interdits absurdes.
Toujours l’objet d’une tension, le geste est l’endroit où se joue plus profondément la situation développée, et où son sens trouve sa pleine expression. Relevant sa manche pour montrer ses tatouages, ce jeune homme lève le poing face au médecin, signe de révolte exécuté comme par inadvertance en réponse à un ordre humiliant. Ailleurs, ce réalisateur, qui déchire les pages jugées inacceptables de son scénario sous les demandes du représentant de l’État, se libère en même temps du premier instrument sur lequel s’exerce, comme en France du reste, le pouvoir de décider sur ce que doit ou non être un film et le cinéma. Et en exécutant l’ordre absurde de mimer l’ablution religieuse pendant son entretien d’embauche, cet homme angoissé n’est plus tout à fait confronté au pouvoir mais à sa mise en scène, le rapport de domination entre l’employeur et lui tourne à la comédie. Équivoque et contradictoire, le geste est dialectique, il est dans chacune des situations exposées le lieu du renversement possible du pouvoir, du rapport de force entre l’oppression et la libération.
Au contraire du geste, la parole est le théâtre de l’impuissance. Face aux demandes arbitraires et univoques de leurs interlocuteurs invisibles, les personnages témoignent d’une insistance excessive, reposent plusieurs fois les mêmes questions, presque comme s’ils ne parlaient plus la même langue. Cette quasi-faillite de la communication, si elle signifie au niveau du discours la distance, la fracture, entre le pouvoir et le peuple, dit plus encore l’inertie qui s’ensuit. La domination se borne, l’insoumission s’entête. Il en résulte la neutralisation de la lutte, l’abdication face au pouvoir. Et cette espèce d’opacité, dont sait s’entourer en particulier l’administration, confronte aux personnages, non pas une situation politique transformable, mais un mystère indéchiffrable, rendu sensible par l’absence à l’image des représentants de l’autorité.
Ce mystère trouve son paroxysme dans la dernière scène — un vieillard sommeillant assis devant une table couverte de feuilles, les immeubles de Téhéran dans son dos derrière une grande fenêtre, puis un tremblement de terre apocalyptique qui fait s’écrouler la ville entière. La caméra s’est retournée, elle montre pour la première fois l’image du pouvoir qui se meurt, mais dont la longévité accable. Surtout, si on se rappelle l’évocation de la Sourate du tremblement de terre du Coran lors de l’entretien qui avait pris l’allure d’une cérémonie religieuse, on comprend mieux le sens de cette vision catastrophique : c’est ce pouvoir dont les illusions mortifères pourraient se réaliser. Mais tous ces personnages — souvent jeunes, souvent des femmes — ont en commun ce bon sens qui est le garde-fou contre l’absurdité de l’oppression. Ne plus donner de crédit au pouvoir, c’est déjà tenir le monde prêt à se transformer.