Cinéma du Réel, 2015 #1

Ballades

par ,
le 1 avril 2015

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L’image compétitive que véhiculent les palmarès sanctionnant la fin des festivals éclipse, hélas, le fait que ces événements participent d’un esprit inverse à celui qu’une triste raison économique promeut sous le titre de concurrence. Et si certains monnayeurs voient dans ces fêtes cinématographiques l’occasion d’un test marchand indexé sur l’acclamation, le festivalier ordinaire, lui, loin de percevoir l’ensemble comme une arène dont seuls certains films sortiraient vainqueurs, jouit en premier lieu d’un espace de rencontre. Partager et départager forment deux gestes aux antipodes l’un de l’autre. Et un festival est toujours plus qu’une addition de séances ou une collection de films : la programmation érige une scène commune, un espace au sein duquel les films entretiennent un dialogue idéal, échangent, littéralement, des vues. Il s’agit de la seule occasion, pour eux, de ne pas vivre en solitaire leur trajectoire publique. Camaraderie cinématographique qui, pour le spectateur, se prolonge en résonances esthétiques et parallèles affectifs ; ce que permet le festival, c’est de mettre en regard, d’apercevoir ce qui lie plutôt que ce qui sépare. L’ivresse visuelle se redouble alors d’une saoulerie discursive. Le temps mort entre les projections est celui de la parole vive, de la circulation des avis et visions, diagnostics et enthousiasmes. On ne dira jamais assez l’importance qu’a, pour un festival, son bar : lieu nodal, théâtre cinéphile pour déclamer passions et aversions. La buvette du Réel ne déroge pas à cette loi non écrite voulant que l’abreuvoir de tout festival en soit comme la discrète allégorie. Égalitaire et frugale, sans décorum, abordable, elle figurait bien la signature de cette fête loin de toute mondanité, assez peu argentée pour laisser la place aux joies transparentes et aux intérêts désintéressés. Pour Cannes, le lounge, pour le Réel, la grande tablée : écart qui dit assez bien celui séparant les fictions enrichies, sinon gavées, et les documentaires faisant de nécessité vertu et travaillant, questionnant le réel sans le domestiquer. On a souvent dit du documentaire qu’il était le genre de l’hospitalité, mais il est aussi celui de l’humilité. De même pour ses festivals.

On peut se rendre à un tel événement collectif pour y chercher la perle rare et crier précocément au chef-d’œuvre afin de s’introniser dénicheur de génies. Mais élire, c’est exclure, et l’intérêt des festivals réside peut-être aussi dans la perception dialogique qu’ils permettent ; là serait possible une critique qui ne soit ni d’adhésion, ni de rejet, mais de confrontation affectueuse. Car rares y sont les films ravissant sans nuances les cœurs, mais tout aussi absents sont ceux qu’on balaye d’un revers de plume. Le dialogue, c’est aussi celui qui, face au film, exprime en un même mouvement son intérêt et ses réserves. Ce que fait, au fond, toute (bonne) critique, mais les conditions de son exercice se trouvent bonifiées dans cet espace où règne l’appréciation tant graduée que multiple. Et le documentaire, pratique instituant en son cœur l’idée de démarche (on y discute bien plus de postures, positions, relations, quand la fiction appelle d’autres critères), se prête mieux encore à cet exercice d’accueil distancié interrogeant les bénéfices (intellectuels, affectifs, moraux) de telle ou telle attitude formulant un rapport au monde. Cette semaine de projections aura été, pour ce qui concerne l’auteur de ces lignes, sans révélation absolue, mais riche en films incitant à une conversation où se mêleraient accords et désaccords. (Hasard des déambulations festivalières, toujours tracassées par l’angoisse d’une mauvaise pioche : difficile de quitter un festival sans le sentiment d’avoir raté l’essentiel, de s’être mal aiguillé – difficile, alors, d’écrire sans être travaillé par l’idée d’une perspective faussée, inapte à rendre pleinement justice à l’événement ; aussi les lignes qui suivent ne dessinent-elles qu’une traversée limitée dans une programmation pléthorique.)

Un objet discret, caché dans la sélection du producteur Keith Griffiths, pouvait servir de pilote critique pour approcher les films le jouxtant. Negative Space de Chris Petit, qu’il faudrait inscrire à tous les programmes scolaires, tire sa matière des écrits et de la parole de Manny Farber, prince des critiques US. Essai vidéo adoptant le format étrange du cadre calqué sur les vignettes de polaroïd (un petit carré bordé de blanc au milieu d’un écran noir), le film se veut méditation prolongée sur l’Amérique comme civilisation de l’espace et de la pure extériorité – postulat s’incarnant tant dans la valorisation visuelle de la route (là, la voix-off chantant les highways) que dans le regard critique de Farber d’abord attentif aux petits déplacements, aux gestes invisibles, à des détails saillants. Le film s’ouvre sur un texte du critique déclarant qu’un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma est celui, a priori de raccord, qui dans The Big Sleep montre Bogart traversant une rue. Et ce plan de repasser plusieurs fois au ralenti, pour sentir toute l’émotion se dégageant de ce déhanché, de ce regard jeté en coin sur un panneau, de cette main caressant au passage une bouche d’incendie. D’autres micro-morceaux lui succéderont, autant de concentrés d’émotions reliés au seul mouvement : Georges Sanders et Ingrid Bergman se précipitant à une fenêtre dans Voyage en Italie, Robert Mitchum enfonçant sa tête dans ses épaules réhaussés dans Out of the Past. Un Farber mélancolique ou un Dave Hickey jovial apparaissent parfois à l’image pour distribuer quelques sentences lumineuses sur l’origine avant tout spatiale de l’affect cinématographique. Splendide leçon de regard au cours de laquelle l’œil saisit les raisons de son émotion, et réflexion revalorisant enfin le pur dehors mobile contre les privilèges indus de la profondeur psychologique.

En-deçà du dialogue vivote la rumeur, et les festivals regorgent de ce genre de bruits de couloir. Des engouements en naissent, s’alimentant d’eux-mêmes, et guident tous les festivaliers vers une même direction. C’est ainsi qu’une foule immense se pressa à la première mondiale d’In the Underground de Song Zhantao, présenté un peu vite par le bouche-à-oreille comme nouveau Wang Bing. Les motifs en sont proches : Song, jusqu’alors à la solde de la télévision chinoise, a quitté les cathodes idéologiques pour, avec une patience que ceux-ci interdisent, suivre une population minière du Hebei, et ce jusque dans les tréfonds de la terre. Images rares, fortes avant tout par leur teneur, terribles aussi dans l’asphyxie et l’angoisse de l’insécurité qui s’en dégagent. Le terrain est bien celui, cher à Wang Bing, Zhao Liang ou, avant eux, Wu Wenguang, des à-côtés de la croissance, damnés de la terre que le communisme chantait et que le virage libéral du pouvoir chinois tend de plus en plus à précariser. Mais à l’identité de terrain s’ajoute un écart dans le traitement, ou simplement dans l’adresse : Song peine, d’une part, à laisser respirer ses plans, à leur conférer cette densité propre à la longueur patiente qui fait la puissance de ses devanciers – souvent trop courts, enchaînés avec une vélocité dommageable, ils empêchent une réelle installation optique dans ce monde tellurique ; l’image garde en outre quelque chose de trop « propre », même dans cet espace où règne la suie, léchage visuel qui jure avec la salissure généralisée. Et la mise en récit de ces vies n’est pas sans une certaine mièvrerie parasitant une matière dont on sent à chaque moment les puissances virtuelles – le drame conjugal, donnant lieu à une fin tout en réconciliation symbolique (les femmes descendent dans la mine apporter des baozi à leurs hommes, un couple se réunit autour de son bébé), n’est pas sans lourdeur tant il semble chercher à introduire une féérie bonhomme dans le spectacle du labeur. In the Underground pèche par excès plutôt que par manque, et on se risquerait à croire que ces néfastes ajouts viennent de scories télévisuelles dont le cinéaste (qui signe ici son premier film) n’aurait pas encore réussi à entièrement se départir. Reste que se lisent malgré tout, dans ces images ramenées du lointain et du profond, le courage et l’attention affectueuse, et on attend réellement le prochain film auxquels ils donneront naissance.

On sait que c’est souvent dans le champ du documentaire élargi (dit parfois « de création », si cela veut vraiment dire quelque chose) qu’ont eu lieu les plus riches expérimentations politiques du cinéma – aussi parce que la décennie rouge a coïncidé avec la démocratisation relative des appareils techniques. Et rares sont les festivals faisant l’économie d’une rétrospective sur l’aurore révolutionnaire du documentaire, remettant à l’honneur tel ou tel groupe (Dziga Vertov, Medvedkine, Zanzibar, ou, cette année au Réel, Haskell Wexler, quand l’an dernier Federico Rossin avait monté une anthologique programmation tournant autour de la révolution des oeillets). Mais souvent, on ne sait point trop si cette excavation des drapeaux rougeoyants entre dans le cadre d’une nostalgie problématique ou d’une mesure de l’écart qui nous sépare d’un certain paradigme. De la rétrospective Haskell Wexler, sur laquelle Débordements aura l’occasion de revenir, nous n’avons eu pour notre part l’occasion de voir qu’Underground. Réalisé en 1976, il agite tous les hochets notionnels du marxisme le plus essoufflé, dans une mise en scène peinant à raccorder les images d’un sous-sol où discourent cinq militants et les archives des grands mouvements pour les droits civiques : illustration, dont on ne sait trop si elle est volontaire ou non, des impasses de tous les propos sur la liaison de la théorie et de la pratique, des intellectuels et des masses, division fondamentale du marxisme transcrite en l’autre division, à terme pénible, de l’image et de la voix-off. S’il est compréhensible que notre temps, endeuillé par l’impuissance à laquelle le voue un libéralisme triomphant, regarde avec mélancolie ces images frappées du sceau de l’espérance révolutionnaire, on ne peut que s’inquiéter d’un certain fétichisme à l’égard d’une batterie conceptuelle qui n’a plus lieu d’être. Une même indécision du regard faisait une part de l’ambiguïté du beau film de Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande. Montage d’archives portant sur la Rote Armee Fraktion, divisé en deux périodes – l’avant, quand la jeune génération grondait contre son aînée passée par les années noires, quand Ulrike Meinhof visitait les plateaux télé et que Holger Meins réalisait des films ; l’après, quand ces deux-là, aux côtés d’autres, prirent les armes pour succomber à l’appel de l’action violente –, le film est d’une grande richesse iconographique. La première partie surtout, attentive à des événements moins fameux, tissée dans des archives rares (les films de Holger Meins, fascinants), quand la seconde, faite essentiellement à partir d’images télévisuelles où les zélateurs de l’état des choses vilipendent les enragés, emporte moins le spectateur. Magnifique travail de recherche, auquel il manque peut-être un regard plus appuyé, une dialectisation des images, un positionnement par le montage : non qu’il soit exigé de Périot qu’il prenne parti – il semble faire vœu d’objectivité –, mais le montage, de se vouloir seulement anthologique, manque parfois de dynamisme, de perspective. Nul réel point de vue n’est aménagé, ce qui, à terme, gêne, tant on a l’impression que ce silence de la vision trouve sa source dans une fascination qui ne s’avoue pas pour un groupe qui, d’une certaine façon, a résumé les apories d’un certain activisme faisant de la violence la raison de toute chose. La neutralité supposée du regard masque cela, l’origine de ce désir d’un film sur la RAF, la manière aussi dont cet imaginaire travaille encore, ou non, notre époque. Pourquoi revenir sur l’épopée la plus problématique du gauchisme moderne ? C’est cette question que le film laisse en suspens, quand elle est celle qui devrait diriger la réflexion politique de notre époque – liquider l’héritage, dire adieu aux charmes ambivalents de l’action armée, est peut-être la tâche de cette dernière.

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Un film semblait, au premier abord, proposer une sortie réussie du paradigme sclérosé du marxisme première mouture. C’est quoi ce travail ?, de Sébastien Jousse et Luc Joulé, réinvestit ce lieu occulté du contemporain, l’usine. Mais, comme le faisait l’an dernier Que ta joie demeure de Denis Côté, il le visite en délaissant l’équation théorique, et sans inconnue, « usine = exploitation = aliénation = réification ». La manière est simple, et double : d’un côté, le suivi du travail de Nicolas Frize, compositeur se ressourçant dans l’univers sonore de l’industrie automobile (les usines PSA de Saint-Ouen) ; de l’autre, la parole des ouvriers, pris un à un, parole convoyée en voix-off quand à l’image passe le spectacle des corps au travail. Ce deuxième aspect fournit l’occasion d’heureux moments, de propos singuliers laissant voir que l’usine, comme tout dispositif, est double, qu’elle peut être tant le lieu d’une servitude que d’une émancipation. L’ouvrière qui expose sa raison perfectionniste n’est pas montrée, et c’est tant mieux, comme pauvre travailleuse manipulée par les puissances obscures du capital – le travail à la chaîne devient en partie le lieu d’une possible réappropriation. L’homme expliquant comment il mêle à son travail une douce oisiveté lui permettant de profiter du luxe de l’art sort identiquement du cliché voulant que l’usine soit le lieu de toutes les damnations psychologiques. C’est quoi ce travail ?, par son attention au dégradé des situations, permet par endroits de renouveler une certaine pensée du travail, à l’abri du binarisme fatigué des vieux schémas. Son problème est qu’il penche trop, en définitive, vers une gentillesse un peu molle gommant toutes les aspérités, les conflits larvaires, les douleurs résiduelles, annihilant la colère possible sous le spectacle de la bonté générale – la figure bienheureuse de Frize est emblématique de cette tendance, comme l’opérette qu’il compose et qui donne sa fin au film, lorsque les ouvriers peuvent se réapproprier leur expérience à travers une composition musicale qui a toute la bonasserie du monde, mais n’a que cela. L’image chatoyante qui guide le spectateur dans les recoins de l’usine entre dans une même logique du merveilleux, comme le son feutré assourdit la véhémence, si bien que le film, qui au début amorçait un écart fécond, bascule finalement dans une certaine stérilisation ne débouchant sur aucune proposition politique sinon l’idée, aussi fade que douteuse, du cinéma comme réenchantement du monde.

Le primé Souvenirs de la Géhenne de Thomas Jenkoe tentait lui aussi une escapade hors des sentiers battus de l’explication causale. Un décor : le Nord. Un événement : un crime raciste. Le problème du film, qu’il ne résout que d’une manière elle-même problématique, consiste dans le raccord de l’acte à son environnement. Et c’est en les ajointant sans jamais les brancher directement l’un à l’autre qu’il tente de penser ce rapport élastique en appelant à une causalité diffuse. D’où une systématisation du découplage du son et de l’image. Celle-ci est faite de plans toujours larges, étirés dans la longueur, embrassant l’immensité d’une vue où rien ne se voit que le spectacle muet d’une désolation plus supputée qu’aperçue ; là est une part des limites du film, qui semble croire que les paysages parlent d’eux-mêmes, que leur silence expose les causes de la haine, bref, que l’image fait spontanément sens, ou bien, au choix, que son non-sens explique au-delà de toutes les causalités, fait ressortir l’humus de l’acte. Le son, lui, mêle minutes du procès de l’accusé, où il se débat contre les accusations de racisme et raisonne son crime (à l’encontre d’un jeune arabe qu’il ne connaissait pas), propos enregistrés ici ou là, racontars sur le meurtre, discours sur le déclin de la région ou la perte du sens communautaire. C’est dans l’indécidable intersection de ces deux pistes, sonore et visuelle, que se joue l’explication déçue de l’acte ; autant dire que la généalogie de celui-ci ne renvoie jamais à un faisceau identifié de causes, mais est, un peu comme chez Bruno Dumont (Dieu en moins), ramené à la damnation de la terre et à la fatalité du milieu. Le dispositif, au-delà de sa monotonie parfois pesante, entend promouvoir le sens en le suspendant : l’idée est puissante, mais les jeux sémantiques qu’elle appelle oscille à l’excès entre un côté trop appuyé (les plans de fin sur les hauts-fourneaux, qui devraient contenir la vérité éclatante de la région, ou ce plan, dont on sent qu’il voudrait en dire beaucoup, mais sans le préciser, sur deux jeunes blancs déshérités, au profil facho trop souligné) et un désir d’interruption (multiplier les pistes pour n’en suivre aucune, affoler les déterminations pour s’enfoncer dans l’insensé). On ne peut que s’accorder avec le film dans son refus de toute causalité étroite. Mais la poétique qu’il promeut à la place, celle de l’insignifiance signifiante, du mutisme qui parle, ne fait que déplacer le problème et risque même, à l’occasion, de se transformer en « mystique de l’environnement », comme si, toutes les causes évacuées, ne restait, pour comprendre le crime, que la main invisible du décor manipulant sournoisement ceux qui le peuplent.

Souvenirs de la Géhenne joue de l’extension infinie (et indéfinie) du champ ; Noche herida (« Nuit blessée ») de Nicolás Rincón Gille repose lui sur un effet de clôture rendant l’espace filmé étanche à un hors-champ en même temps toujours désigné. Troisième volet de la trilogie La Campagne volée, le film s’ancre dans une baraque illocalisée de Colombie d’où la caméra ne sortira presque jamais, sinon pour aller sur le palier ou dans les abords vicinaux. Dans cette masure déconnectée habite une grand-mère laissée seule avec ses petits-enfants, relogée ici après avoir fui la vindicte des soldats des campagnes (guérilleros, armée, paramilitaires sont constamment évoqués, comme les massacres qu’ils perpétuent dans ce hors-champ généralisé). Le film est fait de palabres, avec les bambins à la maturité précoce, avec les administrations pédagogiques au téléphone, avec la rondelette voisine qui vient badiner à ses heures creuses. Le cadre est fixe, et sévère, coupant ; il joue sans cesse d’une contiguïté qu’il rejette mais que le son (le bruit des balles, le cri des mioches) invoque. Le jeu des lumières, soleil passant par les fentes écartant les planches de la demeure, chatoiements nocturnes inondant légèrement l’espace, nourrit cette même dialectique de l’exclusion intégratrice : c’est en repoussant esthétiquement le dehors que le film le fait symboliquement rentrer dans le dedans, sous une forme de rapport pas loin de celle instituée par Souvenirs de la Géhenne – rapport sur fond d’écart, lien délié, causalité suspendue. C’est peut-être là une des nouvelles pistes dessinées par une tendance actuelle du documentaire : ne plus penser le sujet au sein d’un territoire délimité, mais jouer à la fois d’une concentration et d’une distension de ce territoire, en dédoubler les dimensions – le très grand et le très petit plutôt que la moyenne mesure. C’est en réduisant l’espace filmique à la taille d’une chambre que Noche herida parle de la Colombie. Et Souvenirs de la géhenne étend sans cesse les frontières du territoire filmique pour mieux parler d’un acte précis. Affolement des dimensions qui rompt avec une certaine tradition documentaire, d’inspiration ethnologique, pour laquelle la perception de l’individu était en même temps celle de son décor immédiat – mais seulement immédiat. Formule fonctionnant encore pour une mondialisation embryonnaire, quand les cinéastes pouvaient voyager mais que leurs sujets s’ancraient fatalement dans des zones limitées ; le global ayant achevé sa conquête, permettant l’échange permanent de tous les lointains, la connexion de chaque point avec tout autre, les jeux du champ et du hors-champ s’en trouvent déréglés, et c’est finalement en les coupant l’un de l’autre qu’on fait mieux apparaître la dépendance fluctuante qui les lie.

Très attendu après qu’Et maintenant ? a fait savoir au monde qu’il existait encore des formes suprêmes de beauté cinématographique, Rabo de Peixe, le dernier film de Joaquim Pinto, co-réalisé avec son amant Nuno Leonel, ne déçut que ceux qui ne voulaient pas voir la nette continuité entre le journal fabuleux d’une médication et l’enquête sur les pêcheurs faisant valser les cadres ethnographiques pour privilégier, au-delà du savoir, la passation d’un regard. Filmé il y a plus de dix ans, le matériau de Rabo de Peixe semble avoir été monté plus tardivement ; la voix-off, partagée entre les deux amants, a dès lors un temps de retard sur les événements, et s’en trouve pétrie d’une saudade joyeuse qui faisait déjà la pâte d’Et maintenant ?. Le film s’ouvre sur une vieille carte des Açores, comme le film précédent trouvait dans un livre du monde daté de temps anciens la clé de son discours migrateur – l’antique cartographie est ce qui lie territoire et rêverie, le chiffre du pays imaginaire qu’est chacun des films. Et, là encore, la quête acharnée est celle, tout simplement, de la vie, mot-mana qui souvent égare ceux qui le prononcent, qui ici sonne magiquement comme vérité évidente. Chercheurs d’intensité, Pinto et Leonel ont vu dans les pêcheurs l’emblème d’une existence aussi brave qu’axée sur une matérialité vitale. La phrase de Simone Weil citée alors que défilent des plans d’un micro-rafiot voguant sur l’océan, disant que le pêcheur, aussi périlleuse soit sa vie, ne connaît pas l’aliénation de l’ouvrier, qu’il embrasse la liberté du grand large, résume cette recherche d’une vie non mutilée. Et un autre moment où la voix de Pinto raconte le retour sur les lieux après un an de tournage de fiction au Maroc dit tout l’écart entre les deux pratiques : à la fiction la vie simulée, la fabrication factice, au documentaire les grands vents de la vie que rien ne voile. Le film est fait de cela : plans anodins, sans spectaculaire, sur les travaux et les jours, dans une veine héritée de Flaherty ou de La Terre tremble, moments de répit où l’amitié se donne libre cours, moments de peine où le corps déploie ses puissances, moments de tendresse, toujours – « délicatesse », ce mot si cher, si flou et indéterminé, qu’on utilise souvent à défaut de pouvoir mieux cibler son désir, n’a jamais trouvé d’objet plus approprié que Rabo de Peixe. Insaississable affect que celui instillé par ce film qui a la beauté de l’évidence. Peut-être parce qu’il se situe au-delà du savoir, par-delà aussi la transmission d’une expérience, parce qu’il est moulé avant tout dans l’amour des hommes et du monde et que sa forme est celle de la générosité. Film solaire, aussi pluvieuse et maritime soit la terre qu’il documente, film sur lequel les mots ricochent parce que le bonheur ne s’écrit pas.

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Images : Souvenirs de la Géhenne, de Thomas Jenkoe / Underground de Mary Lampson, Emile de Antonio, Haskell Wexler (1976) et Une jeunesse allemande, de Jean-Gabriel Périot / Rabo de Peixe, de Joaquim Pinto et Nuno Leonel.