Suite à la déprogrammation quasi totale de ses sélections parallèles pourtant alléchantes, en particulier la très éclectique sélection « Dé/montage(s) », le cœur battant du Festival de Réel ne se laissait plus découvrir que dans ses programmations compétitives [11] [11] Pour aller plus loin, on se reportera avec profit aux entretiens réalisés par l’équipe du journal du Cinéma du Réel, prochainement disponible sur le blog du Réel. . Si l’on pouvait alors craindre que le Réel ne manque d’une certaine profondeur historique, il n’en a rien été puisque force est de constater que les documentaires présentés cette année au Centre Pompidou puis au Forum des Images étaient tout affairés à la digestion, la décomposition et la refiguration des structures culturelles et esthétiques que l’histoire leur a léguées comme os à moelle. Ainsi, la présentation dans la compétition « Premier Film » de plusieurs œuvres dépeignant la construction de nouveaux usages des rites et des récits mythiques dans notre société de communication généralisée ne laissait pas d’interroger tout en déjouant habilement les inévitables aprioris des laïcs grincheux. L’inventivité de ces cinéastes israélien, italien ou français ne cessait en réalité de recréer ou de mettre en lumière le bouillonnant devenir des vieux mythes cristallisés pour en signifier le progressif réemploi dans la sphère publique, agora plus que jamais composite et ouverte aux usages paralogiques du langage.
Ainsi d’Hakir dont le dispositif aussi efficace que fragile superpose à ses déambulations filmées autour du Mur des Lamentations le théâtre intérieur d’une famille qui voit son éclatement progressif raconté au téléphone par la mère du cinéaste. Les conversations tantôt véhémentes, tantôt éplorées, enregistrées directement via téléphone portable, contrastent avec les scènes de genre vécues au pied du mur (une mendiante en supplication, des rabbins en habit traversant la place envahie de touristes) mais aussi avec des scènes grandioses comme celle du serment nationaliste d’unités de conscrits avant leur enrôlement, ou bien du prêche exalté d’un rabbin assurant avoir trouvé dans la ruse adultère d’un des personnages mineurs du Livre les raisons de l’exil du peuple élu. Au gré des interrogations de la jeune Moran Ifergan, marquée par son éducation juive orthodoxe, le film hésite sans cesse dans sa représentation du Mur : tantôt une ombre bienveillante protégeant malgré ses doutes l’identité minoritaire de sa réalisatrice – une jeune femme israélienne, divorcée, sans emploi –, tantôt lieu ridicule de superstitions périmées mais néanmoins touchantes (des petits vœux de papier glissés dans les fentes du Mur ancestral). Finalement rendu, par manque d’engagement peut-être, à sa nature indéfinissable d’ « espace public », ce haut lieu de pèlerinage mondial ne cesse de remettre en mouvement, au rythme des balayeurs qui viennent chaque jour nettoyer le mur de son ciment de bonnes volontés, les dynamiques privées des habitants locaux, qui fréquentent cet endroit comme un petit marché des indulgences pour y exposer inlassablement la vie intime de la cité.
Dans son documentaire au titre ambivalent, Pagani, Elisa Inno a quant à elle choisi une immersion complète de plusieurs années dans la ville homonyme pour dépeindre les pratiques hétérodoxes d’une communauté religieuse de l’Italie du Sud. Devant la déshérence progressive par les femmes de la région du culte de l’église de Notre-Dame des Poules, une communauté homosexuelle a repris en charge sa très touristique fête de la « Grande Mère ». Ce rite dont l’origine ancestrale s’est historiquement mâtinée de symbolique chrétienne célèbre la déesse païenne tutélaire de la régénération du monde symbolisant le lien entre la sexualité humaine et la fertilité naturelle. L’office rendu par les femminelli, ces travestis masculins dont l’importance rituelle, et de fait sociale, est devenue essentielle à la vie de la commune, colore par sa profusion certains plans très picturaux. Au milieu du film, un tableau vivant qui n’aurait rien à envier aux baroquismes ibériques ou latino-américains dépeint la sortie hors d’un utérus factice d’un monstrueux et ithyphallique nourrisson. Le reste du temps filmé très simplement, mais avec application, Pagani suit chronologiquement la progression liturgique avec une précision descriptive dans laquelle on reconnaît la rigueur d’une cinéaste jouant non seulement son rôle de témoin de la fragilité des traditions locales face à la globalisation culturelle, mais également de progressive initiée aux mystères d’un mythe qui structure en profondeur les nouvelles relations sociales de l’ancienne ville romaine.
Film d’enquête entrecoupé de longs plans déambulatoires dans la nuit indigo et mystérieuse, Vetal Nagri tient autant de l’horreur en sourdine d’un Apichatpong Weerasethakul que du dispositif sociologique d’un Chronique d’un été indien. Dès le générique d’ouverture qui traduit en sanskrit le patronyme pourtant bien français de son réalisateur, Léandre Bernard-Brunel, le film joue de la progressive métamorphose du regardant en une entité chimérique qui déréalise le dispositif pourtant classique de l’entretien filmé. Pour adopter tout en mettant à distance ces récits mythiques, Vetal Nagri instaure un dispositif bicéphale : la caméra, toujours sur le dos de l’interprète gujarati lorsqu’elle filme les récits rapportés par des villageois, se fait la réactualisation de la figure mythique sur les traces de laquelle elle s’est lancée : le roi Vikram portant sur ses épaules le vampire Vetala, grand conteur et débusqueur de fantômes. Prospectant les rues de Vadodara, un village du nord de l’Inde, le cinéaste se lance en quête d’histoires fantastiques pas si datées qui mettrait en scène qui un esprit lubrique possédant les hommes du village, qui une mystérieuse dame blanche terrorisant la nuit les voyageurs. Peu importe alors la véracité accordée à ces histoires, dont les plans nocturnes qui rythment le film nous font bien sentir que la magie locale est de toute façon atmosphérique – ces récits ne sont rien de moins que des prétextes pour entretenir et développer une socialité fondée sur une circulation ininterrompue de la parole, au gré des fabulations toujours plus inventives des villageois.
Plusieurs dispositifs matériels viennent ainsi donner du corps à cette parole rituelle et réintégrer au sein du rite public les métiers traditionnels du village : ouvrant le film, un chaleureux vendeur de préparations épicées, traditionnellement enroulées dans des feuilles d’arbres, tient une minuscule boutique nocturne devenu le lieu privilégié de la lecture du journal local, ce relais infini de faits divers systématiquement expliqués par des phénomènes de possession que le réalisateur a placé là comme un catalyseur de la parole. Plus tard, le marchand de couleur a diversifié son offre traditionnelle en proposant désormais à l’achat des poudres fluorescentes ou réactives aux ultraviolets : enduites de ces préparations, les stèles votives ou les idoles de Ganesh n’ont plus vocation à une visibilité immédiate, mais entrent elles aussi dans le régime fantomatique qui forment la pleine réalité du quotidien de ce village.
Cherchant par des manipulations drastiques à redonner de l’air à des possibilités graphiques qu’ils jugent uniformisées, Sebastian Mez et Shelly Silver subvertissent chacun leur tour des formes consensuelles de notre culture de l’image contemporaine : la carte postale, devenue déroulement magistral d’un espace sans plus aucune saillie touristique, mais tableau sublime et désarmant d’une désolation ; la temporalité intempestive de la publicité jaillissant sur tous nos écrans personnels, transformée d’une promesse de bonheur utopique en un inquiétant message apocalyptique.
Comme d’aucuns écriraient d’un pays lointain pour griffonner au dos de leurs images-stéréotypes leur incapacité à trouver du sens à une situation en fin de compte inextricable, Sebastian Mez propose d’abord au spectateur un défi visuel à la compréhension du conflit israélo-palestinienne. Ce défi prend la tournure d’une incommensurabilité de la réalité et du cadre, pourtant très étiré, grandiose presque, que sélectionne la caméra. Postcards from the Verge laisse ainsi défiler dans sa première partie ses noirs et blancs tranchants du désert de la vallée du Jourdain et des petites villes qui y subsistent, comme autant de rappels ironiques d’une vie impossible. Dans un paysage aride, illisible et comme a-graphique surgissent parfois les arêtes anguleuses tristement familières d’un blindé à la carrosserie cabossée, vestiges à peine signifiant d’un conflit dont on semble exhumer les vestiges millénaires. La platitude curieusement inexpressive du paysage pourtant saturé de signes guerriers rend parfaitement compte de la réalité verticale de cette partie du monde, dont l’horizon n’existe que jusqu’au prochain mur sur lequel vient buter la vision, que l’on viendra rapidement recouvrir de graffitis comme pour y reconstruire la possibilité d’un paysage. C’est finalement par le son que revient l’espace dont l’immensité abstractive de l’image nous avait privé. D’abord le récit d’un jeune Palestinien, témoignant de son refus de devenir indicateur pour la police frontalière israélienne, puis une guitare électrique distordue qui vient accompagner le déraillement progressif de l’image en de multiples surimpressions. Le cadre mue alors soudain en de nouveaux formats qui viennent témoigner de l’hétérogène d’une expérience de l’espace qui commence peu à peu à s’organiser, à construire progressivement une voie d’accès, un chemin de montagne, au travers du rempart photographique.
Le son est également d’une grande importance dans la dernière œuvre de Shelly Silver, A Strange New Beauty, mais il n’a que très peu à voir avec les retrouvailles du sens et de percée des images qu’essayait d’organiser Postcards from the Verge. Une succession de plans fixes tournés dans le jardin ou bien les immenses salles à manger d’un quartier cossu de Californie vient s’étaler en triptyque sur une partie de l’écran. Ces images font le tableau d’une vie tranquille, bien réglée, sédentaire, que beaucoup considérerait comme idéale et intemporelle. Au contraire, le texte bariolé brutalement agencé sur l’image ou autour d’elle et la piste audio superposant son fracas tentent d’y faire percer l’étrange et le nouveau. Des cris sciemment mixés au-delà du supportable viennent rompre la continuité d’une parole-fleuve remplissant le film comme se déversent des litres d’eau chlorée dans une piscine, jusqu’à devenir une surface parfaitement plane où faire advenir, comme sur une feuille de papier, les mots les plus violents. L’espace domestique de ces riches propriétés n’est plus espace habitable – il n’y a aucun être humain dans le film – mais espace entièrement plastique dédié à la lecture symptomale d’un inconscient collectif à partir de la forme publicitaire, dont les éclats obscènes accompagnant notre quotidien sont parodiés jusqu’à rendre visible leur propre démesure. Non plus espace tridimensionnel, mais lieu d’un exposé quasi anatomique de notre usage polyphonique – et probablement pathologique – de la vidéo, A Strange New Beauty sacrifie tout entier le cinéma pour proposer son mode de « lecture » novateur d’un corps malade, celui d’un enfant à qui est promis le monde futur.
Barnabé Sauvage
Deux films de la compétition officielle, Luz Obscura et Ejercicios de memoria, proposent le même geste de délégation de la mémoire. Susana De Sousa Dias dans Luz Obscura poursuit son travail sur les archives photographiques de la police politique (PIDE) sous le régime de Salazar[22] [22] Voir l’entretien réalisé par Vitor Zan avec Susana De Sousa Dias. . Comme dans Nature Morte en 2005 et 48 en 2009, la réalisatrice prend comme point de départ ces photos d’hommes et de femmes incarcérés par la PIDE, en enquêtant sur la photo d’une mère posant avec son fils. La réalisatrice a retrouvé la trace de l’enfant, Ruiz, de sa sœur et de son frère. Paz Encina, dans Ejercicios de memoria, ne prend pas le même parti de l’anonymat photographique, préférant interroger les trois enfants d’Agustín Goiburú, ami de son propre père et figure majeur de l’opposition à la dictature de Stroessner. Elle prolonge une réflexion entamée en 2003 sur les « Archives de la terreur », ensemble de documents retraçant les répressions politiques perpétrées par la police nationale.
Les regards documentaires de ces deux films partagent ainsi, en plus de cette construction autour de documents d’archives carcérales, le même don de la parole aux enfants des prisonniers politiques. On constate cette même économie du témoignage qui articule la bande sonore, habitée par les entretiens des enfants devenus adultes, et le flux des images, qui oscille entre exposition du matériau d’archives et créations visuelles donnant corps et figure à la parole. C’est précisément sur ces pouvoirs d’incarnation de l’image que les deux films divergent.
Le film de Paz Encina penche nettement du côté du récit et de l’immédiateté du souvenir. Les premiers plans montrent ainsi une étendue d’eau et un enfant plongeant à l’intérieur de cette nappe liquide et brumeuse. Se suivent alors des plans de l’intérieur d’une maison, plans rapprochés sur des fruits coupés en deux ou sur la nappe de la table. Cette sensorialité de l’image, redoublée par la faible profondeur de champ et la nature réminiscente des entretiens, exhibe et engendre le récit. Cette maison vide, qu’on attribue diégétiquement à Agustín Goiburú, mais qui est empreinte de traces de vie, comme abandonnée sans préavis ou préméditation, véhicule le trauma et la hantise du « disparu » et de l’opposant arrêté dont l’existence devient un secret. Paz Encina cherche à créer cet espace métaphorique du récit à travers ces trois enfants perdus dans la forêt et plongeant ensemble, à la fin du film, dans l’eau amniotique et amnésique. Cet enfantement de la narration scelle alors les conditions de visibilité de l’archive : l’entremêlement de la filiation interrompue par l’Histoire avec le destin, plus générale, de la mémoire nationale du Paraguay.
Le film de Susana de Sousa Diaz suit une autre approche. Le dispositif visuel est plus resserré, alternant des photographies carcérales et des plans fixes d’une rare beauté sur différents éléments naturels, comme le plan inaugural en noir et blanc enfermant les variations des vagues sur elles-mêmes. On retrouve l’élément aqueux, métaphore d’un inconscient collectif embrassant la disparition et la quête difficile du souvenir. On retrouve également la maison d’enfance dans un plan fixe sur une entrée de porte ; Ruiz adulte dessine même dans le sable les différentes pièces organisant l’espace de la maison, tout en commentant, hors-cadre, l’extension spatiale de sa mémoire.
Les deux films relèvent ainsi d’une véritable praxis des processus mémoriels et de l’ambiguïté entre le regard intérieur, le souvenir personnel et sensible de l’enfance, et le regard extérieur, la mémoire empêchée et manipulée par l’effacement méthodique des traces. Luz Obscura va alors encore un peu plus loin dans cette pratique des nappes temporelles de l’enfance en insistant sur le respect moral du témoignage. En effet, la parole n’est jamais coupée ou montée par la réalisatrice qui conserve l’intégrité de la phrase jusqu’à son tressaillement : les sanglots, silences et mastications des deux frères et de la sœur intègrent l’espace sonore et intelligible du discours comme partie intégrante du processus de réminiscence. L’attention à ces bruits, malmenant de l’intérieur la diction, dévoile et traduit le manque de preuve, l’absence de traces et le difficile chemin de la remémoration. Ce respect de la parole contamine également le travail de l’image, la réalisatrice séparant les plans de longs fondus au noir, refusant presque symptomatiquement tout geste de coupure, d’incident visible, de rupture, comme pour mieux signifier le processus thérapeutique du souvenir. Ce respect des sons inintelligibles de la parole et du noir entre les plans traduit un travail d’exhumation : les visages sur les photographies, rendus opaques par l’ensevelissement et l’inhumation de l’histoire, refont surface comme déterrés des limbes institutionnalisés de l’oubli. Susana De Sousa Diaz se pose alors comme héritière d’une dette envers le passé, faisant côtoyer les voix des morts, paradoxalement muettes dans le regard photographique, avec le spasme des paroles d’aujourd’hui, invoquant patiemment, images après images, la mémoire fragile des oubliés.
Pour finir, cette délégation du souvenir, que ce soit dans le récit sensoriel de Paz Encina ou dans l’exhumation lente et fastidieuse de Susana De Sousa Diaz, produit un sentiment de profondeur temporelle. La parole, située dans le temps présent, cherche à éclairer, par le rappel, le passé de l’enfance, alors que l’archive concède au passé une matérialité nostalgique. Ce travail de régénération du passé fait alors endosser, à ces documents et photographies, ce rôle éthique d’attestation des gestes de dissimulations et d’anéantissements autoritaires des preuves.
Clement Dumas
Que le documentaire chinois ait à voir avec les paysages sur rouleau, on le sait depuis que Wang Bing a étalé l’agonie d’un monde sur les neuf heures d’À l’ouest des rails. Sa durée traduisait la spatialisation du regard qu’avaient cherchée les peintres, tout en y ajoutant une touche d’entropie pour laquelle le temps est corrosion. Dans ce dernier trait réside aussi la singularité de ce cinéma par rapport à son ancêtre pictural : chez ce dernier, l’embrassement du vide avec le plein mimait l’infini chemin des mutations, qui n’était jamais que l’autre nom de la permanence ; les élégies charbonneuses du documentaire indépendant voient dans la métamorphose un simple meurtre, et déroulent moins le mariage des vallées et des monts que celui, adialectique, de la croissance et de l’abandon. Peu de documentaires à rallonge qui ne soient creusés dans les vides de l’empire du Milieu, afin que le rouleau devienne linceul.
Deux des films de la compétition internationale rejouaient ce programme en assumant la longueur de regards embués : A Yangtze Landscape de Xu Xin (le titre chinois, Changjiang, n’en dit pas tant) et We the Workers de Huang Wenhai, qui dépassait d’une vingtaine de minutes les deux heures trente du premier. Le film de Xu Xin se pense clairement comme le déroulé d’une toile prenant en même temps la forme d’une remontée, de Shanghaï au Qinghaï – de l’embouchure du Yangzi Jiang à sa source, soit aussi de l’endroit où l’argent coule à flot à celui où l’oppression le tarit (l’une des dernières séquences s’attarde avec compassion sur quelques moines tibétains). Construit comme une suite de stations entrecoupées de travellings fluviaux, il fait succéder à la langoureuse contemplation des berges assez de haltes pour former un petit album des oubliés, du vagabond des décharges au mutilé que le pouvoir musèle. Ce Yangtze Landscape est en noir et blanc, comme peint à l’encre polluée, et privé de paroles ; à cette dernière absence pallient le renfort ponctuel de titres inscrivant à l’écran le rappel de scandales et, surtout, un son strident et répété : le mutisme du film tient à son vœu de faire jouer les crissements contre les discours, de matérialiser les discordances de la croissance au niveau des fréquences – d’où quantité de sons assourdissants, merveilleusement captés et plus éloquents que toutes les dénonciations. C’est peut-être aussi un moyen de rester dans la peinture avec les instruments du cinéma : le souffle (le qi) censé traverser les toiles par la dynamique de leurs éléments prend ici la forme de ces stridulations douloureuses ; manière de dire que la croissance a désaccordé les rythmes et encombré les souffles. Regarder vers la peinture, c’est donc aussi mesurer ce qui écarte le monde d’aujourd’hui de celui dont elle avait figé l’éternité calme. D’où, enfin, la reprise du jeu des dimensions : dans la peinture, elle confrontait la petitesse de l’homme aux volumes de son environnement ; A Yangtze Landscape est sous le coup d’une fascination pour une autre masse, pour l’épaisseur démentielle de constructions qui, des tours de Chongqing au barrage des Trois Gorges, n’en finissent plus d’écraser la silhouette humaine. L’art alors ne dépeint plus l’insertion dans une nature, mais décrie l’étouffement par les structures, de béton et d’acier comme de bureaucratie.
We the Workers entend aussi narrer la façon dont le Parti broie ce qui est supposé être son poumon, les travailleurs. Fait de longs travellings aériens ou de vues nocturnes sur des labeurs occultés, son début particulièrement somptueux lorgne autant vers les anciens rouleaux que vers les grandes heures de la propagande maoïste, lorsque son iconographie glorifiait les corps et les gestes d’un prolétariat regardant avec sérénité l’horizon qu’il s’apprêtait à faire sien. Ces quelques minutes annoncent tout le projet du film : retaper l’auréole, restaurer un peu de dignité à ceux qui ne sont aujourd’hui que l’écume économique d’un pays extrayant leur sueur tout en bafouant leurs droits. Il est malheureux qu’il en dévie si vite, en suivant une bande d’avocats certes apostoliques – ils luttent bravement pour organiser les travailleurs – mais franchement insupportables, si obsédés par leurs sacrifices à la cause qu’ils n’ont pas peur de répéter à l’envi des propos qui à la longue lassent un peu. À trop les accompagner, le film s’enferme avec eux dans un discours où la foi le dispute à l’orgueil, sans être vraiment capable d’aller à la rencontre de ces travailleurs dont tous parlent mais qu’en définitive on ne voit que bien peu. Dommage, car l’idée – trouver le discours du droit pour donner forme à la loi – était aussi belle qu’inédite. Elle était peut-être aussi difficilement réalisable : ces conflits sont trop sensibles pour qu’on puisse aisément les filmer, et le réalisateur est trop souvent obligé de se replier sur les dires de ces champions du peuple qui à la fin lui font écran.
Habitué du Réel et de ses récompenses, Dieudo Hamadi a remporté avec Maman Colonelle le Grand Prix qu’avait frôlé de près Examen d’État (prix international de la Scam en 2014). Le titre du film résume la dualité qu’il travaille en conjuguant deux autorités, la maternelle et la policière. La femme dont il dresse le portrait, Honorine, dirige une brigade de protection des femmes et des enfants avec une poigne aussi ferme que douce, et mêlant aux rigueurs de la loi les caresses de la compassion : tout Maman Colonelle est construit sur ce va-et-vient entre le bras vengeur et celui qui berce, entre la punition et la réparation sans laquelle elle ne vaudrait rien. Aussi, la stature imposante de son personnage s’y prête à merveille, et les scènes admirables où elle sermonne des foules attentives parviennent à pousser l’indistinction des deux registres au plus loin. Hamadi est familier de ce type de trouble, sans qu’on puisse trop savoir si ce brouillage entre le familial et l’étatique relève chez lui du constat social ou de la morale politique. Elle est en tout cas à la base de ses récits de la communauté des réprouvés : dans Examen d’Etat, une bande de bacheliers exclus du lycée faute d’avoir pu payer les enseignants comprenait que la réussite n’était offerte qu’aux groupes, et mettait en place une sorte de communisme scolaire ; ici, la madone au fusil fait surgir une assemblée de mutilés pansant leurs plaies en groupe.
La première scène la montre en sainte patronnesse prodiguant conseils et avertissements aux femmes de Bukavu sur qui elle veillait jusqu’alors, et dans les voix desquelles pointe des douleurs dont la suite du film cherchera l’écho et la cause. Elle la trouvera à Kisangani, où le réalisateur suit la colonelle et assiste à sa rencontre avec des veuves violées lors la « guerre des six jours », un épisode de la seconde guerre du Congo aussi sanglant que refoulé. À partir de là s’enchaînent les scènes brèves et déchirantes : visite au marché pour exhorter la foule aux justes conduites, rendez-vous avec ceux qui gardent la mémoire des massacres, réprimandes de parents au bras aussi dur que léger et, surtout, lors d’une scène dont seule la délicatesse du cinéaste peut balancer la violence, sauvetage d’une bande d’enfants accusés de sorcellerie et exorcisés au moyen d’atroces sévices. La colonelle finira par confier les enfants à la garde des veuves pour lesquelles elle a transformé une part de ses locaux en logements. Les quelques plans sur le bonheur conquis malgré tout et les sourires qui se dessinent enfin sur le visage de gamins qu’on avait d’abord vus en douleur arrachent plus de larmes que tous les mélos du monde.
La dernière scène prolonge cette tendresse pour en faire un hopeful end. Très brève, elle montre trois femmes venir d’elles-mêmes apporter quelques économies à la colonelle pour soutenir son effort de paix. Sa beauté réside d’abord dans la générosité de ce geste et dans l’émotion de celle qui y répond. Mais elle est redoublée par la grâce de Hamadi, qui n’a pas peur de tels effets – ailleurs, la scène aurait viré à l’apologue grossier – parce que l’élégance discrète de son style leur évite toute lourdeur. Qui a vu ses films sait combien il est difficile de caractériser sa signature visuelle, tant son tact a peu à voir avec des procédés repérables et dicibles – il penche plutôt vers une sorte d’évidence sans nom, qui ne cherche même pas à éblouir mais capture l’œil comme cela arrive rarement. On se permettra de conclure l’éloge sur cet ineffable.
Gabriel Bortzmeyer