L’édition 2024 du Festival Cinéma du réel a consacré une rétrospective inédite en France à la documentariste Claudia von Alemann. Rétrospective partielle, d’ailleurs, car l’œuvre de Claudia von Alemann commence tout juste à être restaurée par la Deutsche Kinemathek. Née en 1943 d’une famille aristocrate est-allemande, Claudia von Alemann a grandi en Allemagne de l’Ouest puis suivi des études en sociologie et en arts à l’Université de Berlin et à l’école d’Ulm. Au fil du XXe siècle, la cinéaste transforme son style documentaire d’une approche didactique en une démarche intimiste, en passant par une longue période de cinéma militant. Le récit qui suit ne cherche pas à traiter la carrière de Claudia von Alemann avec exhaustivité, n’ayant pas pu découvrir toute la rétrospective, rétrospective qui elle-même se heurtait aux lacunes archivistiques (un certain nombre de films militants sont encore introuvables). Raisonner cette œuvre hétéroclite consiste en partie à adopter à son égard une approche générationnelle, celle de la jeunesse allemande et occidentale d’après-guerre qui a bondi à pieds joints dans les aventures politiques des années 1960-70.
En 1967, Claudia von Alemann se rend à Knokke-le-Zoute filmer le festival Exprmntl. Bousculé par de multiples controverses, le festival organisé en partie par la Cinémathèque royale de Belgique se voit le théâtre d’affrontements politiques – des socialistes allemands, dont Harun Farocki, viennent revendiquer la révolution culturelle devant un film de Koji Wakamatsu – et de happenings animés par le trublion du monde de l’art de l’époque, Jean-Jacques Lebel. Exprmntl 4 Knokke, co-réalisé avec Reinhold E. Thiel, devient finalement moins le compte-rendu d’un festival que le reflet de l’ébullition du champ artistique d’avant-garde. Le primat accordé aux bousculements politiques vient précisément du goût de la cinéaste pour la parole, et la prise de parole. En 1967, puis en 1968, la parole devient vectrice d’une conflictualité à travers force invectives et provocations.
C’est d’ailleurs par une prise de parole que commence Ce n’est qu’un début, continuons le combat (1968). À la section cinéma de l’Université de Vincennes, Jacques Kébadian et d’autres cinéastes rappellent leur action et appellent les étudiants à utiliser le matériel de l’université pour tourner des films militants. Si Claudia von Alemann est arrivée à Paris dès le mois de mai et a commencé à filmer les États généraux – ces rushes ont disparu lorsqu’elle montait le film –, Ce n’est qu’un début se concentre sur l’après-mai. État des lieux du cinéma militant post-Mai 68, Ce n’est qu’un début réfléchit aux conditions de production et de diffusion d’un cinéma qui réponde aux luttes des travailleur·se·s. Après avoir abordé la production d’un film amateur dans un foyer, Claudia von Alemann rend compte des séances clandestines de films de Mai 68 et des réunions des États généraux du cinéma qui supervisent le développement des pellicules et la diffusion des films. Le cinéma militant devient l’un des acquis de Mai 68 qu’il convient de défendre quitte à vivre dans le secret. Pour paraphraser Michel de Certeau dans son article La prise de parole, on a pris la caméra comme on a pris la Bastille.
La conversion de Claudia von Alemann au cinéma militant naît d’un besoin de transformer le film en support d’une pensée idéologique. À leur manière, Elridge and Kathleen Cleaver in Algiers (1970) et Par leurs propres moyens – Femmes au Vietnam (1971) ont pour premier objectif de servir une lutte politique. Ainsi les deux militants Black Panther, Elridge et Kathleen, s’expriment-ils chacun leur tour sur l’annulation de leur venue en RFA à l’invitation d’étudiants ouest-allemands. Sans coupe, les prises de parole ne sont soumises qu’au métrage de la pellicule. La parole nue des deux Black Panthers s’intègre dans une dynamique plus générale du contrôle de son image par Elridge Cleaver. Exilé à Alger suite à des poursuites judiciaires aux États-Unis, le ministre de l’Information du Black Panther Party intéresse régulièrement les cinéastes. Ainsi William Klein le filme-t-il à deux reprises en 1969 dans Festival panafricain d’Alger et Elridge Cleaver, Black Panther. Le Black Panther tient à l’intégrité de sa parole et les cinéastes se soumettent à ses exigences. De même, Par leurs propres moyens superpose à un commentaire écrit par Claudia von Alemann des images tirées du 17e parallèle de Joris Ivens et Marceline Lorridan ainsi que celles tournées par le service cinéma du Vietnam-Nord. Un entretien avec Nguyen Thi Binh, haute responsable du FNL, vient suppléer ces archives. En définitive, les films militants de Claudia von Alemann ne cherchent pas à innover ni d’ailleurs à générer leurs propres images, du moins en apparence : ces films de contre-information sont mis au service de luttes anti-impérialistes. Par leurs propres moyens s’achève d’ailleurs en alternant les images de la Guerre du Vietnam et celles des femmes qui peuplent les mouvements de soutiens occidentaux, incitant ainsi à créer « deux, trois Vietnam ».
…ce qui importe c’est de transformer (1972) achemine le cinéma de Claudia von Alemann vers une nouvelle dimension. Tourné auprès d’ouvrières de la sidérurgie, le film dévie de la mission de contre-information propre au cinéma d’intervention sociale pour une forme plus créative. Si la réalisatrice n’abandonne pas le commentaire démonstratif qui constitue ses précédents films (et sa marque de fabrique), elle fait pourtant de l’entretien avec ces femmes le principe de sa démarche. Le point de vue de Claudia von Alemann s’intègre dans deux perspectives de son temps : la prolifération de récits d’usine de la part d’établis (pratique des maoïstes européens de s’engager comme ouvriers dans les usines à la fois pour quitter leur statut d’intellectuel et pour inciter les masses à la révolution), et le renouvellement des pratiques documentaires, qui toutes deux mettent en valeur les processus de hiérarchie à l’œuvre au sein du prolétariat. Alors que Robert Linhart soulignait en 1968 la relégation des travailleurs immigrés à des postes subalternes, Claudia von Alemann y intègre une lecture plus genrée. Prêtant attention aux gestes de travail, la cinéaste rappelle comment l’opposition cultivée par le patronat entre les tâches complexes (propres aux « ouvriers qualifiés » masculins) et les tâches simples sert à légitimer la différence salariale [11] [11] L’attention portée à la vie privée rappelle les propos tenus par la documentariste Cecilia Mangini dans son film Essere donne (1965). La cinéaste italienne est l’une des premières dans ce film, produit par le Parti communiste italien, à introduire le travail domestique comme continuation du travail économique, celui mené à l’usine. Une idée émerge donc : ce travail domestique sert le capitalisme en ce qu’il permet à l’homme de se décharger de tâches quotidiennes pour améliorer sa productivité. . La perspective cherchant à substituer au terme « tâches ménagères » celui de « travail domestique » se place dans le sillage des réflexions politiques que la deuxième vague de féminisme a essayé de développer en adoptant une perspective marxiste sur la domination masculine.
Au milieu de …ce qui importe c’est de transformer, il y a ce moment de grâce : le montage successif de plans rapprochés des gestes des ouvrières. Ces gestes uniques et répétés sans variation sont le symptôme de la domination et, à partir de ces stases poétiques, le film prend parfois un tour mélancolique, où la répétition et l’aliénation révèlent une tristesse contenue [22] [22] Le film préfigure en partie le sublime Avec le sang des autres (1975) dans lequel la chaîne des usines Peugeot de Sochaux devient l’instrument mortifère de vies usées à l’alimenter, à l’entretenir . …ce qui importe c’est de transformer s’appuie par ailleurs sur des entretiens de femmes ouvrières dont les témoignages se débarrassent des revendications partisanes. C’est par le montage qu’émerge le regard de la cinéaste : en adossant les regards des femmes entre elles ou en interposant des articles de loi en bancs-titres pour donner à la parole une perspective historique. De même, la prise de parole de Kathleen Cleaver autorise Claudia von Alemann à accélérer son montage et rompre avec le plan séquence en insérant des plans en bancs-titres d’affiches révolutionnaires. Entrer dans la subjectivité des femmes filmées permet à Claudia von Alemann de s’échapper de la surdétermination idéologique. Ainsi dans Par leurs propres moyens, lorsqu’elle évoque les sévices subis par les femmes vietnamiennes, un long arrêt sur l’image d’une mère et sa fille vient déborder le simple commentaire.
À partir du Voyage à Lyon (1981), son premier long-métrage de fiction, Claudia von Alemann mêle une redécouverte de l’histoire au féminin couplée avec une exploration de l’intimité. L’héroïne déambule dans Lyon sur les pas de Flora Tristan, pionnière du socialisme français. Sa solitude, renforcée par des plans fixes dans les traboules désertiques, renvoie simultanément à sa difficile acculturation au Lyon populaire et à son désarroi personnel. Quand l’héroïne entre chez une brocanteuse pour trouver des gravures des Canuts et de leurs révoltes, la bouquiniste ne lui donne à voir que des images de métiers à tisser. En s’opposant aux images commandées par la bourgeoisie du début du XIXe siècle, l’œuvre historienne de Claudia Von Alemann veut se recentrer autour de figures révolutionnaires, prolétaires et féministes. La découverte des socialistes françaises préside aussi à la réalisation du Siècle prochain nous appartiendra (1987), série de courts-métrages pour la télévision sur l’histoire des socialistes allemandes pour laquelle Claudia von Alemann a tenu à consacrer un épisode à leurs camarades d’Outre-Rhin. Ces références aux prémices du socialisme européen cherchent une filiation, bien sûr, mais surtout des cadres théoriques à la convergence entre le féminisme de la lutte de genres et le socialisme de la lutte des classes.
Nuits claires (1988) prend a contrario le parti du présent. Claudia von Alemann réunit au Centre culturel canadien deux autres réalisatrices : Danielle Jaeggi, cinéaste suisse, et Paule Baillargeon, actrice et réalisatrice québécoise. Adossant à leurs discussions des images de leurs films, les trois femmes finissent par éluder le cinéma pour interroger leur nouveau statut de mères. Toutes trois ont enfanté au début des années 1980 alors qu’elles arrivaient sur leur quarantaine, élèvent plus ou moins seules leurs enfants et revendiquent de s’écarter du modèle de leurs mères pour qui la maternité avait tout du fardeau. Claudia von Alemann avait interdit à Danielle Jaeggi et Paule Baillargeon de se plaindre de leur condition de mères lors du tournage. Justement, Nuits claires évalue positivement la mutation que leur génération (celle des baby-boomers) a connue, considérant les acquis de la régénération du féminisme et de l’émancipation sexuelle qui leur a permis de choisir d’être mères, contrairement à leurs aînées. Mais, selon les mots de Claudia von Alemann, ce choix a eu un effet : « Nous n’avons rien transmis à nos filles ». En retardant d’une génération leur maternité, ces trois femmes constatent qu’elles se sont coupées de la cohorte qui les suit, que leur engagement a échoué à organiser sa filiation et que les femmes nées dans les années 1960-1970 ne leur sont pas connues.
Dans les années 1960, la jeunesse allemande se radicalise à cause de deux facteurs. D’une part, l’interdiction du Parti communiste en RFA rabat les jeunes gens politisés vers le gauchisme, porté en partie par le marxisme-léninisme. D’autre part, le choix fait par le gouvernement allemand de conscientiser toute une classe d’âge aux crimes du nazisme et à l’extermination des Juifs. Leurs parents avaient, à leurs yeux, commis a minima la faute impardonnable de se taire. Le 68 allemand dont Claudia von Alemann est tributaire se comprend comme une rupture générationnelle. Si la jeunesse n’est pas une classe sociale elle est, en Allemagne, le porte-étendard d’une mémoire que leurs parents refoulent. Ainsi, au moment de la (ré)unification, Claudia von Alemann, fille d’un officier de la Wehrmacht, interdite de séjour en RDA, revient-elle en Thuringe dans sa maison de naissance devenue un centre d’accueil pour l’aide sociale à l’enfance. Ombres de la mémoire (2000), le quatrième opus de ces films tournés dans les années 1990, relate le retour de la mère de la cinéaste en Thuringe, après près de cinquante ans passés à l’ouest. Claudia et sa fille Noemi interrogent le passé de la vieille femme et son assentiment à l’idéologie nationale-socialiste. Loin du cinéma de réparation ou de réconciliation, les questions de Claudia et Noemi nomment les fautes, creusent l’écart du regret, mettent leur aînée face à ses contradictions. Il s’agit dans Ombres de la mémoire moins d’une réunification que d’une cohabitation entre celles qui ont cru à l’idéologie antisémite du NSDAP et celles qui n’ont pas eu cette occasion.
Le passé nazi de l’Allemagne ne finit par apparaître que dans les derniers temps de l’œuvre de Claudia von Alemann. Auparavant, le génocide n’est mentionné que par le couple Cleaver comme une provocation. Le cinéma de von Alemann a quelque chose de la fuite en avant, précipitant la révolution, les transformations sociales, pour s’exonérer d’un péché originel dont son nom-même marque les stigmates – elle laisse tomber la particule aristocratique au milieu de sa période militante. En témoigne la sécheresse de films militants qui se manifestent avant tout comme des supports idéologiques. C’est finalement en affirmant sa biographie, en élucidant sa subjectivité, que Claudia von Alemann finit par affronter ses démons nationaux. Ses films ne cessent d’écrire l’histoire en réexaminant le passé, en promouvant des figures oubliées mais surtout en essayant toujours d’agir et d’intervenir dans le présent.