Cinéma du Réel, 2024. Rétrospective James Benning

Des films comme les autres

par ,
le 17 avril 2024
11 x 14, James Benning, 1976

Si James Benning devient petit à petit un habitué du Cinéma du Réel, c’est la première fois que le festival lui consacre une rétrospective, menée par Antoine Thirion, qui avait déjà dirigé une rétrospective consacrée au cinéaste au Jeu de Paume, en 2009. Pour faire des choix dans cette œuvre longue aux formes de plus en plus variées, le cinéaste américain a proposé une série de doubles programmes, qualifiés « d’expériences », faisant se répondre un de ses anciens films tournés en pellicule (ici présentés dans des versions numériques restaurées) et ses films plus récents tournés en numérique (la rétrospective de 2009 avait d’ailleurs eu lieu exactement au moment de cette transition vers le numérique). Ces restaurations, malgré leur grande qualité, ne nous empêchent pas d’imaginer la perte que le numérique constitue pour des films comme ceux-ci : dans 11 x 14 (1976) ou 13 Lakes (2004), quelque chose disparaît dans le passage de l’analogique au numérique, et les subtiles particules de lumière du premier, les minuscules vaguelettes du second, sont parfois un peu noyées dans les pixels alors que l’on peut imaginer qu’elles auraient plus sereinement trouvé leur place dans le grain du 16mm. En cela, la rétrospective valait aussi comme une défense du travail numérique de James Benning, deuxième partie d’une œuvre à la fois de plus en plus simple et de plus en plus complexe, qui ne cesse de s’étendre année après année, notamment avec son nouveau film Breathless, projeté en avant-première mondiale lors du festival.

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Le premier film que Benning tourne en numérique est Ruhr, en 2009, ici présenté conjointement avec 11 x 14, un de ses premiers films, datant de 1976. Cette rencontre, faisant de Ruhr une sorte de Numéro Deux godardien (c’est-à-dire un « second premier film »), fait autant ressortir la régularité de la pratique du cinéaste que les différences que le temps et la technique ont tracé : si la durée étendue, la place du paysage et la complexité de la construction sonore subsistent, la fiction est absente dans Ruhr, et a quasiment disparu du cinéma de Benning, alors qu’elle était le sel de 11 x 14. D’autre part, il est remarquable que ce changement technique s’accompagne d’un moment de décentrement ; c’est la première fois que Benning tourne un film dans un environnement aussi urbain et bétonné, et la première fois qu’il tourne hors du continent américain.

Ruhr, James Benning, 2009

Mais ce qui change principalement d’un film à l’autre, et donc d’une partie de l’œuvre de Benning à l’autre, c’est, en quelque sorte, le passage d’un arbitraire à l’autre. La période la plus « radicale » de Benning débute juste avant son passage au numérique, avec Ten Skies (2004) et 13 Lakes ; or, dans ces films de pure exposition d’un paysage, où la fiction s’était déjà à peu près absentée, la durée des plans était motivée par un impératif technique, c’est-à-dire la durée d’une bobine de 16mm. Dans Ruhr, les possibilités des caméras numériques permettent de laisser la caméra tourner pour un temps théoriquement illimité, et la durée des plans doit donc être définie en avance par Benning, la technique ne lui apportant aucun « alibi ». C’est le geste paradoxal de ce film gris et austère, qui affirme les principes benningiens en les désaxant. Le dernier plan de Ruhr, en fait sa deuxième partie, doit aussi être vu comme une profession de foi de son œuvre numérique à venir et des possibilités qu’elle offrira : un plan unique d’une heure sur la cheminée d’une usine, ou plutôt un plan qui montre et ne montre pas cette cheminée, souvent cachée par la fumée qui s’en échappe, puis par le coucher du soleil[11] [11] Cette possibilité du plan à la durée illimitée sera réexploitée par Benning, notamment dans le film Nightfall (2012), qui documente, pendant 1h30, la tombée de la nuit. . Un dernier plan qui n’est pas sans évoquer Empire (1965) d’Andy Warhol, et toute son œuvre dédiée au temps long : Benning s’est souvent placé dans le lignage de l’œuvre cinématographique de l’artiste new yorkais, et il en prolonge ici le geste, avec le luxe de se débarrasser du problème du remplissage technique du chargeur de pellicule (que, dans le cas d’Empire, Warhol aurait délégué à Jonas Mekas).

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La suite de l’œuvre ne fera que confirmer ce décentrement. Le numérique sera aussi l’occasion de réaffirmer le côté collectionneur, chiffonnier voire fétichiste de Benning, avec la projection conjointe de deux films très étranges : American Dreams (Lost and Found) (1983) et John Krieg Exiting the Falk Corporation in 1971 (2010), son premier film de pur remontage et de manipulation d’image. Le premier est une sorte de bric-à-brac cousant ensemble des petits objets et fétiches (appartenant à Benning lui-même) liés au joueur de baseball Henry Aaron, des extraits de journaux intimes appartenant à Arthur Bremer, un habitant de Milwaukee (la ville dont est originaire Benning, et qu’il a souvent filmé) ayant tenté d’assassiner Richard Nixon, des chansons, des discours… Ce que Benning raconte dans ce film, c’est un rapport à une certaine Amérique vernaculaire, celle de son enfance, perdue et (re)trouvée comme l’indique le titre, mais aussi perdue car retrouvée ; l’Amérique comme une promesse non tenue, une contradiction intenable construite sur un mensonge (le génocide des natifs américains est aussi une des toiles de fond de son œuvre). L’œuvre de Benning est ainsi, très souvent, autobiographique, et le numérique lui permettra de prolonger ce mouvement : John Krieg Exiting the Falk Corporation in 1971 est un film de remontage des propres images de Benning, c’est-à-dire le ralentissement extrême d’un plan de quelques secondes issus de son court-métrage Time and a Half (1972), étiré sur plus d’une heure.

On pourrait dire que le cinéma de James Benning aurait pour objet central l’attention, et les films répondent à cette obsession de deux manières différentes : en la triturant, la séparant, l’empêchant de se concentrer sur un objet précis, et au contraire, en la mettant à l’épreuve d’une quasi fixité, en exigeant qu’elle se porte sur un minuscule battement. Or les films de paysages de Benning, pourrait-on dire, mélangent ces deux régimes d’attention : l’eau et le ciel, dans 13 Lakes, sont parfois d’une immobilité complète, mais tous les plans sont aussi gorgés d’une multitude de détails ; d’une certaine manière, dans les plans où il pleut, chaque goutte de pluie apparaît comme un nouvel objet plastique, multiplié des milliers de fois dans l’espace et dans le temps (les lacs s’étendent à perte de vue, jusqu’à l’horizon qui coupe le cadre en deux ; les plans durent 10 minutes). Dans two moons (2018), présenté dans la même « expérience » que 13 Lakes, c’est à la fois le mouvement (la lune bouge) et la lumière (la nuit tombe et la lumière de la lune se reflète dans les nuages) qui jouent avec notre attention : dans le premier plan, nous sommes mis au défi de « voir » la tombée de la nuit, qui arrive dans un tel laps de temps qu’elle est impossible à saisir tout à fait. Le film vient donc documenter notre propre sensibilité aux nuances de l’obscurité (que la caméra numérique de Benning, tout de même, nous aide à distinguer ; on sait que les algorithmes de compression peinent à rendre les nuances de gris et de noir).

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D’une manière plus exemplaire et plus frappante encore, c’est le son qui engorge les films de Benning. On sait que le son y est souvent manipulé, et que la quasi-absence de montage-image ne signifie pas que le son est direct, puisqu’il est souvent, au contraire, le résultat d’une composition sonore digne des grandes heures de la musique concrète (au fond l’œuvre de Benning a peut-être plus à voir avec Luc Ferrari ou l’atelier de création radiophonique de France Culture qu’avec, par exemple, le cinéma structurel). Malicieusement, Benning truffe ses films de petites phrases à peine entendues, de chansons, de gags sonores dignes de Tati. Il semble d’ailleurs, depuis quelques années, avoir un usage de plus en plus décomplexé du montage et de la modification sonore, notamment à travers l’ajout de chansons dont on pouvait penser, fut un temps, qu’elles provenaient d’une radio ou d’un disque hors-champ. Dans deux films-hommages, L. Cohen (2017, Grand Prix du Cinéma du Réel en 2018) et SAM (2018, projeté pour la première fois en salle au festival cette année), des chansons traversent la bande sonore, comme si elles étaient un souvenir ou même un fantôme, invisible mais sonore, qui traverserait le paysage et le film qui leur rend hommage (Leonard Cohen pour le premier, Sam Shepard pour le deuxième).

Entre Landscape Suicide (1986) et Stemple Pass (2012), présentés ensemble lors du festival, l’usage de la voix a aussi totalement changé : la précision quasi straub-huilletienne de l’élocution du premier a laissé la place au timbre grave, très monocorde et parfois un peu pâteux de Benning, qui prend lui-même en charge le fait de raconter ce qu’on peut, dans les deux films, associer au fait divers (même si, entre les meurtres racontés dans le premier et les actions terroristes de Ted Kaczynski dans le second, l’enjeu n’est pas tout à fait le même). Ce que les films ont en commun cependant, c’est d’essayer d’apporter une précision documentaire, une compréhension par le fait d’arpenter la situation concrète, de refabriquer le « lieu du crime » pour en comprendre les origines (dans les deux films se joue un rapport à la reconstitution et à l’éloignement du lieu où les choses ont « vraiment eu lieu »).

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Quand on aime déjà l’œuvre de James Benning, le fait de la redécouvrir en salle devient l’objet de grands fantasmes : qu’est-ce que cela va produire ? Cette attention impossible, diffuse, que ses films provoquent, sera-t-elle plus intense, plus difficile à tenir ? Signe de l’ascèse qu’opère son œuvre, la réponse est beaucoup plus simple : voir un film de James Benning en salle, c’est en fait comme voir n’importe quel film. Ce n’est pas mieux, pas pire, même pas plus ennuyeux, sûrement pas plus long. On sait à quoi s’attendre, c’est comme un doux voyage.

Avant la séance de 13 Lakes, le cinéaste racontait avoir été, pendant le tournage, suivi par une équipe de cinéma réalisant un documentaire sur son travail. Dans un diner, un soir, des passants, étonnés de voir les caméras et les micros, lui demandent si « son film passera dans le cinéma du coin », et Benning affirme avoir répondu : « Peut-être. » Quand on voit 13 Lakes en salle, on se dit : oui, il pourrait passer dans n’importe quel cinéma, entre une séance et une autre ; on se dit même qu’il devrait y avoir dans tous les cinémas une salle en plus qui ne passe que des films comme ça, des films comme les autres.

13 Lakes, James Benning, 2004