Il y a un principe universel au cinéma, et peut-être en art : le plus produit le moins, le moins produit le plus. Les films les plus ambitieux, grandioses, larges, sont nécessairement très creux (ou bien leur beauté est logée dans les menus recoins, les détails, les fragments) ; les films les plus modestes et simples touchent à la profondeur, à la totalité. Bob Dylan, chanteur adoré de James Benning (cité dans plusieurs de ses films, jusqu’au titre de Maggie’s Farm (2019)), a intitulé une chanson de son dernier album « I contain multitudes[11] [11] La phrase est en fait tirée d’un poème de Walt Whitman – référence probablement aussi importante pour Benning, très sensible à ces emblèmes d’un certain américanisme complexe, entre populisme et marginalité : ses films convoquent des figures aussi variées et controversées que Henry David Thoreau, John Brown, ou même Theodore Kaczynski. » – une chanson pourtant simple voir simpliste, pleine d’ironie dans sa répétitivité, qui trouve la richesse dans la trivialité : « I drive fast cars and I eat fast foods / I contain multitudes… »
Il y a des chansons dans little boy (Grand Prix) de James Benning, mais plutôt des chansons pop, moins riches poétiquement dans leur écriture que celles de l’illustre auteur-compositeur-interprète. Il y a des chansons, des maquettes, et des discours politiques, datés de 1961 à nos jours, évoquant le pire de l’histoire américaine (la ségrégation raciale ; la pollution ; le complexe militaro-industriel et l’expansionnisme guerrier…) et les mouvements de luttes qui s’y opposèrent. Il y a aussi, à la limite, quelques mains et des pinceaux, dans ces 18 plans et quelques cartons sur fond noir.
Les maquettes au cœur du film représentent des bâtiments destinés à orner des circuits de trains miniatures et autres dioramas. Tous sont des simulacres d’infrastructures liées à l’industrie fossile ou à l’industrie lourde : station essence, hangars, cuves de carburant, etc. Des objets venus d’un étrange esprit d’enfance, celui qui s’amuse en jouant à la guerre ou au patron ; l’enfant sérieux, l’enfant petit chimiste, l’enfant appliqué, l’enfant qui veut devenir président. Comme souvent chez Benning, l’image est presque secondaire par rapport au son, leur rapport est très complexe. Formulons-le ainsi : le contenu est dans le son, l’image est son contenant ; l’image est, naturellement, faite d’imaginaire, et la réalité matérielle, structurelle, l’habitat du monde, est du côté du son. Rapport dynamique, où le son et l’image s’expliquent et s’impliquent mutuellement.
Les plans qui ouvrent et closent le film, cependant, sont d’un autre ordre. Le premier plan du film est une maquette de squelette de tyrannosaure, sous-titré un moment par une date qui prête à rire, « 81,000,000 years ago » (« il y a 81.000.000 ans ») et sonorisé par des bruits de dinosaures probablement venus de Jurassic Park ou de reconstitutions documentaires un peu dérisoires (des films pour enfants). Ce premier plan, qui contraste fortement avec la gravité des sujets à venir, nous amène à un regard d’enfant plus naïf, plus émerveillé (mais toujours sérieux), et nous ramène surtout à la simplicité avec laquelle l’imaginaire d’un enfant peut confronter des époques lointaines et les réinterpréter au présent (il suffit d’un instant pour qu’un enfant devienne un chevalier ou un cowboy – il peut même mélanger les deux). Quant au dernier, il s’agit d’une reproduction miniature d’un autre little boy – c’était le surnom la bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 août 1945. La prolifération nucléaire est au cœur du film (c’est le sujet du premier et du dernier discours que l’on entend), si bien que l’apparition de ce modèle réduit, naïf et inquiétant, donné à voir alors que défile en fond sonore le discours prononcé par le président Harry S. Truman informant le peuple américain du bombardement, ne surprend pas. Point final, point initial, mots terribles nous font remonter plus loin, après la période du Crétacé, mais avant 1961, à une époque, précisément, où James Benning, né en 1942, était un petit garçon.
Étant placés à une extrémité du film, ce plan nous ramène à l’autre extrémité – complété par tous les discours entendus dans les quelques minutes qui précèdent (le film ne dure qu’1h15), il nous fait réenvisager le premier plan, et ce qui apparaissait comme une sorte de blague a désormais un parfum plus amer : ce dinosaure dont il ne reste que le squelette est aussi un rappel de la fragilité de l’équilibre écologique – on dit d’ailleurs que les combustibles fossiles sont constitués, en partie, des corps de ces animaux. On ignore pourquoi Benning a choisi comme date « 81 millions d’années » : ce n’est ni la date de l’apparition des dinosaures, ni de leur extinction. Mais peut-être était-ce justement un moment « d’entre-deux » où, si les dinosaures pensaient, ils s’imaginaient invincibles et éternels. D’ailleurs peut-être qu’ils pensaient : après tout, ce tyrannosaure tient peut-être lui aussi un discours politique, il essaye peut-être de convaincre ses congénères qu’il faut agir pour se préparer à une catastrophe.
Mais il est aussi difficile, particulièrement dans un festival où plusieurs films américains faisaient de tels retours rétrospectifs sur les dernières décennies d’histoire américaine, de ne pas penser à un autre petit garçon de 78 ans, connu pour ses grands discours, dont on craint à chaque nouveau segment d’entendre l’illustre voix. Finalement on ne l’entendra pas, mais c’est tout comme. Il y a beaucoup d’autres petits garçons dans l’histoire des Etats-Unis, et combien dans l’histoire terrestre. Les tenants de l’esclavage puis de la ségrégation imaginaient sûrement que ces régimes étaient éternels. La destruction causée sur Hiroshima et Nagasaki était proprement inimaginable avant août 45. Dans ses silences et ses non-dits little boy contient des multitudes.
P. J.
Evidence (Prix Sacem de la meilleure musique originale) de Lee Anne Schmitt est aussi marqué par un souvenir d’enfance. En retrouvant les poupées colorées que son père, commercial souvent en voyage d’affaires, lui ramenait après chacune de ses visites à l’international, la cinéaste née dans les années 1970 débute le tableau d’une civilisation étasunienne tout entière fondée sur l’abondance. Mêlé à ses propres photographies familiales, témoignant d’un milieu manifestement aisé, le récit en voix off de l’artiste bifurque cependant progressivement vers une histoire parallèle, celle d’un personnage qu’on apprendra plus tard être l’employeur de son père, John M. Olin. Cet influent industriel, qui a fait fortune dans les hydrocarbures et la fabrication de munitions, est notamment à l’origine d’un gigantesque conglomérat militaro-industriel après l’acquisition des manufactures Winchester durant les années 1930.
En quelques plans fixes filmés dans le 16mm caractéristique de la cinéaste, la première partie du film s’attache ainsi à retracer l’emprise d’Olin sur le territoire étasunien. Son parcours d’un espace quelconque (paysage industriel désolé, grilles infranchissables, panneaux défraîchis…) suggère, plus qu’il ne montre réellement, les dévastations causées par les entreprises du trust pétrochimique du milliardaire. Le dispositif pourrait rappeler un film précédent de la cinéaste au propos similaire : California Company Town (2008) arpentait le Golden State pour y constater la trace écologique laissée par la longue histoire du capitalisme américain (orpailleur, minier, industriel puis technologique) sur le paysage. Cette fois, la souillure de l’espace se double de la nécessité, verbalisée par la cinéaste, d’une plongée plus approfondie au cœur du système idéologique l’ayant rendue possible. Si bien que c’est vers un autre ordre topologique qu’elle se tourne pour présenter les pièces à conviction d’Evidence – celui de l’imprimé, livres et brochures, dont une masse considérable a été financée par Olin à partir de 1969. Si le film reconstitue bien une géographie, c’est donc surtout par l’évocation des lieux de leur confection et de leur diffusion, ouvrant ainsi le film vers une enthousiasmante histoire expérimentale du livre par le film. Par de judicieux gros plans, ou par le guide des doigts de la cinéaste feuilletant les pages, se redéploie ainsi durant la majeure partie du film-essai tout l’univers propagandiste de la première période des « guerres culturelles » étasuniennes.
Dès lors, de quelle « évidence » s’agit-il ? Le parcours bibliographique auquel elle nous convie est sans appel : la preuve était là, sous nos yeux, pour qui savait lire les colophons de ces multitudes d’ouvrages publiés par l’entremise du trust Olin et de ses multiples avatars, même après la mort du milliardaire en 1981. Dans toutes les plus grandes universités (Berkeley, Columbia, Dartmouth, Duke, Harvard, Yale…), ses millions ont institué des chaires de « Law and Economics » dans le but de persuader les futures générations de clercs que l’ordre politique et juridique le plus désirable devait trouver ses bases sur les règles du marché découvertes (inventées) par l’économie la plus libérale (comme celle de la Société du Mont-Pèlerin – Hayek, von Mises, Friedmann –, d’ailleurs largement abondée par l’argent d’Olin). Son lobbying intense en faveur des valeurs conservatrices ne se limite cependant pas à la sphère économique, ou même au financement des figures les plus radicales des neo-cons comme l’activiste Phyllis Schlafly, ardente artisane du vote des femmes en faveur de Reagan. De manière moins visible, Olin a également financé des manuels de pédagogie à destination des familles américaines, participant à inculquer aux parents les bienfaits de l’éducation violente, de la répression agressive de l’homosexualité et de l’obéissance vis-à-vis de l’autorité paternelle – premier échelon indispensable de la docilité envers le système, c’est-à-dire le marché.
Au même titre que cette exploration livresque (plus convaincante que la dernière partie du film, attachée à mettre en dialogue la lecture des préconisations conservatrices concernant l’éducation des enfants et les relations de la cinéaste avec son fils), la liste de fondations financées par le trust présentée dans un long générique mérite qu’on s’y attarde, tant s’y déploie une véritable poétique du nom. On y croise les plus célèbres et les plus respectables fondations des États-Unis (un American Catholic Committee avoisine l’université fondée par deux industriels philanthropes, la Carnegie-Mellon University), mais aussi d’autres entités aux dénominations à la fois plus naïves dans leur formulation et plus glaçantes par l’affichage d’un technocratisme sans fard (un Better Gouvernement Foundation, un New Citizenship Project, un Project for the New American Century…). Mentionnons enfin, entre ces lignes, qu’une American Cinema Foundation, mais aussi une American Spectator Educational Foundation, laissent imaginer les lièvres que ce film aurait pu lever au sujet de la pollution idéologique des filières audiovisuelles américaines.
B. S.
Il n’y avait pas, cette année, au Cinéma du Réel, de rétrospective des films de Julia Loktev. Il y avait, d’une part, la projection de son dernier film, déjà présenté dans plusieurs festivals, My Undesirable Friends : Part I – Last air in Moscow, dans le cadre du programme « Quatre cinéastes en réaction ». On pouvait voir, d’autre part, en « séance spéciale », son premier long-métrage, Moment of Impact, Grand Prix du festival en 1998. Deux films très différents, mais qui peuvent être regroupés sous une même éthique, que l’on pourrait verbaliser ainsi : « Ce dont on ne me parle pas, je n’en parle pas. »
Il y a, dans les deux films, un rapport contrarié au mutisme et à la parole [22] [22] Dans le programme « Quatre cinéastes en réaction », on pouvait aussi voir la trilogie Jeunesse de Wang Bing, que nous analysions d’une manière similaire il y a quelques semaines. : dans Moment of Impact, la cinéaste filme son père, Leonid Loktev, quelques années après qu’un grave accident de la route l’a laissé gravement handicapé, totalement dépendant et presque incapable de communiquer. Elle s’entretient cependant longuement avec sa mère, Larisa, dans d’étranges scènes allongées sur le lit conjugal, filmées en plongée zénithale. Or la parole de la mère ne vient pas se substituer à celle, absente, du père : à chacun sa parole, et à chacun son silence.
Dans My Undesirable Friends, Julia Loktev suit les journalistes de la chaîne d’opposition TV Rain, dans les semaines qui précèdent l’invasion de l’Ukraine. Nul mutisme ici, au contraire : ces journalistes s’adressent à la caméra, longuement, au péril de leur liberté, pendant de longues heures (cette « première partie » dure plus de cinq heures). Le silence, cette fois, vient de la cinéaste : hormis quelques mots en anglais au tout début du film et quelques adresses aux personnes filmées, la parole est intégralement laissée à ces journalistes – quasi exclusivement des femmes, souvent très jeunes, soit les personnes à qui, si souvent, on « coupe la parole ».
Ce second film, un des plus beaux du festival cette année, toutes sections confondues, frappe évidemment par la simplicité de son dispositif. Alors que Moment of Impact était au contraire un film composite, où différents régimes narratifs et formels se mêlaient, parfois seulement le temps d’une brève scène, afin de reconstituer ce « moment de l’impact », My Undesirable Friends est constitué presque exclusivement de gros plans de visage de ces journalistes russes et d’images diffusées par TV Rain. On s’étonne, alors que les heures passent, de découvrir les visages de cette opposition que l’on ne connaît pour ainsi dire pas (Navalny excepté), et surtout les mots qu’elle est forcée d’utiliser : l’expression d’ami(e)s indésirables fait écho à celle dont les journalistes sont forcés de s’affubler elles-mêmes, à savoir celle « d’agents étrangers », que le régime poutinien leur a attribué et qu’ils doivent sans cesse répéter, rappeler, sous peine de sanctions. Cette infiltration progressive de la langue est aussi une découverte. On a beaucoup entendu parler de l’expression « opération militaire spéciale », que les médias russes utilisent encore à la place du mot « guerre » ou du mot « invasion », et qui fait son apparition dans la bouche des journalistes à la fin du film, juste avant la fermeture de TV Rain. On a moins entendu parler de celle « d’agent étranger », qui préexistait largement avant février 2022 – tout comme la guerre, rappellent si souvent les ukrainiens, n’a pas commencé en 2022, ces mots mensongers sont installés depuis longtemps en Russie.
C’est que les états autoritaires, comme le rappelle une historienne interviewée par TV Rain au début du film, n’installent pas une chape de plomb soudainement, mais progressivement, et les personnes qui y vivent ne vivent pas constamment l’oppression, celle-ci vient par à-coups, par pics d’intensité. Discours qui glace le sang des spectateurices qui savent ce que les protagonistes du film devinent : que ce régime dont les personnages se moquent ne les a pas seulement qualifiés « d’agents étrangers » pour leur rendre la vie pénible (car ce statut reste vivable, et d’ailleurs on les voit vivre, et en rire, en retournant le stigmate de l’expression), mais pour préparer, si besoin, leur élimination politique pure et simple – et peut-être pas seulement politique (ce n’est pas par hasard si certains visages sont floutés). My Undesirable Friends est l’image d’un bâillonnement ; mais un bâillonnement pervers qui, plutôt que d’interdire trop vite la parole, l’empêche en modifiant la langue, en mettant des mots à la place d’autres, en forçant à prononcer d’interminables périphrases plutôt que des expressions plus brèves, plus simples, plus exactes. Les personnages peuvent parler, et ils ne s’arrêtent jamais de parler, mais il est trop tard, leur langue est empoisonnée, et se retourne contre eux. Comme le disait Roland Barthes, « le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. [33] [33] Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978, p. 14. »
P. J.