Avec son ouvrage Cinéma et cristaux. Traité d’éconologie, Jean-Michel Durafour approfondit l’entreprise théorique entamée en 2013, avec son étude de Brian de Palma dans laquelle il commençait à esquisser la possibilité d’une « perception des images », et poursuivie dans ses études monographiques de L’Homme invisible et de L’Etrange créature du lac noir[11] [11] Brian de Palma : Épanchements : perception, sang, théorie, Paris, L’Harmattan, 2013 ; L’homme invisible de James Whale: soties pour une terreur figurative, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015 ; L’étrange créature du lac noir de Jack Arnold : aubades pour une zoologie des images, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2017. . Le philosophe quitte les études de cas pour se consacrer pleinement à la nouvelle théorie des images dont les travaux précédents avaient posé les prémisses. En s’inscrivant dans la lignée d’Aby Warburg et de ses successeurs (Bredekamp au premier chef), Jean-Michel Durafour cherche à radicaliser la thèse d’une vie des images, qui prend appui sur l’anthropologie, mais également sur de nombreuses autres disciplines scientifiques : c’est le principe du « nexialisme », qui s’inscrit dans la continuité des néologismes qui jalonnent ses recherches.
Jean-Michel Durafour souhaite élaborer une nouvelle iconologie, « entendue comme une pensée des images matérielles, non une science des images, encore moins une science de l’art.[22] [22] Jean-Michel Durafour, Cinéma et cristaux. Traité d’éconologie, Paris, Mimésis, 2018, p.11. » Il s’agit, d’un côté, de revenir sérieusement aux textes d’Aby Warburg, dont les exégètes ont souvent « glissé le plus novateur et le plus audacieux sous le tapis de l’intelligibilité humaine[33] [33] Ibid., p.285. », mais aussi de les actualiser, en les confrontant aux évolutions des sciences du vivant. Pour ce faire, le philosophe développe sa théorie selon deux axes relativement indépendants, non sans avoir précisé, en guise d’introduction, quelques « Questions d’images et de méthodes ». Il nous introduit d’abord à une « cristallographie du cinéma », avant d’exposer méthodiquement les thèses de l’ « éconologie ». Par ailleurs, le lecteur est mis en garde dès la première page : contrairement à ce que le titre peut laisser entendre, le « problème unique » de l’ouvrage est celui d’une « théorie esthétique des images, que celles-ci correspondent à des œuvres d’art ou non[44] [44] Ibid., p. 11. . » Dès lors, le cinéma et ses images y apparaîtront au titre de cas d’études empiriques, mettant à l’épreuve cette nouvelle théorie.
J.-M. Durafour tire donc sa méthodologie d’un néologisme de van Vogt : le nexialisme, c’est-à-dire « une science qui a pour but de coordonner les éléments d’un domaine de la connaissance avec ceux des autres domaines[55] [55] Ibid., p. 26. ». L’approche nexialiste n’est pas inédite et tient de l’interdisciplinarité et de sa critique de l’hyperspécialisation des disciplines, inadéquate dans la mesure où « il n’y a pas de spécialisation des objets. C’est-à-dire pas de partition du réel [66] [66] Ibid., p. 26. . » L’introduction de ce nouveau terme permet de faire de la théorie durafourienne elle-même une science-fiction au même titre que les œuvres artistiques et théoriques sur lesquelles elle s’appuie. Cela renvoie ici autant à la littérature qu’à la philosophie, et particulièrement à Hume et Leibniz, dont les systèmes donnent l’impression d’un « monde fictif, étrange, étranger » ou encore d’un « monde hallucinatoire ». Par ailleurs, la précision de l’absence de partition du réel est fondamentale, ce rappel s’applique à la fois à sa théorie et à son objet[77] [77] La théorie des images doit ressembler aux images. Ou autrement : la théorie des images ne peut-être qu’une version discursive des images. (…) Dans la mesure où les images ne se donnent pas pour elles-mêmes l’étalon de ce que nous appelons la ressemblance, qui n’est posé qu’à partir de la sphère d’expérience humaine, leur théorie doit ressembler à leur non-ressemblance distinctive. », p.21. , qu’il appréhende à partir d’une approche « relationniste et anticorrélationniste ». C’est dans cette continuité, et dans une perspective heideggérienne qui rejette d’un même bloc métaphysique et métaphore par un refus de l’opposition du sensible et du non-sensible, que Durafour met en garde sur son refus de la pensée métaphorique, jugée limitative[88] [88] C’est la même critique qu’il appliquera à l’approche métaphorique d’une vie des images de W.J.T. Mitchell, tout en lui étant nécessaire pour avancer une « vie cristalline » des images. : « une esthétique ou une iconologie du cinéma – je ne distingue pas ces deux mots comme on le fait d’ordinaire – est l’esthétique d’un cristal[99] [99] Ibid., p.44. Je souligne. . » De manière similaire, un certain nombre des théories abordées, des exégèses warburgiennes aux néo-kantiens en passant par la phénoménologie, sont jugées insuffisantes : la théorie de l’image durafourienne se propose comme un dépassement de celles-ci qui passe par une approche littérale et radicale des sources, tout en étant largement marquée par le réalisme spéculatif contemporain. D’une autre façon, ce refus des distinctions est également appliqué à l’esthétique et à l’iconologie, que Durafour souligne à plusieurs reprises, sans pour autant l’éclaircir.
Cet avant-propos, qui passe par la science-fiction, l’anthropologie, la philosophie, invite à une forme de table rase prévenant les potentielles réticences du lecteur et invitant à « une pensée centripète, non disciplinaire, mais pas pour autant non disciplinée, des images » dont ce livre ne s’offre que comme une pierre d’un édifice théorique bien plus vaste et invitant à une construction collective.
Par les cristaux, Durafour nous invite à repenser notre définition de l’image. Il faut se départir de la conception de l’image comme étant la répétition de quelque chose à travers sa copie, qui trouve ses racines dans l’étymologie latine imago. Il précise d’ailleurs rapidement que « l’image n’est pas une représentation, mais une transformation. » L’idée de transformation a été fondamentale ailleurs dans l’iconologie, où le Nachleben a été pensé à l’aune de l’analytique freudienne et des échanges énergétiques dans une approche figurale (Damisch, Vancheri). On y reste toutefois concentré sur un contenu de l’image, lorsque Durafour s’intéresse à l’image en soi, et comme soi. Durafour choisit d’interroger plus radicalement la notion d’image et a recours à la phanérologie : la science d’apparition des êtres vivants, mise au point par le zoologiste Adolf Portmann. C’est-à-dire que tout ce qui vit, fait image. A partir de là, on peut définir les trois piliers de l’entreprise théorique durafourienne : proposer une nouvelle approche des concepts d’image et de vie, le tout en se défaisant d’une perspective anthropocentrée afin de mettre au point une « iconologie au-delà de l’humain », dont l’expression est une citation directe des travaux d’Eduardo Kohn.
Ainsi, le projet de l’ouvrage ne s’offre pas comme une théorie du cinéma, mais bien comme une théorie des images, sous le nom d’éconologie. Celle-ci prend sa source directement dans l’iconologie warburgienne, et si elle souhaite ne pas se limiter aux images du cinéma, c’est à elles seules qu’elle doit son existence. Les thèses de l’éconologie se développent en quatre temps : biologie, écologie, ontologie, anthropologie, permettant d’aborder méthodiquement chaque facette de la vie des images. En s’attardant sur les apports de Deleuze et Whitehead, mais également de Leibniz, Tarde et Kant, ainsi que Husserl et Heidegger, l’iconologie warburgienne retrouve sa dimension fantastique « occultée par ses successeurs directs (Gombrich, Saxl, Panofsky) au profit d’un retour à un rassurant rationalisme (Cassirer) » et permet in fine d’en arriver au concept d’images.
En admettant que « l’objet ne se limite pas à ce que j’en perçois ni à ses qualités sensibles », et qu’ « il existe un inconnaissable de l’objet », c’est-à-dire « non limité aux capacités spatiotemporelles de représentation de la conscience humaine », le philosophe parvient au concept d’images. Il s’agit d’un « entrelacs nodal, étoilé et atemporel de relations à d’autres images, actuelles ou virtuelles, présentes ou absentes », dont « l’existence n’est que partiellement actualisée dans l’image que je vois ». Une dernière citation me semble synthétiser les apports théoriques précédents dans l’images : « ces qualités phénoménales ne sont que la dimension des processus imageants intersectant avec notre plan d’existence humaine. » Cette définition est décisive pour émanciper définitivement l’image de l’humanité, Durafour proposant de considérer que le rôle de l’homme dans la production des images est surestimé : il n’est qu’un facteur, parmi de nombreux autres, de l’actualisation de l’image, permettant d’affirmer, comme il l’énonçait dans l’avant-propos, que « les images ne sont pas des choses mais des flux de transformation. »[1010] [1010] Ibid., respectivement p. 228, p. 229, p. 235 et p. 245. .
Finalement, le cristal et le cinéma apparaissent comme les opérateurs théoriques permettant de penser les images, pour développer la thèse d’une vie de ces dernières. Les films sont des outils spéculatifs, des « sites théoriques » d’où partent l’approche des images comme des « cristaux filmants ». Tout comme Horst Bredekamp, souvent cité, qui propose de confronter images scientifiques et images artistiques[1111] [1111] Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015. , Durafour passe par des allers-retours permanents entre l’histoire des cristaux et celle de l’image. Cela lui permet de lier profondément les deux éléments, des peintures rupestres aux images scientifiques, les uns permettant aux autres d’apparaître (les hématites traçant les peintures rupestres) et réciproquement (la connaissance des cristaux étant nettement aidée par l’image photographique, la même qui produit les images cinématographiques).
Jean-Michel Durafour définit rigoureusement le cadre théorique lui permettant de proposer « une pensée centripète, non disciplinaire, mais pas pour autant non disciplinée, des images[1212] [1212] Jean-Michel Durafour, Cinéma et cristaux, op. cit., p.32. ». Toutefois, si l’on a compris ce que le cinéma, « de tous les arts, le mieux retrouvé en position d’intensifier ce geste théorique[1313] [1313] Jean-Michel Durafour, « Cétologie warburgienne et baleines en mouvement. Iconologie et génétique. », Écrans, n° 8-9, 2017 – 2 et 2018 – 1, Le cinéma ou la nouvelle expérience de l’art, p. 175. » apporte à l’éconologie, que peuvent l’éconologie et l’esthétique cristallographique pour l’analyse cinématographique ? On peut attendre d’une théorie esthétique, qu’elle reste dans son champ disciplinaire ou reprenne à son compte les apports d’autres sciences, qu’elle propose des outils analytiques opératoires permettant d’appréhender les œuvres cinématographiques.
C’est au film La Cité pétrifiée (John Sherwood, 1957) que l’esthétique cristallographique du cinéma proposée par Durafour doit son existence. Les cristaux extraterrestres qui font image dans le film, tout en étant eux-mêmes des images de l’espace (et non pas des composantes de celui-ci) sont les opérateurs permettant d’aboutir d’une part à une vie cristalline des images, et de l’autre au « cristal-image », bien distinct de l’image-cristal deleuzienne. Ainsi, les nombreux exemples filmiques qui sont approchés, et rapprochés entre eux dans l’ouvrage, s’attardent avant tout sur les possibilités spéculatives qu’offrent les cristaux en tant que figures filmiques, alors même que Durafour revendique une approche des images se faisant « indépendamment des figures qui les peuplent[1414] [1414] Jean-Michel Durafour, Cinéma et cristaux, op. cit., p. 146. ». Dès lors, chaque film est prétexte à un élargissement théorique prenant chaque fois un chemin différent jetant les bases de l’éconologie. Quoique Jean-Michel Durafour précise à de nombreuses reprises que le cristal-image ne nécessite en aucun cas une image de cristal, tous ses exemples viennent de films à cristaux (par souci de cohérence avec son sujet, précise-t-il). Des films scientifiques de Jan Corlis Mol, dans lesquels les cristaux à l’écran ne sont pas filmés mais « absolument filmiques » puisque le cinéma n’y « reproduit pas la vie, ne la singe ni la copie [mais] l’invente » aux films de science-fiction qui jalonnent sa démonstration, l’analyse part finalement toujours du cristal dans l’image. Ainsi, lorsqu’il affirme que le cristal-image est « une propriété de l’image comme directrice de vision, pas du cristal à voir le cas échéant dans l’image », qui « contamine de [ses] propriétés constitutives les vectorisations figuratives des images » on peut regretter de ne pas avoir un exemple plus clair d’une image-cristal dans laquelle le cristal ne serait pas aussi figuré. Par ailleurs, son développement est extrêmement dense et semble parfois, « à bien des égards plus poétique que scientifique » pour reprendre le constat qu’il applique au travail de Johannes Kepler. Mais Durafour n’abandonne pas le cinéma, et pose que les qualités spécifiques du cristal (forme anorganique de vie, fractalité) permettent de définir des « opérateurs cristallins » pour penser l’image cinématographique : plan-maille, montage cristallin, film-flocon. La nécessité d’une cristallographie du cinéma s’explique d’abord parce que film et cristal se rejoignent dans la matière (la gélatine du film, composée de cristaux, qui capture l’image du cristal) et la structure (périodique), ainsi « la cristallographie, de science de l’échelle atomique des structures cristallines, devient distinctive d’une poétique du cinéma. Si des propriétés minérales peuvent faire l’objet d’une requalification plastique, l’esthétique du cinéma exige alors d’être revue à partir des sciences qui en informent le projet figuratif »[1515] [1515] Ibid., respectivement p. 72, p. 77, p. 122, p. 286 et p. 89. .
Lorsque les films interviennent (et ce ne sont que des « cas particulier[s] » de l’ « esthétique générale » que se veut être l’éconologie), cela semble être davantage pour faire retour sur la cristallographie du cinéma que pour éclairer les enjeux des œuvres. Les analyses filmiques proposées, peu nombreuses, justifient avant tout les propositions originales de Durafour. Lorsqu’il se penche sur Zardoz (John Boorman, 1974), c’est pour en retenir, et surtout à partir du cristal géant qu’est le Tabernacle, l’apparition du cristal-image par « l’enfermement dans une structure en verre aux lois naturelles perturbées et pourvoyeuses d’images » et comme étant « la mise en abyme des forces imageantes elles-mêmes. »[1616] [1616] Ibid., p. 118. Et quand l’analyse s’attache au projet du film, comme c’est le cas pour Cœurs (Alain Resnais, 2006) ou Superman (Richard Donner, 1978), cela semble d’abord être à partir d’une approche figurative, voire métaphorique (Cœurs comme exploitation de la boule à neige benjaminienne), et l’on a du mal à comprendre la manière dont la cristallographie l’éclaire. Le cristal-image s’offre alors avant tout comme un « levier lointain » permettant d’ouvrir la voie à l’esthétique éconologique.
Dans la lignée du tournant animaliste et végétal des sciences et leur débordement sur les pensées de l’image[1717] [1717] On pense notamment à Teresa Castro, Perig Pitrou, Marie Rebecchi, Puissance du végétal et cinéma animiste – La vitalité révélée par la technique, Dijon, Presses du réel, 2020. , Jean-Michel Durafour propose un tournant minéral, qui n’abandonne pas, bien au contraire, une forme de vitalité. Durafour met l’iconologie warburgienne à l’épreuve d’une profusion de théories issues d’une large variété de disciplines. Cette approche, dont une recension ne peut qu’à peine esquisser l’ampleur, relève d’une dimension spéculative que Durafour revendique ouvertement, affirmant que celle-ci n’est pas abstraite, mais au contraire, sensorielle (« tout le contraire de théorique[1818] [1818] Ibid., p. 285. »). Cette conclusion étonne, dans la mesure où l’élaboration théorique de l’éconologie nécessite d’en passer méthodiquement par une multiplicité d’avancées scientifiques, des mathématiques à la philosophie, en passant par l’anthropologie et l’écologie. Le cinéma y semble avant tout déployé pour son pouvoir heuristique, invitant davantage à penser filmiquement qu’à une pensée des films. Bien plus qu’un ouvrage de cinéma, c’est finalement à une nouvelle histoire de l’art que Durafour semble s’atteler.