Cinéaste de la génération des « ciné-fils » dont parlait Serge Daney, Philippe Garrel est avant tout un artiste singulier, dont les films restent pour certains méconnus ou mal envisagés.
S’il évoque lui-même des périodes, dans son parcours qui a traversé toutes les décennies depuis le milieu des années 1960 – « cinéma de poésie », « cinéma pictural », « cinéma de la direction d’acteur » –, esthétiquement (en noir et blanc ou en couleur, toujours sur pellicule même à l’ère du numérique) et existentiellement, dans une expérience intérieure/extérieure faite d’oscillations multiples, il s’agit toujours pour lui de questionner la place de l’artiste dans le monde et, parallèlement, le lien inextricable entre la création et l’amour. Ceux qui ont rencontré l’œuvre de Garrel ont souvent vécu une expérience cinématographique intense, et chaque contributeur à ce dossier en témoigne à sa manière.
Ce dossier “Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure” est coordonné par Robert Bonamy (maître de conférence à l’Université Grenoble Alpes) et Didier Coureau (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), tous deux chercheurs au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts (CNRS). Il fait suite à une journée d’étude organisée le 8 novembre 2017.
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Je propose ici d’évoquer certains points de mon travail de recherche portant sur la notion de résistance dans les films de Philippe Garrel. Peut-être faudrait-il partir de l’acception ordinaire du mot pour comprendre la façon très singulière dont résiste son cinéma à la fois circonstanciel et éthéré[11] [11] Nous pensons ici aux écrits de Charles Baudelaire : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. », « Le peintre de la vie moderne » in Au-delà du romantisme, Paris, Flammarion, 1998, p. 205. , révolté et se mêlant volontiers aux vertiges de l’amour passionnel, en d’autres termes romantique. Par résistance, on entend immanquablement engagement politique, art « engagé », médiation qui permet la communication d’un discours, des éléments se révélant donc assez incertains pour penser le cinéma de Philippe Garrel. Le cinéaste semble en effet plutôt proche des théories de « l’art pour l’art » lorsqu’il affirme « l’art est une toute petite chose », du moins politiquement, son utilité se réduisant le plus souvent au domaine de la vie intime[22] [22] Passions (entretien avec Philippe Garrel), Carnet filmé du 6 juin 1982, « D’un cinéma l’autre #4 », L’harmattan, Les amis de Cinématon, 2012, DVD1, 9′-10′. .
Mais faut-il s’arrêter là, et considérer la question du politique comme évacuée de son cinéma au profit d’une écriture à la première personne, semblable peut-être à la « poésie personnelle » que critiquaient sans relâche les surréalistes ? Il semble que plusieurs éléments nous permettent d’en douter, et de considérer que son cinéma reste malgré tout politique. La question est donc de déterminer comment ce cinéma résiste, et de cerner la connivence qu’il peut y avoir entre deux acceptions du mot qui ne s’excluent pas l’une l’autre : résistance politique (l’art résiste à la contemporanéité du monde) et résistance d’une forme hermétique (il nous résiste). Nous pouvons relever, un peu instinctivement, au moins deux rapports que son cinéma entretient avec le domaine du politique.
Il y a d’abord tous les discours engagés, Jean-Baptiste (Henri de Maublanc) expliquant à une prostituée (Elli Medeiros) dans L’Enfant secret (1979) qu’il préfère la révolution à l’idée de procréer, ou encore Philippe Garrel affirmant, à travers le personnage qu’il joue dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985), vouloir faire un film « contre l’usage de l’héroïne et […] la tentation de la lutte armée dans la révolution ». Il y a également l’omniprésence de Mai 68, des instants qui hantent amèrement la mémoire de Serge (Daniel Duval) dans Le Vent de la nuit (1999) et qui seront souvent figurés quelques années plus tard dans Les Amants réguliers (2005) : une assemblée générale clandestine, la cohabitation dans un appartement de quelques jeunes adultes peut-être moins révolutionnaires qu’artistes.
Il y a ensuite, chez ce cinéaste de la passion amoureuse, un lien très tenace et mystérieux entre amour et politique. Une célèbre formule d’André Breton suit son œuvre en filigrane : « “transformer le monde” a dit Marx, “changer la vie” a dit Rimbaud, ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un »[33] [33] Discours repris dans Position politique du Surréalisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, vol. II, p. 459. . Chez Philippe Garrel comme chez Guy Debord, la révolte s’inscrit dans les expériences de vie. Plusieurs exemples viennent furtivement le souligner : les énoncés portant sur la sexualité dans La Naissance de l’amour (1993), témoignant d’une volonté de ne pas se conformer aux règles de l’amour consumériste, mais aussi les moments durant lesquels les personnages des Amants réguliers (2005) expérimentent certaines formes de polygamie, tentant des escapades hors de leur système de valeur surmoïque. Un plan des Amants vient justement, non pas illustrer, mais figurer cet enchevêtrement de l’amour et du politique. Il se situe dans le premier tiers du film, lorsque Garrel tente de refilmer selon ses souvenirs certains passages d’Actua 1 (1968) qu’il croyait perdus. Ce plan montre avec un grand lyrisme une scène de lutte, filmée du point du vue d’un groupe de jeunes soixante-huitards face à des CRS qui resteront ici dans le hors-champ. L’image est scindée en deux dans la profondeur de champ. L’arrière-plan montre des camarades en tenues de combat, projetant des barrières, lançant à l’aveugle des pavés et des injures. Au premier plan, un homme et une femme s’étreignent et s’embrassent, indifférents à la réalité menaçante qui les entoure. Étrangers l’un à l’autre, l’amour et le politique coexistent pourtant dans ce plan, comme dans l’esthétique garrelienne.
Ce que nous pouvons noter à propos de ces deux points, c’est qu’ils débouchent tous deux sur une certaine forme d’échec. Lorsque le cinéma de Garrel est porteur de discours politiques, ces derniers sont souvent abscons, comme dans La Naissance de l’amour (1993), lorsque Marcus (Jean-Pierre Léaud) explique péniblement à sa femme (Dominique Reymond) son aversion de la guerre en commentant une page de journal.
Allons plus loin. Tout ce qui semble aller dans le sens d’un caractère directement médiateur du cinéma semble se réfugier dans une part de grotesque. C’est notamment le cas dans Un été brûlant (2010) avec un plan-séquence qui montre une arrestation de réfugiés sous les yeux de Frédéric (Louis Garrel) et Paul (Jérôme Robart), ce dernier accusant timidement le président alors en place (« Quelle merde ce Sarko ») avant de sortir impuissant du champ. Le plan est suspendu dans le film. Le spectateur peut le percevoir comme une profession de foi poussive au sein d’une narration se situant plutôt dans un univers bourgeois. L’évolution de son cinéma à partir des années 2000 dans des milieux plus aisés, loin des marginaux de L’Enfant secret (1979), loin de la précarité des personnages de J’entends plus la guitare (1991), marque dans le même temps l’échec des tentatives de « changer la vie ». Les Amants réguliers (2005) est en ce sens porteur de certains écueils, en posant notamment une discordance entre les intrépidités polygames et leurs effets sur les personnages, émotionnellement incapables d’opérer un « renversement des valeurs » nietzschéen qui enverrait aux oubliettes les relations amoureuses exclusives.
Ce n’est donc pas par ces chemins que le cinéma de Garrel résiste, la déception marquant de son sceau tous ces moments où le cinéaste emprunte des voies communicatives, tente de transmettre un message ou se positionne vis-à-vis d’une actualité[44] [44] Roland Barthes, « Écrivains et écrivants » in Essais critiques, Paris, Seuil, 1991 : « En somme, c’est au moment même où le travail de l’écrivain devient sa propre fin, qu’il retrouve un caractère médiateur : l’écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen: et c’est dans cette déception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque la littérature le représente comme une question, jamais, en définitive, comme une réponse. » p. 149. . Entendons bien qu’il ne s’agit en aucun cas de dévaluer des plans comme celui d’Un été brûlant précédemment évoqué. Les échecs participent de la beauté dialectique de l’esthétique garrelienne, et nous permettent d’émettre l’hypothèse qu’une autre forme de résistance revient autrement, par d’autres voies, de ces impasses.
C’est sans doute en observant de plus près des formes se mêlant à un certain hermétisme – voire à un cinéma qui, selon Serge Daney, « existe » d’autant plus qu’il ne « fonctionne pas »[55] [55] Serge Daney, « Art ou artisanat », Libération, 16 octobre 1985 : « Le dernier Garrel [Elle a passé tant d’heures sous les sunlights] ne fonctionne pas (mais alors, pas du tout) mais il existe (quand bien même personne ne le rencontrerait). » in Philippe Garrel, Monographie, sous la direction de Dominique Bax, Paris « Théâtre au cinéma », tome 24, 2013, p. 181. – qu’il faudrait chercher les façons dont le cinéma de Garrel résiste. Un été brûlant est en ce sens un parfait objet d’étude. Il apparaît en effet à l’échelle de l’œuvre comme un moment de latence, un film qui se mêle sans peine à l’absence et au ridicule du discours amoureux, rendant dans le même temps sensible ce rapport à la fois inséparable et irréconciliable entre amour et politique.
Évoquons d’abord la fameuse scène de danse chorégraphiée par Caroline Marcadé. Angèle (Monica Bellucci), encore la compagne de Frédéric (Louis Garrel) à ce moment-là du film, se livre à une danse effrénée avec plusieurs personnages que nous supposons être ses amis, puis avec un homme qui deviendra son amant (Roland / Vladislav Galard). La scène se passe-t-elle sous les yeux de Frédéric ? C’est en tout cas ce que nous laisse penser la position de la caméra, correspondant au point de vue des deux amis qui discutaient assis à une table au plan précédent. Cette chorégraphie extatique a une tonalité mélancolique : Angèle, telle une apparition dont la présence ne tient qu’à un fil, s’éloigne peu à peu de son compagnon qui la perd. C’est du moins ce que rend sensible, dans ce plan où la danse en groupe dure presque le temps d’une chanson (Truth begins des Dirty Pretty Things), l’absence d’un contre-champ qui figurait dans une scène analogue des Amants réguliers (2005), et qui viendrait vibrer sous les images d’Un été brûlant. Le personnage joué également par Louis Garrel y observait la danse de ses compagnons depuis un canapé, avachi dans une posture mélancolique.
Ce plan chorégraphié d’Un été brûlant lie donc comme souvent, bien qu’un peu souterrainement, amour et mélancolie. Recèle-t-il également une dimension politique ? C’est ce que nous supposons. Car il se joue, avec ces images, un rapport au spectateur si singulier que ce dernier porte son regard vers des apparitions qui luttent pour ne pas disparaître. Autour de ce point d’attraction que constitue le couple de danseurs, souvent filmé au centre du cadre, une multitude de mouvements évanescents, « de poussière lumineuse »[66] [66] -Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard / Cahiers du cinéma, 1980, p. 123. , de visages vaporeux ne se laissant qu’entre-apercevoir, viennent parasiter le regard porté sur la star, affirmant leur présence en captant, successivement, aléatoirement, de façon différente à chaque vision, toute l’attention du spectateur. C’est l’une des grandes forces du cinéma de Philippe Garrel que d’offrir la possibilité à son spectateur d’être marqué durablement par la beauté furtive et fuyante d’un second rôle – voire d’un figurant – et donc de laisser résister, à l’échelle du film, ce qui relève du minoritaire. Les danseurs d’Un été brûlant peuvent ainsi être perçus comme ces « lucioles » dont parle Georges Didi-Huberman, minorités lumineuses que le monde des projecteurs et des slogans tend à faire disparaître et dont il nous appartient de percevoir les lueurs, signes de leur survivance : « Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles. »[77] [77] Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Paris, Les éditions de Minuit, « Paradoxe », 2009, p. 41.
Cette phrase semble s’adresser au spectateur garrelien, en quête des lumières secrètes que le film lui transmet. Le pessimisme ambiant dont parle Didi-Huberman est par ailleurs très sensible dans Un été brûlant, constitutif d’un autre extrait qui questionne autrement la résistance de son cinéma. Il s’agit d’un plan-séquence se situant peu de temps avant la danse et qui met en scène une discussion entre Paul (Michel Robart) et Frédéric (Louis Garrel) autour d’un concept qui reste ici assez abstrait : la révolution. Nous y percevons d’emblée plusieurs figures d’opposition : Frédéric est avachi , flegmatique, sur une chaise longue, pendant que Paul gravite autour de lui ; le premier renvoie à une figure de dandy coupé du monde, le second à un révolutionnaire archaïque semblant venu tout droit de mai 68 ; enfin la coprésence de ces deux personnages vient figurer la tension du romantisme, entre une volonté d’engagement politique et un idéal de « l’art pour l’art » que formule Frédéric à demi-mot, affirmant l’autosuffisance de l’art et de l’amour. Comme souvent chez Garrel, le plan prend le risque de l’échec. Il y serait voué s’il ne savait nous parler autrement que par le biais d’un échange d’idées à visée persuasive. Ce qui nous intéresse ici, c’est que l’échange créé un hiatus qui a plus de sens que les discours eux-mêmes. L’écart entre les deux paroles s’apparente à un mode d’interruption très particulier dont parle Maurice Blanchot dans L’Entretien infini, plus proche d’une « attente qui mesure la distance infinie » que d’une « pause qui permet l’échange »[88] [88] Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, « NRF », 1969, p. 106-107. . En d’autres termes, les silences, si brefs soient-ils, ne marquent pas une transition entre deux paroles mais assure une « parole donnée à l’intermittence » qui change la forme-même du langage :
[…] comme s’il s’agissait, ayant renoncé à la force ininterrompue du discours cohérent, de dégager un niveau de langage où l’on puisse gagner le pouvoir non seulement de s’exprimer d’une manière intermittente, mais de donner la parole à l’intermittence, parole non unifiante, acceptant de n’être plus un passage ou un pont, parole non pontifiante, capable de franchir les deux rives, que sépare l’abîme, sans le combler et sans le ré-unir (sans référence à l’unité).[99] [99] Ibid., p. 110.
À l’irréductibilité de la distance entre amour et politique, que nous avons observée dans un plan des Amants réguliers, répond donc cet échange d’Un été brûlant, qui peut être pensé tout autrement que comme un dialogue ordinaire. Garrel parle dans l’écart qui sépare les deux discours, depuis les intermittences, le cinéma n’étant jamais pour lui un moyen de transmettre des messages par les voies de l’identification. L’engagement de Paul, le dandysme de Frédéric ont une part de non-sens. Les paroles se vident et s’épuisent dans l’abîme qui les sépare. La déception du spectateur est mise en jeu face à ces bribes de survivance qui ne trouvent aucun point d’aboutissement dans la platitude du présent. La révolte garrelienne est donc, quelque part, inhérente à la part de mélancolie qui parcourt son œuvre. Elle ne cesse de revenir de l’échec.
Le cinéma de Garrel résiste ainsi souterrainement, lors de la rencontre entre l’œuvre et son spectateur toujours à construire. Les discours politiques ne sont d’ailleurs plus en mesure de résister, accaparés, comme en témoigne Guy Debord, par une idéologie dominante capable de digérer toute forme de révolte.
L’idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives, et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le truquage de leurs œuvres ; vivants, grâce à la confusion idéologique d’ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce.[1010] [1010] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations, Paris, Fayard, « Mille et une nuits », 2014, p. 10.
Comment le cinéma peut-il résister à cela ? Guy Debord et les situationnistes y ont œuvré par les moyens du détournement depuis le début des années 1950, en tentant de faire « du cinéma contre le cinéma ». Et nous émettons l’hypothèse que le cinéma de Garrel y résiste par d’autres moyens. Le rapprochement de ces deux séquences que nous venons d’aborder – le « dialogue » entre les deux amis, la scène de danse – nous permet de questionner la singularité de sa proposition. Une dialectique mise à distance-attirance semble s’y jouer, comme un peu partout dans son œuvre : l’un de ces moments ne pouvant que nous décevoir, nous tenir à l’écart du film (on pense au cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet) l’autre provocant en nous le désir d’y entrer pleinement, de se perdre au milieu des lucioles qui gravitent autour du couple de danseurs.
Jean Douchet, dans un échange accompagnant la projection de Deux (Werner Schroeter, 2000) à la Cinémathèque française[1111] [1111] L’intervention a été filmée par Gérard Courant, « Jean Douchet analyse Deux de Werner Schroeter à la cinémathèque française », Les amis de cinématon. , nous offre des pistes de réflexion pour aborder cette question. Il y oppose le « film récitatif », où les images se succèdent selon une « logique informative », au film d’ « évocation poétique » invitant à un « voyage imaginaire » au milieu d’images et de sons dont le sens se dérobe constamment. Pour lui, Werner Schroeter est celui qui va le plus loin dans ce type de langage. Il parvient à y faire « tout entrer », kitch, grotesque, jusqu’aux images les plus abjectes, et cela sans pour autant rejeter complètement le spectateur qui, flottant sur le « mouvement général » du film, reste accoutumé à la dominante poétique. Le dernier plan de Deux offre un exemple parmi tant d’autres répondant à ce double mouvement. Isabelle Huppert, les yeux dans la caméra, cadrée en plan poitrine, effectue quelques mouvements de danse classique pendant qu’un rideau se baisse et se relève, comme durant le rappel d’une pièce de théâtre. Elle semble toiser sans retenue le spectateur pendant que s’inscrit sur l’image une dédicace à son nom. Cette démesure aux élans narcissiques le pousse-t-il pour autant au sarcasme ? Jean Douchet, feignant d’être étonné, constate à l’issue de la projection qu’il n’y a pas eu un rire dans la salle. Le spectateur suspendu au « mouvement général » ne peut en effet que s’inclure dans l’objet de dérision. Le sarcasme qui est une simple mise à distance cède sa place à l’ironie qui implique ici la coprésence de deux sensations : dénégation et attirance.
Si nous nous autorisons ici cette digression, c’est parce que le cinéma de Schroeter, allant le plus loin dans cette direction, semble penser celui de Garrel, en constituer un paradigme du point de vue de ce double mouvement mise à distance-attirance que nous tentons de cerner. Nombreux sont en effet, chez Garrel, les moments durant lesquels le spectateur semble tenu à l’écart pour mieux être rattrapé par une accoutumance plus fondamentale. Le regard attaché à son savoir et à ses attentes fait place à une attention flottante, qui se concentre sur des bribes et s’insinue dans les écarts. Les situations grotesques – trop emplies d’innocence – finissent par être perçues comme existentielles. Les discours chuchotés inaudibles se doublent d’un attachement enfantin à la mélodie des voix. Le cinéma de Garrel rejoint cette proposition de Paul Valéry : « La définition du Beau est facile : il est ce qui désespère. »[1212] [1212] Paul Valéry, Variétés І et ІІ, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1998, p.281.
En quoi cette esthétique est-elle une réponse possible aux propos de Guy Debord, considérant que la société de consommation stérilise les formes subversives ? Certainement parce que ces films d’« évocation poétique » proposent une échappatoire. Non seulement ils demeurent irrécupérables, sont insaisissables – leur ironie n’est pas assimilable à un reniement –, mais ils résistent en regardant secrètement le spectateur, mettant en jeu des sensations multiples qu’il pourrait exprimer avec les mots de Lautréamont : « Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer »[1313] [1313] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, Librairie générale française, « Le livre de poche », 2001, p. 109. .