La dernière production du studio polonais CD Projekt RED, Cyberpunk 2077, a jusqu’ici surtout fait parler d’elle pour ses imperfections techniques, son iconographie (vaguement) provocante et son improbable glorification de l’acteur Keanu Reeves en personnage secondaire, contribuant à occulter un récit qui, par certains aspects, n’en demandait pas tant pour se faire oublier. Si la trajectoire du personnage principal, petit malfrat embarqué malgré lui dans une conspiration à grande échelle à la suite d’un braquage qui tourne mal, n’a effectivement rien d’original, la réflexion menée autour de la notion de sauvegarde, au sens à la fois informatique et biologique du terme, interroge néanmoins une certaine tendance contemporaine du jeu vidéo grand public, initiée en un sens avec Red Dead Redemption 2 (Rockstar Studios, 2018) et quelques autres – tendance qui pourrait se résumer en une formule aux accents valériens : « Nous autres, avatars, nous savons désormais que nous sommes mortels. ».
Mathieu Triclot écrit quelque part que l’un des plus grands pouvoirs du joueur ou de la joueuse de jeu vidéo est la maîtrise du temps[11] [11] Philosophie des jeux vidéo, Editions La Découverte, Zones, Paris, 2011 : p. 19 et suivantes. : la possibilité de sauvegarder sa partie et de la recharger à loisir pour corriger une erreur, anticiper ce qui, lors d’une tentative précédente, était encore imprévu, revenir en arrière pour éviter, par exemple, la mort de son avatar et par là, conjurer le game over. La sauvegarde, cet élément si distinctif du jeu vidéo et si central dans l’expérience du joueur ou de la joueuse, n’a pourtant pas toujours été consubstantielle au médium. Les jeux d’arcade des années 70-80 par exemple, n’implémentaient aucune possibilité de sauvegarder sa progression ou de revenir en arrière en cas de faux-pas : il était nécessaire à son système économique (insérer une pièce dans la machine pour refaire une partie) que la progression du joueur ou de la joueuse soit effacée à chaque tentative – la seule trace durable de son passage étant la possibilité de rentrer dans la borne, pour la postérité, quelques initiales dans le tableau des scores. Avec le développement du jeu vidéo personnel dans les années 80, sur micro-ordinateur ou sur console, les développeurs et développeuses ont rapidement compris que cet effacement volontaire de la mémoire n’était plus adapté au modèle économique de leurs jeux (achetés une fois pour toutes et jouables indéfiniment), et ont donc réfléchi à implémenter de nouveaux moyens pour le joueur ou la joueuse d’envisager l’acte de jouer sur un temps non seulement long, mais surtout continu.
Les premières cartouches ou cassettes de jeu vidéo n’embarquant pas de mémoire inscriptible, la sauvegarde a longtemps fonctionné via un système de « mots de passe » : le programme générait une suite de caractères correspondant chacun à une valeur (le niveau atteint, le nombre de vies restantes, la présence de tel ou tel objet dans l’inventaire, etc.), permettant au joueur ou à la joueuse, en rallumant sa machine, d’ordonner au jeu de restituer un état donné de progression. En toute rigueur, le joueur ou la joueuse ne « continuait » pas sa partie, figée et restituée dans le temps ; mais en démarrait une nouvelle, paramétrée sur le modèle de l’ancienne. Le seul problème de ce système était que si le jeu en question s’avérait un peu complexe, le mot de passe en devenait interminable : le système était astucieux, mais peu pratique. À la même époque, les utilisateurs et utilisatrices de micro-ordinateurs avaient, pour leur part, trouvé une solution bien plus simple : l’inscription de données sur un support de stockage amovible, lisible à loisir pour restituer la partie interrompue. C’est en s’inspirant de ce système que Nintendo développa en 1986 son périphérique de lecture de disquettes propriétaires, le Famicom Disk System, permettant pour la première fois aux joueurs et joueuses sur console, de sauvegarder leur partie pour la reprendre plus tard, sans recours à d’interminables suites de caractères. Les heureux possesseurs de la version originale de The Legend of Zelda (Nintendo, 1986), au Japon, ont ainsi pu découvrir un écran qu’ils n’avaient jamais vu auparavant sur console : le menu de sélection de partie, proposant trois emplacements distincts de sauvegarde. Par la suite, la plupart des cartouches sur console de salon (et portable) se sont vues dotées d’une mémoire embarquée (1986-1995), alimentée par une petite pile de montre, assurant le même service. Lorsque le support CD a fini par s’imposer, les fameuses « cartes mémoires », petits espaces de stockage amovibles à insérer sur la console, ont pris le relais (1995-2006) – jusqu’à l’intégration des disques durs aux dispositifs de lecture, à partir de la septième génération de consoles (2006-), système toujours en vigueur aujourd’hui, secondé par différentes options de stockages en ligne (cloud).
Cette petite histoire de la sauvegarde vidéoludique, si on la prend sous son rapport, disons, « existentiel », est donc aussi une petite histoire de l’immortalité de l’avatar. Arraché aux affres d’un échec définitif, ce dernier a fini par conquérir le pouvoir, non plus simplement de renaître de ses cendres à chaque nouvelle partie, comme c’était le cas dans les années 70 et 80, mais de revenir en arrière et jouir d’une seconde chance (et aussi d’une troisième, d’une quatrième, etc.) afin de réparer ses plus fatales erreurs.
Ce progrès technique, qu’on aurait imaginé être un acquis définitif de l’avatar, a néanmoins eu tendance à être sérieusement remis en question, une première fois, par tout un pan du jeu indépendant, notamment via l’apparition du genre du rogue-lite. Le rogue-lite repose sur un principe simple : le joueur ou la joueuse est embarqué·e dans une aventure risquée (l’exploration un donjon rempli d’ennemis, de pièges, de boss, etc.), et son objectif est de progresser le plus loin possible. A chaque fois qu’il ou elle échoue, que son avatar meurt, la partie (généralement courte) se termine définitivement, impliquant de tout recommencer depuis le départ. Certains éléments de sa progression sont néanmoins conservés d’une partie sur l’autre : de nouveaux objets, armes ou compétences, qu’il ou elle aura « débloqués » lors de sa précédente tentative, rendent la partie suivante théoriquement plus simple, ou plus intéressante. Second aspect visant à atténuer l’ennui engendré par le fait de recommencer encore et encore la même aventure, les niveaux d’un rogue-lite sont généralement générés aléatoirement, la configuration des environnements, l’emplacement des ennemis ou des objets, mais aussi leur nature, étant décidés selon un calcul procédural. En bref, le joueur ou la joueuse de rogue-lite recommence certes de zéro à chaque tentative avortée, mais tout en accumulant petit à petit certains marqueurs de progression qui viennent enrichir ses possibilités d’action, et toujours au sein d’environnements légèrement différents d’une partie sur l’autre. Cette veine, remarquablement addictive, semble aujourd’hui en pleine expansion : de Spelunky (Derek Yu, 2008) à Hades (Supergiant Games, 2020), en passant par The Binding of Isaac (McMillen et Himsl, 2011), Faster Than Light (Subset Games, 2012) ou Children of Morta (Dead Mage, 2019).
En toute rigueur, le rogue-lite procède ainsi d’une sorte de matérialisation objective de la faculté de progression du joueur ou de la joueuse. Dans le jeu vidéo des années 70-80, la « sauvegarde » était, pour ainsi dire, externalisée : le joueur ou la joueuse emmagasinait progressivement des connaissances et des compétences ludiques qui lui permettaient d’améliorer ses performances d’une partie sur l’autre. Et quand bien même la progression du jeu n’était pas préservée, le joueur ou la joueuse, pour sa part, ne cessait en théorie de progresser dans sa faculté de comprendre et de maîtriser le jeu. De ce point de vue, il est discursivement remarquable encore aujourd’hui que certains jeux nous donnent la possibilité de « sauvegarder sa progression », alors même que ce que l’on sauvegarde, en toute rigueur, n’est que l’état d’avancement du jeu, et non sa progression individuelle en tant que joueur ou joueuse. Si Mathieu Triclot souligne que la mécanique de sauvegarde / chargement rapide permet en théorie d’aiguiser par réitération la compétence ludique du joueur ou de la joueuse, afin de parvenir à une maîtrise parfaite et presque « chorégraphique » de la séquence répétée, l’effet inverse est tout aussi légitimement envisageable : en effet, le fait de pouvoir répéter encore et encore la même séquence de jeu dispense par définition le joueur ou la joueuse de toute exigence de perfectibilité, le fait de sauvegarder sa partie étant précisément le meilleur moyen de se passer de sauvegarder l’état de ses compétences ludiques. Car au bout de la millième tentative, et donc de la millième sauvegarde rechargée, il existe statistiquement une chance de parvenir à ses fins sans avoir rien compris à ce que le jeu exige de nous, et sans avoir progressé d’un iota dans sa maîtrise du programme. En dépit de ce dernier aspect, certains jeux, aux systèmes de sauvegarde volontairement limités, capitalisent ainsi sur une injonction plus ou moins agressive à l’amélioration des compétences du joueur ou de la joueuse. Cet aspect est parfaitement résumé par l’expression préférée de certains joueurs ou joueuses d’une série comme Dark Souls (FromSoftware, 2009-2020), lorsqu’un·e néophyte vient leur demander de l’aide : git gud (get good – « deviens bon »). De ce point de vue, les genres du rogue-lite ou du souls-like apparaissent, chacun à leur manière, comme une sorte de négociation critique avec les bienfaits de la sauvegarde. Le rogue-lite internalise une partie de l’idée de progression, par le déblocage de certains contenus, tout en préservant l’excitation-frustration du game over quasi-définitif ; tandis que le souls-like, à l’inverse, externalise une grande partie de cette même idée, dans le but de forcer le joueur ou la joueuse à développer ses connaissances et aptitudes.
Pour tout un tas de raisons (culturelles, financières, artistiques), le jeu indépendant procède d’un spectaculaire coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire vidéoludique. Il scrute le passé pour inventer l’avenir. On a beaucoup insisté sur les emprunts graphiques du jeu indépendant aux jeux de la génération 8 et 16 bits (le pixel art), sur sa capacité à ressusciter des genres qu’on croyait plus ou moins tombés en désuétude (le platformer 2D, le hack’n slash, le shoot them up, etc.) : mais cette tendance à l’archaïsme s’exprime aussi dans certains aspects techniques moins immédiatement perceptibles. Le principe même du rogue-lite (et, d’une autre manière, du souls-like) procède à mon sens d’une logique similaire : à savoir, d’une forme de nostalgie pour l’époque « pré-sauvegarde » du jeu vidéo, durant laquelle le joueur ou la joueuse, rivé·e sur sa console, jouait sous la menace permanente d’un game over définitif, et reprenait, à chaque nouvel échec, l’aventure depuis son commencement. Les jeux de l’époque 8 et 16 bits n’avaient pas tous intériorisé la fin du modèle de l’arcade, et s’échinaient à proposer aux joueurs et aux joueuses des défis toujours plus relevés, agrémentés d’un système de « score » complètement obsolète (remis à zéro à chaque redémarrage de la console), confiants dans le fait que l’excitation et le plaisir ludiques allaient de pair avec ce sentiment intense de frustration. Tous·tes les joueurs ou joueuses approchant la trentaine ont en mémoire un jeu dont ils ou elles n’ont, en définitive, jamais vu que les deux ou trois premiers niveaux, encore et toujours recommencés jusqu’à l’écœurement. Certain·e·s sont devenu·e·s développeurs et développeuses, et nostalgiques de Super Mario Bros. (Nintendo, 1985), en ont fait des Super Meat Boy (Team Meat, 2010).
Jusqu’à récemment, je croyais le jeu indépendant héritier majoritaire de cet anachronique esprit de finitude, de ce désir paradoxal d’arracher l’avatar vidéoludique à son immortalité conquise. Parallèlement, le jeu à gros budget, lui, semblait en règle générale miser sur d’autres ressources et poursuivre la marche en éternité de l’avatar entamée cinquante ans plus tôt : proposant des aventures sur le temps long, immersives et méticuleuses, durant lesquelles le héros ou l’héroïne, triomphant de tous les dangers (grâce au superpouvoir de la sauvegarde), terminait sa quête en survivant·e, en éternel trompe-la-mort – quand bien même l’expérience se solderait, à cause de cela, de la façon la plus anticlimactique possible. C’est là le modèle du jeu de rôle à l’occidentale façon Skyrim (Bethesda Softworks, 2011), où l’avatar, après avoir survécu à des milliers de combats mortels, embuscades, empoisonnements, finit par errer sans but sur le théâtre de sa supériorité inattaquable, alors même que le récit s’est déjà terminé sans lui.
Il me semble qu’autre chose, pourtant, se raconte depuis quelques années dans l’itinéraire du jeu vidéo grand public et de ses avatars jusque-là éternels. Les jeux qui se terminent d’une manière ou d’une autre par la mort de leur héros ou de leur héroïne ont, certes, toujours plus ou moins existé : la série Final Fantasy (Squaresoft, 1986-) en est truffée, et jusqu’à Mass Effect (Bioware, 2007-2012) plus récemment, il arrivait que la fin du parcours héroïque réactive l’ambiguïté de toute apothéose, d’une montée en divinité coïncidant avec l’extinction de son existence mortelle. Pour le dire autrement, la mort de l’avatar n’était pas tant un échec de l’héroïsme que l’une de ses expressions les plus parfaites. Le héros ou l’héroïne, d’ailleurs, ne « mourrait » quasiment jamais : il ou elle se sacrifiait. Arrivé au sommet de sa puissance d’agir, l’avatar choisissait la fin de son existence individuelle au profit du salut collectif, se réalisant par-là pleinement en tant que héros. Entre la mort et le sacrifice, l’écart est majeur sous beaucoup de rapports, en termes de temporalité de l’extinction notamment : le second est brutal, éclatant, autant que la première peut être progressive, pitoyable et languissante. Et jusqu’à récemment, personne n’avait eu l’idée ou le désir d’incarner un personnage à l’agonie.
Coup sur coup, Red Dead Redemption 2 et Cyberpunk 2077 ont proposé chacun à leur manière une version différente de cet itinéraire. Les deux jeux sont comparables à plus d’un titre, en particulier concernant l’ampleur de leurs ambitions, et l’immensité de leurs moyens de production. Sur ces cinquante dernières années, ils sont les deux seuls titres à dépasser, et parfois de loin, les 300 millions de dollars de coûts de production. Sans être totalement identiques, les deux piochent également dans un répertoire de formes assez similaires : celui du jeu de tir (à la première personne pour le second, à la troisième pour le premier) assaisonné de jeu de rôle, très narratif, en monde ouvert. Mais ce qui frappe surtout, c’est leur parti pris commun de mettre en scène un avatar mourant. Non pas un avatar programmé au sacrifice pour le bien de l’humanité, au terme d’une croisade brillante et héroïque ; mais un personnage agonisant, souffreteux, diminué par la mort à venir, engagé sur un chemin qui a toutes les apparences d’un chemin de croix – et au terme duquel, il se sait condamné à un évanouissement piteux, un triste recroquevillement sur lui-même.
Red Dead Redemption 2 mettait en scène un cow-boy hors-la-loi, Arthur Morgan, dont le destin est scellé durant les premières heures de jeu, après que celui-ci a contracté la tuberculose au contact d’un malade. Le reste du jeu procède d’une forme d’héroïsme moribond, d’un mélancolique baroud d’honneur qui se solde par l’agonie du personnage au sommet d’une montagne, à l’issue d’un duel où la maladie, bien plus que son ennemi du moment, finit par le terrasser. Au cours du jeu, le héros apparaît de plus en plus atteint, traînant la patte, toussant et crachotant à chaque fois que le joueur ou la joueuse tente de lui faire ingurgiter une potion, dont les effets régénératifs diminuent progressivement. Au lieu d’un Skyrim par exemple, où le héros survit à tout, même au récit, Arthur succombe avant la fin de l’histoire, obligeant un personnage secondaire à prendre le relais pour assurer le dernier tiers du jeu. Ici, pas de retour en arrière possible : je ne pense pas être le seul à avoir tenté, durant ma partie, de charger une sauvegarde antérieure au moment de la contamination, essayant de comprendre comment contourner l’événement avant de me rendre compte que c’était bien cela, le projet du jeu, me faire jouer un malade en voie d’extinction, sorte de métaphore individuelle de la fin de l’« ouest lointain ».
Cyberpunk 2077, étonnamment – ou peut-être inspiré par son prédécesseur –, procède selon le même modèle : le joueur ou la joueuse incarne V, un·e mercenaire contaminé·e par un implant de personnalité défectueux, et qui voit sa conscience s’effacer progressivement au profit de celle de son « hôte » – en l’occurrence, la personnalité sauvegardée et encryptée d’un activiste anarchiste et chanteur de rock (plus ou moins crédible), incarné par l’acteur Keanu Reeves. Cette astuce scénaristique permet au jeu de matérialiser un personnage accompagnateur qui observe, aiguille et conseille le joueur ou la joueuse en permanence durant son aventure, comme une sorte de projection pseudo-schizophrénique de la personnalité contenue dans son implant neuronal. Mais la véritable conséquence de ce scénario compliqué, est que, comme Arthur Morgan, V meurt à petit feu à mesure que le jeu progresse. Ses forces déclinent, sa vue se trouble, il ou elle (le genre de l’avatar est libre de choix) titube, trébuche, s’évanouit régulièrement pour se réveiller sur la table du « charcudoc » quelques heures plus tard. Et le but ultime de sa quête, comme c’est plus généralement le cas dans un survival horror que dans un jeu de rôle, consiste à sauver sa peau plutôt qu’à sauver le monde. Ici encore, pas de F5/F9 possible[22] [22] Les touches F5 et F9 du clavier d’ordinateur sont traditionnellement attribuées respectivement à la fonction de sauvegarde et de chargement rapide de la partie. : l’avatar est condamné par décret des designers. Ce qui est d’autant plus conscient de la part du jeu, que celui-ci thématise narrativement et avec insistance le fantasme informatique d’une sauvegarde de la personnalité défunte : l’avatar est en effet aux prises avec une « corporation » machiavélique, dont l’objectif est de vendre à une caste d’ultra-riches la possibilité de sauvegarder leur conscience et leur personnalité sur des sortes de puces informatiques, baptisées engrammes, dont l’implant contenant le personnage de Keanu Reeves constitue le prototype. Le thème de la conservation des consciences humaines via le progrès de l’informatique ou de l’intelligence artificielle est un thème relativement banal du cinéma ou de la littérature de science-fiction : la question résonne certainement différemment lorsqu’elle est abordée dans un jeu vidéo. Car si, avec un soupçon de mauvaise foi, l’on débarrasse Cyberpunk 2077 de ses complexités scénaristiques et de son premier degré inaltérable, le jeu thématise, pour le dire grossièrement, l’invention de la carte mémoire. Cyberpunk 2077 met en scène des personnages (de jeux vidéo) torturés par l’idée d’une immortalité subie, par l’idée que leur finitude, et donc leur humanité (fictionnelle), puisse être remise en question par une technique qui s’avère pourtant consubstantielle de leur plan d’existence depuis une trentaine d’années : la sauvegarde.
In fine, le long périple de l’avatar dans les rues de Night City n’a qu’une seule coda possible, et le jeu se conclut sur l’acceptation de la finitude humaine de la part de personnages numériques, apparemment soucieux de s’arracher à leur condition d’immortels. Cyberpunk 2077 propose, dans la plus grande tradition de ce genre de jeux narratifs, plusieurs fins possibles. Aucune d’entre elles n’aboutit à la préservation du corps de l’avatar, condamné, dans un délai plus ou moins court, à mourir des suites de sa maladie informatique. L’une d’entre elles en particulier, choisie par erreur lors de ma première tentative, ne m’a pas été donnée à voir souvent dans un jeu vidéo. L’avatar, dressant une sorte de bilan de sa fuite en avant sur le toit d’un immeuble, réalise soudain le caractère dérisoire de son entreprise. Tous ces efforts, ces combats, ces adversaires vaincus, ces missions, ces objets, équipements, points d’expérience : le piège vidéoludique s’est refermé sur lui à son insu, et l’avatar, otage de sa prison temporelle, n’a d’autre choix pour espérer toucher du doigt l’humanité tant convoitée, que de briser le cycle de la sauvegarde. Gros plan sur un revolver à portée de main, avant que la caméra ne s’éloigne du balcon en plan large : une détonation retentit, et les crédits se lancent.
Le suicide de l’avatar qui, fatigué de lutter, baisse les bras, voilà un privilège longtemps interdit aux héros et héroïnes de jeu vidéo, condamné.e.s en temps normal au piège d’une vie éternellement préservée, insensibles au désir et au choix de voir advenir la « fin de partie ». La proposition est largement inédite au regard de ce que le jeu vidéo a longtemps cherché à produire, dans ses mécaniques comme dans ses représentations : elle rejoint d’ailleurs le processus d’humanisation qui a conduit au choix de faire incarner ses personnages par de véritables acteurs, comme ici Keanu Reeves. Qu’est-ce donc que le jeu vidéo grand public contemporain nous raconte, au moyen de ce spectaculaire retour sur potentialités, de ce jeu volontaire et masochiste avec ses propres codes ? Rien de très réjouissant du point de vue des représentations, j’en ai peur – et rien, non plus, qui ne forme un écho déprimant (et sans doute involontaire) à notre société en proie actuellement aux affres de la maladie. Mais dans le même temps, une déclaration de puissance paradoxale du médium adressée à lui-même, sous la forme d’une revendication du droit à l’impuissance. A ce titre, Cyberpunk 2077 n’est probablement pas, scénaristiquement ou techniquement, le jeu le plus inoubliable de sa génération, contrairement aux attentes qu’il a un temps suscitées ; mais il propose en sous-main une exploration, non-dénuée d’intérêt, des codes du jeu vidéo et de la nature ontologique de ses avatars, comme entités informatiques lancées à la conquête d’une humanité, êtres en recherche d’une fin. Comme le déclare V dans l’une des issues alternatives du jeu, au sommet d’une falaise surplombant la ville, et dans une sorte d’inversion du défi romantique adressé au reste du monde : « À un de ces quatre, Night City. ». Le « droit de s’en aller », comme l’écrivait Baudelaire[33] [33] « Préface » aux Histoires Extraordinaires de Edgar Allan Poe, in Œuvres complètes, éd. L. Conard, 1953, p. xviii. : le jeu se termine, mais la quête de l’avatar commence.