L’ouverture de Dahomey, film que Mati Diop a consacré à la restitution par la France, en 2021, de 26 trésors royaux du Bénin, résonne dès les premières images avec son film précédent, Atlantique dans lequel l’océan se faisait avaleur et régurgitateur de corps, transmués d’un état d’oppression jusqu’à une présence hantologique. C’est donc avec l’eau, comme personnage pas si secondaire, que nous sommes attiré·e·s progressivement des bords de Seine jusqu’aux sous-sols du Quai Branly. Les fluctuations de l’onde parcourue par les reflets lumineux de la nuit tranche radicalement avec la scène suivante. Les caméras de surveillance et la caméra de la réalisatrice capturent en plans fixes les couloirs déserts des réserves du musée, entre chariots de portage, signalétique, caisses de rangement, palettes, extincteurs, néons, tuyauterie, sorties de secours et dispositifs rotatifs de sécurité. L’œil mécanique, rond et opaque d’un dôme de surveillance occupe temporairement l’écran autant qu’un moniteur éteint dont le rectangle noir se détache sur fond de mur blanc, ils préfigurent de la fausse neutralité des protocoles coloniaux d’arrachement et postcoloniaux de retour.
Mati Diop nous propose une sorte d’inventaire de la froideur et de l’hygiénisme des lieux, comme entrée en matière, comme préalable au surgissement de la magie. Cette prise de gants quotidienne pour manipuler les objets se retournant comme argument contre leur restitution à des pays spoliés qui ne seraient pas à même d’en prendre soin.
L’historienne de la culture et conservatrice Clémentine Déliss rappelle que « Le musée colonial – désormais hygiéniste – est obsédé par l’impureté de ses collections, nettoyant et désinfectant son passé contaminé, en particulier les restes sanglants attachés aux souvenirs traumatisants de l’esclavage, du colonialisme et de l’Holocauste. […] Les collections sont devenues les témoins toxiques de pratiques génocidaires : le rôle du gardien ou du dépositaire revient alors, plus que jamais, à entraver leur accès et à refuser toute réparation ou remédiation contemporaine » [22] [22] Clémentine Déliss, « Restitution rapide », Multitudes 78, printemps 2020, en ligne. . Ainsi l’objectivité performative des espaces de conservation semble javelliser la prolifération des récits et maintenir l’aura potentielle des œuvres, lorsqu’elles sont ensuite exhibées, dans la captivité induite par les espaces délimités qui les offrent à la contemplation.
Passage au noir, voix off, (nous apprendrons au générique de fin qu’il s’agit d’un texte écrit à quatre mains avec l’écrivain haïtien Mackenzie Orcel, intitulé « Voix des trésors »). Un timbre caverneux, métallique et pluriel se fait donc entendre, dans la langue fon ; la traduction en français inclusif s’affichant simultanément en blanc sur l’écran noir de la salle : « Au plus loin que je puisse remonter jamais une nuit n’a été si profonde et opaque. Ici elle est l’unique réel possible. Le commencement et la fin. J’ai longtemps voyagé dans ma tête, mais il faisait si noir dans ce lieu étranger, que j’ai fini par me perdre dans mes rêves, faire corps avec ces murs. Amputé·e de la terre qui m’a vu·e naître, comme si j’étais mort·e. Nous sommes des milliers dans cette nuit. Nous portons tous·tes les mêmes stigmates. Déracinée·s. Arraché·e·s. Butins d’un immense pillage. Aujourd’hui c’est moi qu’ils ont choisi·e, tel·le leur plus belle et légitime victime ! Iels m’ont appelé·e 26. Pas 24. Pas 25. Pas 30. Juste 26. »
Le numéro 26 qui prend la parole est simultanément la voix du roi Guézo, mais aussi celle de toutes les œuvres qui composent ce trésor en voie de restitution. Le chiffre et le nombre. Iel dépasse la limitation numérique du chiffre qu’iel énonce comme un mantra vidé du sens commun pour être empli d’un autre qui lorsqu’il vient le signaler le déborde.
Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, auteurices du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (2018), sur lequel s’est appuyé Mati Diop, parlent des objets comme de « sujets agissants » de « médiateurs de correspondances, de métamorphoses et de passages dans des écosystèmes caractérisés par la fluidité et la circularité. Dans un univers réticulaire, ils sont les opérateurs d’une identité relationnelle et plastique, dont le but est de participer au monde et non de le dominer » [33] [33] Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 2018, p. 29. . Sarr a précisé plus récemment, dans un entretien à France Culture : « Quand on a été au Bénin avec Bénédicte Savoy pour le rapport sur le retour des objets, on a discuté avec des universitaires béninois qui sont spécialistes de l’histoire de l’art. Ils nous ont dit qu’ils se posaient la question de savoir si les ancêtres — c’est comme ça qu’ils appelaient les statues — comprenaient encore la langue, et dans quelle langue ils allaient s’adresser à eux. C’est une question que je ne m’étais jamais posée. Par cette question, ils nous ont indiqué qu’ils les prenaient pour des sujets ».
Si 26, prend parole en tant que sujet, il parle la langue véhiculaire du Bénin, la langue fon. Redonner une voix aux objets, en faire des sujets, c’est là toute la force du projet de Mati Diop. Ainsi qu’elle le précise : « […] longtemps, j’ai considéré que le plus fort serait un silence complet, en tout cas une absence de mots, au moins jusqu’à l’arrivée au Bénin.
Qu’elles conservent, ou retrouvent leur opacité, au sens si important que donne Édouard Glissant à ce mot. Puis, j’ai éprouvé le besoin de les faire parler à la première personne, d’abord en empruntant des fragments de L’Énigme du retour de Danny Laferrière, qui raconte comment il ramène à Haïti le corps de son père mort à New York. Je voulais que cette voix appartienne à plusieurs contextes. Laferrière n’a pas souhaité que j’emprunte des fragments de son texte alors j’ai confié l’écriture de la voix des trésors au poète et romancier haïtien Makenzy Orcel, écriture à laquelle j’ai aussi collaboré. »
La voix s’arrête et nous apercevons la représentation cultuelle du roi Guézo en train d’être préparée au départ, les équipes de régisseurs s’activent avant la mise en boîte. La caméra s’arrête sur des vitrines vides, comme hantées désormais par l’absence des trésors. Ne reste que le dispositif de capture et de monstration, aussi froid que l’étaient ceux de surveillance du début.
Onze minutes et quelques après le démarrage du film, le couvercle de contreplaqué de la boîte de transport se referme sur la salle de cinéma qui passe au noir, avec pour unique bande sonore la visseuse électrique qui vient sceller la plaque, faisant disparaître rapidement les interstices qui laissaient encore entrevoir un peu de lumière. Nous sommes dans la caisse de transport avec le roi Guézo : « 26. Pourquoi ne m’ont iels pas appellé·e par mon vrai nom ? Ne le savent-iels pas ? “Vous pouvez sortir maintenant ! 26 rentrez chez vous !” Remonter à la surface du temps… laisser derrière moi mes frères et sœurs gisant·e·s, Ignoré·e·s au fond de l’innommable. Rentrer ? Quel ailleurs m’attend ? » Cet enfermement, manière d’embarquer la salle dans l’aventure ambiguë que déploie le documentaire, n’est pas davantage une punition qu’un dispositif d’identification. C’est une manière de faire rentrer le vaudou dans l’équation.
Dans le livre qu’elle a consacré aux rapports entretenus par le féminisme noir avec le vaudou haïtien, We Pursue Our Magic, A Spiritual History of Black Feminism, la chercheuse américaine Marina Magloire évoque le rôle de la poésie comme magie : « Le titre de ce livre, We Pursue Our Magic, vient de l’essai d’Audre Lorde “La poésie n’est pas un luxe”, dans lequel elle identifie la poésie comme la manière dont “nous poursuivons notre magie et la réalisons”. […] La notion de poursuite invoquée par Lorde dépeint la magie comme un voyage intérieur, et non un voyage physique auquel on peut accéder en retournant dans un espace africain fictif d’avant le conflit, l’aliénation et l’oppression » [44] [44] Marina Magloire, We Pursue Our Magic, A Spiritual History of Black Feminism, University of North Carolina Press, 2023, p. 4. « This work’s title, We Pursue Our Magic, comes from Audre Lorde’s essay “Poetry is Not a Luxury”, in which she identifies poetry as the way “we pursue our magic and make it realized”. […] Lorde’s notion of pursuit depicts magic as an interior journey, not a physical one that can be accessed by returning to a fictive African space prior to conflict, alienation, and oppression. » La lecture de cet ouvrage m’a été conseillée par Jean-Baptiste Naudy. . Ce n’est pas un hasard si Mati Diop a voulu confier la voix des trésors à un poète. La présence du vaudou infuse dans le film et nous fait basculer dans un réalisme magique [55] [55] Terme forgé par le critique d’art allemand Franz Roh, en 1925. qui est une des formes de la résistance à l’après-vie de l’esclavage et de la colonisation. Le transport des œuvres dans le cadre de leur restitution, n’est pas un voyage uniquement matériel, mais procède tout autant d’un voyage intérieur ; d’un voyage intérieur matérialisé en temps réel pour la salle spectatrice dans sa mise en boîte au sens physique et poétique du terme. Le trajet-retour fait écho au trajet-aller des œuvres pillées autant que des corps mis en esclavage. Nous sommes placé·e·s dans une position qui n’est ni passive ni active, nous sommes du côté des objets qui sont aussi des esprits. Mati Diop nous restitue la puissance des trésors du Dahomey, dans leur arrachement au récit muséographique du Quai Branly de Paris avant de rejoindre et participer à un autre récit, jusqu’au palais présidentiel de la Marina de Cotonou ; d’une volonté présidentielle à une autre, d’Emmanuel Macron à Patrice Talon.
Les régimes de résistance dans la production des contre-récits adressés au récit-maître tient dans l’équilibre entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, dans leur tremblement : « Pour la première fois, je me suis posée plus frontalement la question du documentaire. Jusque-là, je cultivais une ambiguïté entre fiction et documentaire, qui pouvait prendre plusieurs formes mais sans appeler de choix entre les deux. Mais face à la situation sociale et politique que nous traversions, j’ai traversé une sorte de “crise” de la fiction : je ne me voyais pas consacrer des mois et des mois à composer une histoire, cela me semblait déphasé par rapport à ce que je percevais comme une accélération de l’histoire, une intensification des événements. Je ne voulais pas que les exigences de la fiction m’éloignent d’un réel envers lequel j’avais un sentiment d’urgence »[66] [66] Mati Diop, AOC, 6 septembre 2024, en ligne. .
Nous suivons ainsi le trajet de la caisse à travers les mêmes couloirs qui nous ont amené·e·s jusqu’à elle, puis, à l’aéroport, en vue de l’embarquement, sur le tarmac.
Passage au noir, bruit de décollage : « Quitter le royaume de la nuit pour entrer dans un autre. Ma tête est encore assiégée par des bruit de chaînes. J’ai dans la bouche un arrière-goût d’océan. Ces souvenirs me chuchotent à l’oreille dans plusieurs langues toute la lourdeur d’un passé dont je suis la transe, la trace. Je suis tiraillé·e entre l’angoisse de n’être reconnu·e de personne et de ne rien reconnaître. »
La pluralité des langues, la question de la trace et et de la transe, la volonté d’être reconnu et de reconnaître, verbalisées par les voix du documentaire font autant parler les objets, les esprits, que le vaudou lui-même. Le philosophe et psychanalyste haïtien, Willy Apollon, dans la thèse dirigée par Gilles Deleuze qu’il a ensuite publiée en 1976 sous le titre : Le Vaudou, un espace pour les “voix”, s’interroge très vite sur le statut autoritaire de la capture de l’oralité et de la performativité vaudou par le biais de l’écriture : « [..] avec le concept de conservation, il faut viser le concept de conservé. Ici, il est de l’ordre idéologique. L’écriture doit conserver une parole. Et cette conservation même constitue cette parole en vérité. À la limite il y a lieu de voir, dans ce passage même de la parole vive à la conservation écrite, la constitution même d’une certaine problématique de la vérité. Cette démarche de constitution d’une vérité, par la conservation écrite de la parole, fait déjà partie de ce qu’il faut bien désigner comme une entreprise théologique. La conservation ne garantit pas seulement la constitution d’une vérité, elle garantit un ordre social » [77] [77] Willy Apollon, Le Vaudou, un espace pour les “voix“, Éditions Galilée, 1976, p. 23. Ouvrage présenté par le philosophe Norman Ajari sur Instagram dans une vidéo postée en septembre 2024. .
Le récit généralement conservé par l’écriture cinématographique qui le soutient, manifeste une vérité fixée par sa production. Le film de Mati Diop se fait ici davantage véhicule et ne souffre d’aucune fixité grâce au tangage incessant et irrésolu des aller-retour qu’il propose entre subjectivité des objets et objectivité temporaire des sujets. Comme l’exprime Willy Apollon : « Il faut pourtant écrire le vaudou. Il faut faire passer ce temps multiple dans l’espace linéarisé de l’écriture, le soumettre a la puissance dominante du signe. Mais une telle entreprise pour rester fidèle au vaudou doit devenir une traitrise dans le champ du même signe » [88] [88] Ibidem, p. 95 .
Suivent les images de la liesse populaire qui accompagne le convoi de restitution jusqu’au palais présidentiel de la Marina, le calme, propice au surgissement des voix, s’installe au profit d’un nouveau passage au noir : « Est-ce la fin du voyage ? Tout est si étrange. Si loin du pays que je voyais dans mes rêves. J’éprouve un léger vertige. Je m’abandonne à cette caresse tropicale, aux odeurs de l’enfance, cette route vers moi-même. » Extériorité. « Je ne croyais pas revoir le jour. » En miroir parfait de la scène de mise en boîte, nous assistons depuis l’intérieur au dévissage du couvercle de contreplaqué qui s’ouvre sur les régisseurs du palais de la Marina. Parmi eux Calixte Biah « le conservateur qui avait été missionné depuis le quai Branly pour accompagner le retour des œuvres jusqu’au Bénin » qui « s’est imposé comme un personnage central du film ». Comme l’explique Mati Diop dans un entretien pour Trois Couleurs « dès qu’on l’a vu. Il a tout de suite incarné quelque chose de romanesque. Je le voyais comme une sorte de gardien, garant des œuvres, qui les accompagnait d’un monde à l’autre. J’avais le sentiment qu’il partageait un langage secret avec elles ».
L’inventaire opéré par Calixte Biah de l’état des œuvres à leur arrivée au Bénin, signale tout autant l’état de la Relation entre « culture affleurante » et « culture d’intervention » selon les termes proposés par d’Édouard Glissant [99] [99] Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 193. : « État général moyen. La couche picturale présente des lacunes. La sculpture est stable malgré des fissures. Le métal est stable bien qu’oxydé et déformé » ; « les lames de fer qui recouvrent le corps de la statue renvoient aux métaux symboles du vaudou »; « vaudou du fer et par ricochet de la guerre » ; « bon état structurel malgré des fissures et des manques » ; « État général moyen, des soulèvements et des lacunes sont localisées surtout sur la tête. À surveiller. »
Cet état général de la Relation qui reste à surveiller résonne avec la séquence suivante du film, sorte d’États Généraux de la Restitution organisés par Mati Diop avec l’Université d’Abomey-Calavi.
Les étudiant·e·s rassemblé·e·s soulèvent, dans cette troisième partie du film, différentes problématiques attachées à la question du retour du trésor au Bénin : « On nous a volé beaucoup de choses. Donc dans beaucoup de choses moi je me suis toujours mise en tête que c’étaient des choses, quoi » lance une étudiante, à laquelle un autre répond que le patrimoine culturel est composé du patrimoine matériel et du patrimoine immatériel, que si des œuvres sont actuellement à l’extérieur du pays, les danses, les traditions, le savoir-faire sont elleux à l’intérieur du pays. « Macron il ne le fait pas parce qu’on l’a demandé, il le fait pour sa propre image » ; « 26 œuvres sur 7000 » c’est une « insulte » ; « On nous prend 7000, on nous restitue 26, on estime que c’est déjà un début. » ;« dans 100 ans on va restituer 2, bon nous on ne sera plus là. N’est-ce pas ? Dans 200 ans on va restituer peut-être 4. On ne sera plus là. » ; « Nous demeurons toujours dans le chemin tracé par le colon. » La restitution pour un autre est la « matérialisation d’anciennes révoltes ». Un fil se tire de cette affirmation à l’énonciation de la voix plurielle qui scande le documentaire.
Les étudiant·e·s soulignent à juste titre la lenteur des restitutions, puisqu’ainsi que l’exprime Clémentine Déliss : « le rythme des restitutions s’avère lent, de sorte qu’il faudra plusieurs décennies, voire plus, pour rapatrier le demi-million d’objets africains détenus dans les musées européens, sans parler des cinq à six millions d’objets d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie du Sud-est conservés en Allemagne » [1010] [1010] Clémentine Déliss, « Restitution rapide », op. cit. .
Dans cet échange forcément tronqué, découpé, assemblé par la cinéaste se fait entendre l’écho des mille fragments de pensées et de matières, de corps emportés par-delà l’Atlantique :
« Au montage, nous avons fait un travail très rigoureux de sélection, inévitablement partiel vis à vis de tout ce qui s’est dit durant ces rencontres. Et aussi de ce qui y a été occulté. À cause de l’héritage d’une certaine censure et de diverses problématiques auxquels ils font face, il faut savoir que ces étudiants ne se réunissent pas spontanément pour discuter de manière collective. Au-delà du tournage et de mes attentes, je tenais à provoquer ce débat entre eux. Un débat qui engendre du réel, ne serait-ce que celui de se réunir. À mes yeux, la restitution, et ce qu’elle entraîne concerne principalement la jeunesse, c’est la raison d’être du film » dit-elle dans l’entretien. Cette restitution du sensible et de l’immatériel offerte par la réalisatrice, laisse entrevoir des questions mais aussi une potentielle réponse à la difficulté posée par la restitution même des objets. Les objets arrachés peuvent tout autant circuler ou continuer d’apparaître dans l’ordre du discours. L’oralité volatile propre au vaudou résiste à la fixation des récits imposés. Ainsi cette troisième partie du film fait écho à la proposition, émise par Clémentine Déliss, en guise de conclusion ouverte à son texte : « Le “musée-université” fournirait l’architecture d’un système de recherche et d’éducation transdisciplinaire de grande envergure, offrant une structure d’accueil vitale pour les artistes, les scientifiques, les historiens et les étudiants du monde entier, leur permettant de se rencontrer, d’échanger, d’apprendre et de développer des imaginaires contemporains autour de collections à la fois physiques et numériques, et ceci, pendant qu’elles sont encore détenues en Europe »[1111] [1111] Clémentine Déliss, « Restitution rapide », op. cit. . Ce développement de l’imaginaire est bien l’enjeu majeur entravé par l’attente sans cesse retardée du point final qui viendrait refermer la phrase commencée au moment des premières restitutions, puisqu’une phrase n’est pas une conversation.
La voix collective se fait entendre une avant-dernière fois : « Où je suis, je dois être ? Je me le demande avec la certitude que cela ne changera rien à ce vaste présent en chantier qu’est l’histoire. Je me sens attiré·e par quelque chose de très ancien comme une invitation, un possible recommencement. » La restitution n’est pas la fin d’un parcours, elle ne répare pas comme on refermerait une fracture.
À la question de savoir : « Pourquoi aujourd’hui nous avons tellement peur du vaudou ? D’où vient cette peur-là ? » répond une dernière fois la voix des trésors : « Encore cette nuit. » Retour à l’eau : « Atlantique, rivage de la blessure. Que la lumière t’engloutisse. Je marche. Je ne m’arrêterai plus à chaque carrefour où mon humanité sera mise à l’épreuve. Je ne ruminerai plus mon incarcération dans les cavernes du monde civilisé. Je ne m’arrêterai plus. Je ne suis jamais parti·e. Je suis là. Je n’oublie pas. Il n’y a rien à réparer. Il y a les rêves du continent, ce chemin qui nous réclame jusqu’au bout. Je suis le visage de la métamorphose. Je me vois si nettement à travers vous. 26 n’existe pas. En moi résonne l’infini. Je marche. Je ne m’arrêterai plus. »
Après cette traversée filmée, recomposée par Mati Diop sous sa forme documentaire autant que fabulatrice, le ciel s’ouvre sur la promesse des métamorphoses qui répondent à celles inscrites dans les livres d’Édouard Glissant : « […] il y a en proue, et désormais commune, cette rumeur encore, nuage ou pluie ou fumée tranquille. Nous nous connaissons en foule, dans l’inconnu qui ne terrifie pas. Nous crions le cri de poésie. Nos barques sont ouvertes, pour tous nous les naviguons » [1212] [1212] Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 21. . La réalisatrice déploie une véritable éthique poétique de la Relation glissantienne qui envisage « l’Autre de la pensée » comme « bougement » [1313] [1313] Ibidem, p.169 .