L’analyse figurative n’est pas une méthode doctrinaire et n’a pas vocation à le devenir : elle ne vise qu’une chose, la prise en compte de dimensions et de problèmes paradoxalement négligés dans les films et, à cette fin, s’appuie sur la mise en œuvre de quelques principes pratiques qui en aucun cas ne forment préceptes. Il s’agit d’une ouverture analytique à partir des films eux-mêmes et non d’une réglementation terminologique. (À la rigueur, la seule formule irrévocable serait la mise en garde de Gilles Deleuze : « Expérimentez, n’interprétez jamais[11] [11] Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 60. ».) Voici, à titre d’introduction, quatre de ces principes.
Il ne s’agit que d’une parenthèse dans la circulation infinie que toute image entretient avec ce dont elle est l’image — mais sans elle, on ne saura jamais ce dont l’image nous entretenait. En matière d’analyse des représentations, et en dépit d’approches disciplinaires et d’options idéologiques très diverses, il existe aujourd’hui une puissante doxa méthodologique, une adhésion commune à certaines procédures issues d’une histoire des idées. Cette histoire prend son élan au XVIIIe siècle avec le Discours préliminaire de d’Alembert à L’Encyclopédie, texte qui consacra, selon le titre de Blandine Barret-Kriegel, la défaite de l’érudition[22] [22] Blandine Barret-Kriegel, La défaite de l’érudition, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. et ainsi la victoire de la raison conceptuelle sur l’autorité savante, de la méthode à vocation universelle sur la prise en charge du détail, de l’esprit de système sur l’examen technique. Les fondements pratiques de cette constellation méthodologique reposent sur un principe établi au XVIIe siècle par Mabillon dans le De Re Diplomatica libri (1681) : celui de la probation, c’est-à-dire l’établissement scientifique de la source (l’archive, le diplôme, puis le fait) au moyen de constats physiques et formels. Sans retracer leur genèse complexe, intéressante aussi par ce qu’elle abandonne et oublie de ressources spéculatives, rappelons les formules méthodologiques majeures communément admises dans les sciences humaines et plus particulièrement en histoire de l’art et des représentations. L’établissement historique des faits ; la caractérisation sémiologique (l’œuvre est-elle trace, empreinte, analogon…) ; le recours à la contextualité la plus large (étude des déterminants économiques, politiques, culturels etc) ; l’enquête intertextuelle (inscription modalisée de l’œuvre dans une histoire des formes) ; l’établissement des rapports (référentiels mais aussi fonctionnels) de l’œuvre au champ historique d’où elle provient ; l’ouverture à l’interdisciplinarité : de telles procédures contribuent à constituer l’appareillage technique de l’analyse méthodique. L’historicisation des paramètres de la représentation, des catégories analytiques et des descripteurs (histoires du regard, de la pensée visuelle, de l’interprétation ou de la méthode elle-même) ; l’incomplétude déclarée de l’analyse au double regard du devenir de la discipline dont elle relève et du recours toujours possible à toute autre discipline ; le questionnement du rôle de l’observateur ; la réflexion sur le mode d’écriture employé (nature de l’ekphrasis) en constituent l’appareillage réflexif critique.
Ces principes organisent l’appréhension de l’œuvre comme celle d’un monument (Denkmal), pour reprendre le terme de Hans Tietze dans un livre exemplaire[33] [33] Hanz Tietze, Die Methode der Kunstgeschichte, Leipzig, Verlag von E.A. Seeman, 1913. (Sa table des matières a été traduite in « Le génie documentaire », Admiranda, Cahiers d’Analyse du Film et de l’Image, n° 10, 1995, pp. 146-148.) . Établie, identifiée, déterminée par ses bords historiques, spatiaux et subjectifs, inscrite dans les tendances du style et du goût, envisagée réciproquement comme source d’autres histoires, y compris celle de sa réception, l’œuvre devient, en quelque sorte, visitée, transparente, traversée par ce qui l’a autorisé et par ce qu’elle suscite, démultipliée en même temps qu’absentée dans des procédures qui la prennent pour objet. Indispensable et souvent fertile, ce travail d’investigation, dont il faut dire qu’aujourd’hui il occupe presque exclusivement la scène herméneutique, ne semble pourtant pas suffisant. Comment l’œuvre peut-elle retrouver son épaisseur, sa fécondité, sa fragilité, sa densité propre ou son opacité éventuelle, en un mot, ses vertus problématiques ? Comment prendre en considération ce qui, en elle, refuse les logiques de l’appartenance, de l’identité, de la confirmation ? Pour l’analyste, cela suppose d’admettre une question difficile, une question qui ne va pas de soi précisément parce qu’elle vise son autre : en quoi l’œuvre fait-elle sujet ? La conclusion des Questions de méthode en histoire de l’art d’Otto Pächt posait ce problème : « Grâce aux arts plastiques, il a été possible de donner une expression concrète à des choses, à des contenus, à des expériences qui n’auraient pas trouvé à se faire entendre dans d’autres domaines de la culture, ou qui auraient dû prendre une autre forme pour pouvoir être saisis. L’art doit donc être considéré et apprécié comme une affirmation sui generis (…) et il faut accorder à la sphère des arts plastiques la plus complète autonomie[44] [44] Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art , 1977, tr. Jean Lacoste, Paris, Macula, 1994, p. 163. . » Sans pour autant rien oublier ni négliger des discours déterministes, c’est ici que l’analyse esthétique, dans ce qui la singularise, commence : elle ne ramène pas l’œuvre à ses déterminants ni ne rabat le travail artistique sur l’idée d’efficace historique, qui hante secrètement les procédures d’enquête qu’on peut dire « objectivantes ». Il s’agit, tout autrement, de considérer les images comme acte critique et ainsi, de chercher à en déployer les puissances propres. Est-ce là les soustraire à un contexte, à une histoire, au monde tel qu’avant elles nous croyons qu’il est ? Nullement. Au cœur de ce type de questionnement travaille l’affirmation d’Adorno : « Les formes de l’art enregistrent l’histoire de l’humanité avec plus d’exactitude que les documents[55] [55] Philosophie de la nouvelle musique, 1958, tr. Hans Hildebrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1979, p. 53. . » C’est bien pourquoi il importe de les analyser vraiment, pour elles-mêmes et surtout, du point de vue des questions qu’elles posent, du point de vue des questions qu’elles créent.
À propos de la peinture, Hubert Damisch a tracé avec clarté les voies d’une telle méthode : l’image « doit être pensée dans le rapport — rapport de connaissance et non d’expression, d’analogie et non de redoublement, de travail et non de substitution — qu’elle entretient avec le réel[66] [66] Hubert Damisch, Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, p. 310. (Souligné par H. D.) ». Dans le cas d’un film, l’exercice s’avère particulièrement difficile puisque le cinéma, art de la reproduction par excellence, favorise la réduction mimétique selon laquelle on rapporte immédiatement l’image à sa provenance — comme si les phénomènes pouvaient un instant équivaloir à leur enregistrement. (Instant que, sous le nom d’aura, Walter Benjamin accordait à la photographie.) À l’inverse, en ne rabattant pas tout de suite le cinéma sur le réel, on s’autorise à questionner et déployer les propriétés de la ressemblance (une entreprise qui occupe une œuvre filmique et littéraire essentielle, celle de Jean Epstein), à penser les diverses dimensions d’abstraction — plastique, logistique, conceptuelle — qui informent la représentation figurative, à envisager la façon dont un film se projette dans le monde au moins autant que le monde passe en lui. C’est à ce titre que la méthode considère la figurativité d’un point de vue figural : elle prend acte du génie du cinéma qui, en tant que celui-ci délie les choses de leurs découpages normés, est investi d’une puissance figurale spontanée, ainsi que l’écrivait par exemple Siegfried Kracauer en 1927 : « Le désordre des déchets reflétés dans la photographie ne peut être plus nettement explicité que par la suppression de toute relation habituelle entre les éléments naturels. Mener celle-ci à bien est une des possibilités du cinéma[77] [77] Siegfried Kracauer, « La Photographie », octobre 1927, in Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, Philippe Despois éd., tr. Sabine Cornille, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 57. Plutôt que de te retracer l’histoire des notions de « figuratif » et « figural » (cf Figura de Erich Auerbach, à prolonger avec Discours, Figure de Jean-François Lyotard et surtout Francis Bacon. Logique de la sensation de Gilles Deleuze), voici une définition pratique qui relève les propos de Kracauer ou de Jean Epstein : « Le figuratif implique le découpage usuel qu’une société fait de son monde naturel. Le figural impliquerait, lui, une articulation — saisie ou produite — du monde visible, ou d’un univers visible construit dont les unités ne sont pas encore “apprêtées” aux figures du monde naturel. » Jean-Marie Floch, « Images, signes, figures », in Revue d’Esthétique n°7, 1984. ». De sorte que la visée la plus difficile et souvent considérée comme la plus haute sera, précisément, d’accéder à une exactitude nécessairement critique, selon laquelle le cinéma ne reflétera pas les choses selon nos accommodements usuels au visible et au réel. « Pas seulement des rapports neufs, mais une manière neuve de ré-articuler et d’ajuster[88] [88] Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p. 108. . »
Une telle proposition repose sur un présupposé qui n’a rien de particulièrement audacieux et se vérifie en chaque analyse : le cinéma représente une investigation d’ensemble sur le lien, le rapport, la relation. Au cinéma, tout se trouve pris dans une circulation.
• La morphologie de l’image, qui consiste en un transport entre matérialité et immatérialité, c’est-à-dire un circuit entre plastique concrète du photogramme, travail de la projection et translation générale des différents types de défilement (celui de la pellicule, celui des motifs, celui des séquences, celui de la réception). Au cinéma, l’image n’est pas un objet mais une architecture.
• Les qualités formelles du plan, qu’un film peut présenter comme transparent au réel, mental, simulacre, filet, filtre, écran, mur… et plus généralement, univoque ou volumétrique.
• Le traitement des motifs, qu’un film peut travailler sous l’angle du continu (constance de la chose à elle-même jusque dans la déformation) ; sous ceux de la dispersion, de l’intermittence ou de la répétition (discontinuités, injections d’hétérogène, logiques de défiguration) ; sous celui de la complexité (par exemple, le motif intègre son propre dénuement critique, comme chez les Straub, ou « deux mille ans de représentation », comme disait Pasolini à propos de son Évangile selon saint Matthieu, ou l’inaccessible qui œuvre au principe de sa littéralité comme, exemplairement, le Eat d’Andy Warhol où l’on est obligé de délirer les images qui hantent le plan élémentaire de Robert Indiana mâchonnant ses champignons psychédéliques).
Du point de vue de la figuration, qu’est-ce que cela signifie ? Simplement ceci : des éléments tels que la silhouette, le personnage, l’effigie, le corps, le rapport entre figure et fond, se mettent eux aussi à circuler. Si, dans le réel, l’équivalence entre corps, individu et personne fait l’objet d’un maillage identitaire de plus en plus serré, rien n’oblige à la reconduire au cinéma. Au cinéma, la silhouette ne donne pas le corps, il peut y avoir personnage sans personne ou corps sans support (Cat People en accomplit la démonstration) ; une figure n’existe que de se distribuer sur plusieurs personnages (Viva Villa !) ; un personnage ne relève pas du même régime figuratif que les autres (pour prendre un exemple fréquent, un personnage est l’hypostase du lien entre deux individus) ; les formes de leur traitement varient à l’extrême au sein d’un film, où peuvent coexister l’esquisse, l’étude, l’achèvement, l’épuisement (c’est souvent le cas dans la dernière période de Godard et, à la manière du Tintoret plaçant ses figures secondaires au premier plan, sans que cela recoupe désormais les partitions narratives classiques entre protagoniste, deutéragoniste et figurant)… Le cinéma peut reconduire mais aussi réouvrir l’ensemble des notions et partitions par lesquelles nous appréhendons les phénomènes de présence, d’identité, de différence. La figurativité consiste en ce mouvement de translation intérieur au film entre des éléments plastiques et des catégories de l’expérience commune : parfois, mais bien moins souvent qu’on le croit, ce mouvement s’avère simple (une effigie/un personnage/un effet de sujet) ; parfois il est infiniment complexe, jusqu’à faire retour sur notre expérience elle-même et mettre en cause, par exemple, nos réflexes en matière de singularité, de présence ou de souveraineté. Donc, un film s’organise nécessairement — et ceci ne signifie pas délibérément — en une économie figurative qui régit l’ensemble de ces relations (la morphologie de l’image, ses propriétés formelles, le traitement des motifs) et que l’analyse a pour tâche de dégager. Une telle démarche déhiérarchise les rapports entre figure et fable (celle-ci ne constituant qu’une composante et plus une fin), considère les figures du point de vue de leur élaboration interne et évite d’en présupposer la cohérence. D’où le troisième principe.
L’analyse figurale n’hésite pas à reposer des questions primitives. Par exemple, sur le corps : comment un film prélève, suppose, élabore, donne ou soustrait-il le corps ? De quelle texture le corps filmique est-il fait (chair, ombre, projet, affect, doxa) ? Sur quelle ossature tient-il (squelette, semblance, devenir, plastiques de l’informe) ? À quel régime de visible est-il soumis (apparition, épiphanie, extinction, hantise, lacune) ? Quels sont ses modes de manifestation plastique (clarté des contours, opacité, tactilité, transparence, intermittences, techniques mixtes) ? Par quels événements est-il défait (l’autre, l’histoire, la déformation des contours) ? Quel genre de communauté son geste laisse-t-il entrevoir (peuple, collection, alignement du même) ? En quoi consiste véritablement son histoire (une aventure, une description, une panoplie) ? Quelle créature au fond est-il (un sujet, un organisme, un cas, un idéologème, une hypothèse) ? Il s’agit de chercher, en somme, comment un film invente une logique figurative.
À grands traits, voici un exemple américain et deux français, dans le champ du cinéma de fiction. L’œuvre de John Carpenter, à la manière de celles de Hitchcock, Fritz Lang, Val Lewton, Godard ou De Palma, relève d’un projet figuratif d’ordre systématique qui, dans son cas, concerne la représentation de l’Antagoniste. Dans un premier temps, l’adversité est traitée sur le mode de l’informe, infra ou ultra-figuratif : ombres anonymes dans Assault on Precinct 13 (1976)[99] [99] Sur le problème de l’anonymat dans ce film, cf Olivier Bohler, « Morituri te salutant. Autour d’une séquence censurée de Assault on Precinct 13 », in « Fury. Le cinéma d’action contemporain », Admiranda/Restricted n° 11-12, pp. 111-114. , brouillard dans Fog (1979), plasticité générale de l’adversaire qui, dans The Thing (1982), épouse la forme de tout ce qu’il dévore[1010] [1010] Cf Sébastien Clerget, « Le sur-monstre », in « L’invention figurative », Admiranda n° 6, 1991, pp. 92-96. . À partir de cette extension plastique qui s’inscrit encore dans une logique de l’effigie locale, deuxième temps, l’antagoniste se propage et devient une doublure du monde : imminence du futur dans Prince of Darkness (1987), aliénation capitaliste dans They Live (1988), invisibilité sociale dans Memoirs of an Invisible Man (1992) et synthèse figurative dans In the Mouth of Madness (1994), récapitulatif des formes de l’étrangeté qui s’achève à peu près sur cette phrase explicitant la source de l’angoisse : « une espèce frémit aux signes de sa disparition », comme si toutes les ébauches fantastiques répertoriées par Carpenter manifestaient autant d’apprêts à un deuil anthropologique. Puis, rejoignant la formidable trilogie des Body Snatchers, l’autre devient le même avec les petits enfants du Village of the Damned (1995). Alors, après cette solution ultime par homonymie, l’adversité se déplace et trouve une quatrième forme : l’antagoniste n’est plus une entité, locale ou universelle, il devient un lien entre les phénomènes — en l’occurrence, la terreur qui règne entre homme et femme, c’est le Vampire dans le dernier film à ce jour de John Carpenter (Vampires, 1998).
Voyons, symétriquement, chez Jean-Luc Godard et Eric Rohmer, comment évolue le principe figuratif qui préside à la représentation d’un même motif. Godard et Rohmer trouvent tous deux leurs corps d’élection dans la classe des jeunes filles. Cependant — et bien qu’ils aient pu s’accorder, à l’origine, sur le même répertoire[1111] [1111] Dans la série des Charlotte, et notamment Tous les garçons s’appellent Patrick (1957). — la signification de la jeune fille diffère dans les deux œuvres. Chez Godard, sa présence offre d’abord matière à interrogation éthologique : peut-on traverser les apparences, peut-on caresser une âme (Vivre sa vie), comment décrire et qualifier un geste, comment rendre compte de ce mystère du quotidien qu’emblématise la jeune fille ? De Jean Seberg / Patricia Franchini (À bout de souffle) à Anna Karina / Marianne Renoir (Pierrot le fou), c’est la même figure qui réactualise l’irréductible scission entre apparence et essence caractérisant la femme fatale et égare le même Jean‐Paul Belmondo pourtant parfaitement averti, et mieux qu’elles‐mêmes, de la duplicité féminine. Dans les Contes moraux d’Eric Rohmer, l’irréductibilité concerne la liberté de la jeune fille (de Haydée la Collectionneuse à Chloé de l’Amour l’après‐midi). Mais, depuis la série des Comédies et Proverbes et le retour à la jeune ou très jeune fille, celle‐ci se voit investie d’un problème qui auparavant concernait les hommes, époux et fiancés (depuis la Boulangère de Monceau). Jean Douchet, je crois, a montré comment, reprenant le schéma de l’Aurore de Murnau, Rohmer contait inlassablement le détour par lequel un jeune homme devait en passer avant d’être foudroyé par l’évidence : son amour pour la promise. Dans les Comédies et Proverbes, et tout particulièrement depuis le Rayon vert, la jeune fille représente un modèle grâce auquel Rohmer observe l’émergence d’un sentiment de certitude (en général à la faveur des questions « qui puis‐je aimer ? » et « qui m’aime ? »). À la dialectique (masculine) du raisonnement et de l’évidence s’est substituée celle (féminine) de l’hésitation et de la décision — quitte à s’en remettre aux « signes », par exemple l’apparition d’un rayon vert, pour accéder à la certitude. Seuls certains personnages secondaires sont doués d’emblée de cette intuition absolue par laquelle Rohmer s’affilie au Romantisme allemand, telle la petite fille dans l’autobus pluvieux du Conte d’Hiver qui, sans la moindre hésitation, reconnaît son père qu’elle n’a pourtant jamais vu[1212] [1212] « L’univers, on ne peut ni l’expliquer ni le comprendre, seulmement l’intuitionner et le révéler. » Schlegel, Idées, fr. 150, in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 222. . Ainsi le sujet rohmérien concerne toujours un comportement de la conscience (la réticence masculine des Contes moraux, l’hésitation féminine des Comédies puis des Contes des quatre saisons), mais les Comédies et les Contes des quatre saisons constituent l’extension expérimentale du moment de l’intuition absolue par laquelle se terminaient les Contes moraux.
On voit alors que les enjeux qui motivent la représentation de la jeune fille chez Godard et chez Rohmer, s’ils sont très différents, évoluent cependant de la même façon. En effet, après un traitement extensif de la jeune fille, l’œuvre de Rohmer comme celle de Godard se concentre sur l’un des aspects de la description initiale. Chez Rohmer, on passe de la liberté inconditionnelle à l’observation de ce qui détermine, librement ou non, un choix. Chez Godard, la jeune fille, sujet d’interrogation éthologique (l’essence), objet de célébration plastique (l’apparence), et à ce titre souvent confrontée à la peinture, se présente désormais comme un pur motif iconographique. Elle vient de la peinture (Marie dans Je vous salue Marie, les jeunes filles de Détective), elle provient de la musique (Carmen), elle y va, elle s’y rend (Passion), elle a abandonné toute prétention à l’épiphanie et à la parousie (même pris dans les rêts de l’allégorie, Anna Karina, Jean- Pierre Léaud devaient livrer quelque chose de leur incomparable singularité, ou Mademoiselle 19 ans de sa désolante universalité), elle devient un dispositif, un protocole pour la mise en place de questions esthétiques : d’où viennent les images ? Que peuvent-elles ? À quelles conditions entretiennent-elles encore un rapport au sensible ? La jeune fille ne sera plus un effet de l’art, une possible impression de présence, mais un phénomène plastique : le corps par où les problèmes modernes posés par l’existence de l’art classique font irruption dans le cinéma. Ainsi, dans les deux cas, l’œuvre évolue selon une structure convergente, qui consacre sa dynamique à la recherche de son propre foyer : la représentation de la décision comme chiffre de l’esprit chez Rohmer ; les puissances de l’image chez Godard.
Il faut envisager ensuite la logique figurative, non pas seulement comme traitement d’un motif, d’un thème ou d’une forme singulière, mais aussi en termes de groupement de figures, au sens tour à tour plastique (le contour corporel, l’effigie) et rhétorique (enchaînements et déchaînements, syntaxe et parataxe des liens eux-mêmes). On peut commencer par l’aspect le plus simple, l’étude d’un répertoire ou d’une population filmique. La représentation d’une collection d’individus renvoie elle-même à une ou plusieurs unités compositionnelles : scénographie des ensembles (groupe, foule, horde…), type de corps mobilisés par la description (emplois, masques, maquettes…), liens homogènes ou hétérogènes des figures entre elles et des figures avec ce à quoi elles renvoient et avec ce qu’elles projettent. Dans le cadre dominant des écritures du sujet, l’homogénéité ou l’hétérogénéité de la population filmique s’envisage alors selon quatre axes. Le premier serait la constance et l’inconstance du principe figuratif qui anime l’agrégation des individus. Réciproquement, jusqu’à quel point une singularité s’avère-t-elle significative, l’individu accède-t-il à l’entité ou se limite-t-il à apparaître comme la partie d’un tout ? Est-il membre, cellule, électron ou unicum ? Quel est, en somme, le statut de l’individuation dans une économie figurative ? Ensuite, quels sont les rapports entre la population filmique comme ensemble et le peuplement hors-champ, la population induite (le off, le hors-champ) ? Les figures filmiques apparaissent-elles comme des échantillons, des spécimen, des prototypes, des contre-champs, des contre-modèles ? Puis, quels sont les rapports de ce Tout avec l’entour sociologique, le out ? Exemplarité, reflet, contre-proposition, aucun rapport ? Enfin, quelles sont les règles générales d’organisation entre ces différentes sphères ? Rareté ou profusion (des individus, des Types ; des règles elles-mêmes), stabilité, mobilité (des éléments entre eux et avec leurs ensembles) ? En somme, considérer le fonctionnement d’une population filmique exige de penser le rapport des figures à elles-mêmes (individuation plus ou moins approfondie) ; leur rapport à l’ensemble (indépendance plus ou moins affirmée) ; leur rapport à l’autre (distinction plus ou moins fertile) ; leur rapport au réel (différence plus ou moins critique). Mais il faut aussi envisager ces élaborations à la lumière de styles figuratifs qui ne font pas de l’individuation le moteur de leur écriture. Le passage, chez John Woo, de Hard-Boiled à Face Off constituerait un modèle riche d’enseignements.
« Il n’y a pas de limites », écrivait Hegel, « à l’accidentalité des figures[1313] [1313] G. W. F. Hegel, L’Esthétique (1835), tr. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, vol. 1, p. 207. ». Il décrivait ainsi les formes du beau naturel, mais il en va de même pour la figurativité au cinéma : en quelque sens qu’on la prenne (état plastique, syntaxe, valeurs symboliques), elle constitue un champ sans autres limites que celles du cinéma même. Alors, par où commencer ? On peut commencer par inventorier les acceptions du terme de « figure », ainsi qu’Erich Auerbach a magistralement accompli cette tâche[1414] [1414] Erich Auerbach, Figura, 1944, tr. Marc André Bernier, Paris, Belin, 1993. . On peut mettre ces acceptions au travail sur un corpus et observer si et comment le cinéma les enrichit, les déplace ou s’y résume. On peut aussi dégager les instruments analytiques à partir des films eux-mêmes (sans doute la meilleure solution, parce qu’elle prouve à mesure la richesse spéculative du cinéma). On peut élire un motif ou une forme comme objet herméneutique : aujourd’hui, en France, les recherches dans ce champ se multiplient et s’approfondissent, par exemple, l’an prochain, des chantiers vont s’ouvrir ou se poursuivre sur l’abstraction, la défiguration, le cadavre, le corps burlesque contemporain, la surimpression comme paradigme de l’image cinématographique… toutes entreprises qui promettent de renouveler nos outils et nos interrogations.
L’un des problèmes majeurs qui s’attache à la considération de la figure humaine concerne évidemment le corps, que l’analyse figurative privilégie de fait — et non de droit — pour au moins trois raisons. D’abord, c’est un motif que le cinéma ne finira jamais de travailler, il a été, en partie, inventé pour en observer le mouvement. De façon un peu mythologique, je vois d’ailleurs dans la dispute inaugurale entre Etienne-Jules Marey et son assistant Georges Demenÿ la scène primitive du traitement du corps au cinéma. Rappelons les circonstances du différend : Marey et Demenÿ ont organisé ensemble la Station physiologique, le premier grand plateau de cinéma ; ils ont réalisé des centaines de chronophotographies et publié un livre en 1892, Étude de physiologie artistique[1515] [1515] Cf Laurent Mannoni, Marc de Ferrière le Vayer et Paul Demeny, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma, Douai, éditions Pagine, 1997. . Puis ils se sont séparés, sur trois questions semble-t-il : celle de la reconnaissance du travail tant filmique que littéraire de Demenÿ, signé par Marey sans aucune mention de son assistant ; celle de l’usage des images, puisque Demenÿ, à la suite du succès rencontré par son phonoscope à l’Exposition internationale de Photographie en 1892, envisageait un devenir commercial pour son entreprise ; et celle du traitement de la figure humaine elle-même. Marey travaillait sur le mouvement et les moyens de dégager celui-ci des apparences : il a inventé les formes figurales du traitement du corps enregistré, l’abstraction, la géométrisation, la schématisation, le quadrillage, la sériation, au moyen de dispositifs expérimentaux dont la fertilité formelle et iconographique, au-delà du cas des Futuristes et de Marcel Duchamp, reste très largement à découvrir. (Comment, par exemple, ne pas penser à Henri Michaux en voyant son Graphique par pression du stylet sur papier noirci, mesure de la réponse musculaire après un empoisonnement au curare ?). Mais que fait Georges Demenÿ lorsque, après avoir réalisé tant d’images sous la direction de Marey, il se met à travailler pour son propre compte et installe chez lui en 1893 le « deuxième studio cinématographique français[1616] [1616] Laurent Mannoni, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma, op. cit., p. 58. » ? Il filme des gens dans sa rue, parmi lesquels une jeune femme s’éloignant de dos ne peut manquer d’évoquer la passante de Baudelaire, les premiers pas d’un bébé, un homme qui fume, des boxeurs, il filme une jeune fille au miroir, des danseuses, une femme qui envoie des baisers à la caméra. Il transforme l’ordinaire et l’insignifiant de la vie en événement visuel, un homme a chaud et s’éponge, un enfant éclate de rire, les volutes d’une pipe… Il travaille sur la présence, la communication (son fameux « Je vous aime »), l’émotion et l’illusion (très vite d’ailleurs, il filme des prestidigitateurs[1717] [1717] On peut voir certains de ses films dans un documentaire de André Devon, Georges Demenÿ et les origines “sportives” du cinéma, GREC, 1995. ). En somme, tandis que Marey crée des spectres sublimes et peuple le monde de sa propre abstraction, Demenÿ explore les puissances de l’invocation, de la comparution et de la séduction, il introduit dans le cinéma le hasard, le hors-champ, le gros plan et le regard-caméra. Leurs œuvres respectives, inscrites dans le même projet passionné de description systématique des phénomènes physiologiques (Demenÿ souhaitait répertorier les émotions humaines et voir les images de son phonoscope prendre la relève des gravures dans l’Expression des passions de Charles Le Brun[1818] [1818] Laurent Mannoni, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma, op. cit., p. 75. ), ouvrent et programment l’ensemble des problèmes et solutions figuratives enroulées dans l’existence même du dispositif cinématographique. Parfois, à considérer leurs œuvres commune et respective, il vient presque à l’idée que le cinéma, en perdant la mémoire de certaines formes et de certains idéaux, est au fond resté en retrait de leur inventivité.
La deuxième raison concerne l’état contemporain de la question du corps : on voit bien qu’aujourd’hui celui-ci fait l’objet d’initiatives scientifiques et industrielles dont il est impossible de décider à quel point elles constituent des progrès ou des attentats. Découpé tranche par tranche en images numériques (c’est l’état actuel du glorieux emblème de l’humanisme, l’écorché), clonable, breveté jusque dans ses constituants génétiques, le corps semble entièrement déployé sur lui-même, extériorisé et reproductible à volonté : les attributs classiques de l’image moderne soudain passent en lui, elle aura servi de laboratoire à son devenir. Comme il a pu se voir ramener par la guerre au statut de « chair à canon » ou par l’économie à celui de « force de travail », il devient matière première industrielle, en un mouvement de confiscation qui injecte de l’inhumain au plus profond des caractéristiques de l’espèce. Simultanément, dans beaucoup de films depuis L’Éclipse d’Antonioni, l’humanité rêve sa disparition et, dans certains d’entre eux, son remplacement général par un double mieux adapté aux perfectionnements biologiques. À prendre pour repère une formule de Freud qui date du début du siècle, « celui qui est malade dans son corps n’est possible sur la scène que comme accessoire, non comme héros[1919] [1919] Sigmund Freud, « Personnages psychopathiques à la scène », 1905 ou 1906, in Résultats, idées, problèmes, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 125. », il apparaît avec toujours plus de clarté, aujourd’hui que les personnages sont en masse structurés par une pathologie quelconque — à commencer par l’athlète, dont la signification s’est complètement inversée depuis son interprétation classique comme bella figura[2020] [2020] « Le corps n’a toujours pas retrouvé sa noblesse. Il reste un cadavre, même lorsqu’il est vigoureusement entraîné et éduqué. » T. W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, 1944, tr. Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983, p. 253. —, que l’histoire de la représentation du corps trouve dans la conquête visuelle de la maladie l’une de ses voies royales. En somme, nous sommes pris dans une contradiction violente : dans la dimension de la singularité, le corps vécu ne recouvre plus le corps connu et semble infini, parce qu’ouvert par l’inconscient qui le feuillette d’images mentales ; dans la dimension de l’espèce, le corps anthropologique à l’inverse paraît soudain fini au point de se voir objectivé jusque dans ses gênes comme chose industrielle, réduction intolérable mise au point dans les camps d’extermination à la césure du siècle sous le nom, précisément, de Figur (qui, nous apprend Shoah, le film de Claude Lanzmann, remplaçait les termes interdits de « cadavre », « mort » ou « Juif »). « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question[2121] [2121] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome 1, Paris, Gallimard, 1976, p. 188. . » La définition de Michel Foucault revêt une actualité chaque jour plus brûlante, on ne saurait échapper à l’emprise de cette sourde violence.
Au cinéma, le corps peut s’affirmer incompatible avec un modèle organique, sans la moindre affinité avec un module sociologique, sans aucun rapport avec la recevabilité des apparences qui le fréquentent assidûment (par référence au réel ou, plus fréquemment, à une tradition iconographique) et pourtant, relever de la plus troublante exactitude. Rappelons-nous du Livre VII de l’Histoire naturelle, celui que Pline consacre à l’homme. Il est, littéralement, prodigieux. Pour traiter de l’anatomie, Pline, qui n’observe pas mais compile, recense les formes tératologiques : en Inde, dans les montagnes Nulus, les hommes ont des pieds à huit doigts chacun tournés vers l’arrière ; un peu plus loin, au moins 120 000 hommes possèdent des têtes de chiens ; ailleurs, les femmes d’une tribu ne peuvent engendrer qu’un seul enfant au cours de leur vie et celui-ci vire au gris immédiatement après sa naissance ; les hommes de la tribu de Monocoli n’ont qu’une jambe, avancent par bonds à une vitesse surprenante et sont appelés les Pieds-Ombrelles car, lorsque le temps devient trop chaud, ils se couchent sur le dos et se protègent du soleil avec l’ombre de leur pied ; plus à l’Ouest, il y a des hommes sans cou, qui portent leurs yeux sur leurs épaules…[2222] [2222] Pline, Histoire naturelle, Livre VII, Cambridge, London, Harvard University Press, 1989, 1, 21-24, p. 521. Le cinéma aussi fait office de théâtre anatomique, ethnographie des fantasmes corporels ou archive de l’incertitude somatique. Les monstres ordinaires y cristallisent les redécoupages symboliques que le cinéma imprime au corps. Par exemple, depuis plus d’une décennie, de Aliens à Men In Black, prolifère dans le cinéma de science-fiction une figure archaïque, celle du Petit corps dans le Grand corps : un automate s’ouvre et se déplie en hurlant, il laisse jaillir la forme plus petite qui le gouverne et c’est l’irruption, sous forme de jouet, de ce « petit homme qui est dans l’homme et que nous supposons toujours[2323] [2323] Paul Valéry, cité par Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », 1951, in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 305. Valéry donne l’exemple des gravures dans la Dioptrique de Descartes, « qui expliquent le phénomène de la vision par un petit homme posté derrière un gros œil, et occupé à regarder l’image qui se forme sur la rétine ». Fragments d’un Descartes, 1925, in Œuvres, Jean Hytier ed., Paris, Gallimard, La Pléïade, 1957, vol. 1, p. 796. ». Mais les vrais monstres, qui relèvent d’une entreprise de défiguration et non plus de déformation, mettent en péril voire détruisent la circulation symbolique elle-même. Ainsi, la fin de Soigne ta droite (une place sur la terre) de Jean-Luc Godard, à force de travailler le principe de projection, menace la distinction entre l’image et le réel en inventant une nouvelle façon de déposer le film dans la salle : l’inachèvement du premier retentit dans la seconde et contamine le monde d’un effet de suspension vibrant. Aux antipodes des dispositifs complexes de Jean-Luc Godard, nous vivons de fait sous l’empire des formules ordinaires de défiguration par usage négligent de la ressemblance : comme l’écrivait Antonin artaud, le cinéma « nous assassine de reflets[2424] [2424] « Le cinéma à son tour, qui nous assassine de reflets, qui filtré par la machine ne peut plus joindre notre sensibilité, nous maintient depuis dix ans dans un engourdissement inefficace, où paraissent sombrer toutes nos facultés. » Antonin Artaud, « Le théâtre et la cruauté » (1936), in Le théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard, 1977, p. 129. », le cinéma a introduit l’agressivité de la négligence dans le champ des formes, il faudra bien en affronter la pénible évidence un jour.
Au cinéma, certaines formes figuratives peuvent s’avérer démentes ou inertes mais aucune ni insensée ni indifférente, et ici nous avons rendez-vous avec la troisième raison. Dans la mesure où manquent les outils analytiques nécessaires à son observation, le corps représente un extraordinaire levier méthodologique. Développons un exemple, sur le cas de l’œuvre d’Abel Ferrara. L’un des sujets qui mobilise son œuvre engage les formes de la Personne, la question de l’individu s’y trouve indexée sur une exigence d’infini qui, à l’instar du Bad Lieutenant, du Driller Killer ou de Frank White le roi de New York, se manifeste en termes de démesure : ontologie de la fureur, travail de l’anonymat, ivresse permanente des figures. Mais la démesure n’est pas seulement interne : l’une des formes classiques du débordement humain consiste à faire s’équivaloir le même et l’autre, à abolir les frontières qui garantissent l’étanchéité des créatures, et elle s’avère partout chez Ferrara. Dans The Addiction où Kathy, à la fin du film, baigne indistinctement dans son sang et dans celui de ses victimes, puisqu’elle s’est laissée traverser et détruire par le mal collectif ; dans Snake Eyes, film de la porosité intime entre actrice et personnage, emblématisée par le « mauvais jeu » de l’acteur qui viole « pour de bon » sa partenaire ; et surtout dans Body Snatchers, film de la substitution radicale du même au même, fable de l’Alter Ego, l’Alter étant conçu comme la vérité du Moi.
Dans Body Snatchers, la fable tourne autour d’une supplantation, celle de la Belle-Mère à la Mère, à partir de laquelle les motifs se mettent à se déplacer et se remplacer, en un circuit maléfique de la substitution indue. Exemplairement, le cri « Ce n’est pas ma mère ! » est hurlé par le fils légitime, le petit Andy, alors qu’il est pensé par la belle-fille adolescente, Marti. Au centre du film, un ensemble séquentiel intensifie les figures de remplacement : par développement et multiplication, elles s’incarnent en des corps aux statuts de plus en plus étranges et fantastiques. Marti, un walkman sur les oreilles, somnole dans son bain ; dans la chambre conjugale, Carol, sa belle- mère, frictionne et masse Steve, son père, elle le rassure et l’endort. Le snatching, qui requiert le sommeil de ses victimes, peut commencer : Marti dans la baignoire, le père sur son lit, sont envahis de ligaments spongieux qui les aspirent, les vident et vont remplir un autre corps de substitution qui grandit et se dessine au fur et à mesure. Mais Marti soudain s’éveille, son double inachevé tombe du faux-plafond dans l’eau de la baignoire, elle se débat, se délivre des tentacules et s’enfuit tandis que le sosie, horrible jeune fille aux yeux vides, flotte dans les débris de la maison. Marti se précipite dans la chambre de ses parents, supplie son père de se réveiller, arrache l’entrelacs blanchâtre qui le vampirise. Tandis que le père se relève, son double hérissé et gluant surgit en glissant de dessous le lit, attrape la cheville de Marti qui s’en débarrasse en hurlant de terreur tandis qu’il regagne l’obscurité en laissant de sombres traînées visqueuses. La belle-mère impassible attend son époux dans le hall pour le convaincre de ne plus résister, des jours meilleurs s’annoncent si, comme elle, comme eux tous, il renonce à l’individualité et à l’émotion. Et elle lui récite l’envoûtante litanie que Body Snatchers a emprunté à une scène d’amour de The Rise and Fall of Legs Diamond de Bud Boetticher : « Where do you gonna go ? Where do you gonna hide ? Where do you gonna run ? Nowhere. Because there is – no one – like you – left ». Le père s’effondre en pleurant sur l’épaule de sa femme ; Marti, partie chercher son demi-frère Andy, l’interpelle et l’arrache aux bras menaçants de la séductrice. Tous trois s’enfuient, tandis que la belle-mère se transforme en Méduse hurlante et, bouche grande ouverte, l’index pointé sur eux, les désigne à la vindicte universelle.
À quoi bon cette prolifération de créatures spongieuses ? Pourquoi ces chimères qui sortent en rampant de dessous les lits ou qui tombent des plafonds ? On peut les subordonner aux exigences normales du genre, celui-ci bien sûr réclame son dû en termes de monstres et de fantômes. On peut estimer aussi qu’aucune apparition n’est indifférente et poser que, plus la bizarrerie s’avère, plus la clarté grandit. Ici, par exemple, dans cette logique du sosie, on assiste soudain à un événement figural : quelque chose, précisément, ne ressemble pas. Pourquoi une fantaisie se dérègle-t-elle ? Pourquoi en passer par le péril de l’incohérence ? Faut-il renvoyer le phénomène à la dispersion amorphe du rêve ou, au contraire, à un redoublement de vigilance au fond même du songe ? Surtout, pourquoi cet envahissement de la fable par différents statuts physiques ? Pourquoi les reflets se pressent-ils soudain à l’état de brouillons, d’esquisses et de ratures anatomiques, menaçant de toutes parts (en haut, en bas, du dehors, du dedans) une intégrité du corps qu’ils renvoient à son indicible fragilité ? Pourquoi ces corps qui tombent horriblement sur d’autres corps pour les faire hurler ?
Comme le garantit le son subjectif du walkman, l’ensemble séquentiel relève du point de vue de Marti et développe un scénario fantasmatique : reconstituer une famille incestueuse. Marti procède en trois étapes : d’abord, interrompre la scène primitive, ce qu’elle fait deux fois, d’abord dans la chambre conjugale puis dans le hall, lorsqu’elle oblige Steve à repousser Carol. Ensuite, discréditer la mère, qu’elle traite en Marâtre et, littéralement, en Alien. Les formules maternelles typiques s’inversent en menaces funèbres : signaler à Marti, « ton bain va déborder » ou dire au petit garçon, « va au lit », équivaut à les envoyer à la mort, dans ce scénario, « dors bien » signifie « meurs ». On voit bien alors que la disqualification ne s’adresse pas à une belle-mère singulière mais à une figure maternelle abstraite : la supplantation supposée initiale de la belle-mère à la mère devient hypothétique et de toutes façons anecdotique, elle aussi relève d’un scénario du fantasme qui lance tout ce dont il traite dans un circuit sans fin. Enfin, prendre sa place : Marti devient la mère de son frère, elle pense à lui, le réveille, le prend dans ses bras, l’habille, le porte, le sauve ; elle a gagné, elle est le seul élément féminin d’une famille saine, tandis que la marâtre infecte le monde et les consciences de son intolérable présence. Mais, pour qu’un tel fantasme accède à la satisfaction, il a fallu l’invention de procédures de translation, prélèvement et répétition enchevêtrées en un circuit somatique intense : ce sont les voies de la défiguration, au nombre de six.
• Le principe du snatching : invention économique de l’altération absolue par substitution du Même au Même. Il permet la prolifération de toutes les formes de métamorphoses, puisque celles-ci n’affecteront jamais vraiment leur source : l’absence de pathos qui, dans la fiction, caractérise l’espèce des Body Snatchers, prouve au moins autant la familière étrangeté des créatures que l’intégrité inaltérable de ceux que le fantasme cherche à dévorer, comme si, au moment de les détruire, le rêveur avant tout prenait soin de les préserver, de les sceller en eux-mêmes au moyen d’une statue hiératique dont seul l’accidentel sera abstrait.
• La création d’échos somatiques.
Entre la fille et le père, s’établit un système d’échos visuels et sonores qui les relient et les accolent puissamment. Ce sont deux nus, la fille dans son bain, le père sur son lit. Ils se trouvent dans un milieu aqueux, la fille dans l’eau mousseuse, le père oint par l’huile de massage assimilée à un philtre maléfique, dans les deux cas préparés par la mère aux cheveux de sorcière. Leur assoupissement simultané les plonge dans une situation onirique assistée par deux hypnoses sonores, la musique du walkman pour Marti, le bercement des « Je t’aime » de la mère pour Steve, déclarations aimantes et caresses remises en scène comme autant d’invitations à la mort. Enfin, ils se trouvent dans deux espaces contigus : le snatcher de Marti vient d’en haut, il tombe du plafond, celui du père vient d’en bas, il surgit du plancher sous le lit, comme envers et avers de la même figure bifide. En somme, le film travaille à conjoindre le père et la fille.
• L’invention de corps paradoxaux.
La séquence en produit trois. D’abord, deux corps reconnaissables. Le sosie que Marti abandonne derrière elle avec épouvante équivaut à un cadavre inachevé ; celui du père, à un vieillard qui n’est pas encore né, selon une inversion biologique dont l’imaginaire remonte à la description par Hésiode de l’Âge de fer, ère ultime de l’envahissement du monde par le négatif où les hommes naîtront dans leur forme sénile et vivront en régressant leur vie. Ici s’avère donc une passionnante bizarrerie : au contraire des autres snatchers qui procèdent par mimétisme exact, le double du père ne lui ressemble pas, c’est un vieillard, une figure d’ancêtre, dont l’aspect ridé et poisseux évoque bien plus putréfaction et liquéfaction que l’épanouissement d’un corps[2525] [2525] S’il ressemble fidèlement à quelqu’un, c’est au metteur en scène lui-même, Abel Ferrara. . Son double souligne par complémentation l’extrême jeunesse du père, facilement apparié à sa fille en raison de son caractère adolescent (imputé par les militaires du camp où il s’installe avec sa famille à son gauchisme d’écologiste attardé). Selon ce choix figuratif initial, le père peut passer pour le fiancé de sa fille ; mais ici, plus violemment encore, il devient son fils : il faut le bercer, l’aider à s’endormir, il ne se réveille pas seul, il ne s’occupe pas d’Andy, il pleure dans les bras d’une femme, son comportement irresponsable l’infantilise tandis que Marti s’affirme en chef de famille. Mais la figure la plus étrange de toutes est le corps intermédiaire entre père et fille : les plans dorés de gestation sourde et d’embryon opèrent le raccord entre le bas et le haut, la fille et le père, on ne sait à quel snatching ils appartiennent, ils produisent un corps de transition, un corps en trop, un corps qui déplace bien plus qu’il ne remplace. Une telle figure représente à la fois le nœud du problème : qu’est-ce qu’un corps, qu’y a-t-il entre les corps ? ; le monstre de l’inceste ; le corps de l’indistinction entre les corps ; et déjà l’enfant, le produit de l’inceste. Une pure figure d’interdit et au-delà même, un complexe psychique dont Body Snatchers développe une description frontale, circonstanciée et critique.
• Investigation sur la symbolique de l’organicité.
Don Siegel comme Philip Kaufman, dans les versions antécédentes de ce film dont Abel Ferrara dit fort justement qu’il faudrait le refaire chaque année, The Invasion of the Body Snatchers (1956 pour la première et 1978 pour la deuxième), avaient privilégié l’ellipse et l’énigme : ce corps soudain réapparu était-il le même ou un autre ? Fallait-il faire confiance aux sens ou à l’intuition ? Abel Ferrara au contraire déploie la métamorphose et le mystère : il traite visuellement le détail physique de la mutation et plonge au plus secret du corps, expose ses replis, ses strates et sa substance, en des images qui renouent avec la remarquable invention iconographique sur la migration cosmique des végétaux extraterrestres par laquelle s’ouvrait le film de Philip Kaufman. En recourant au même créateur d’effets spéciaux, Tom Burman, le film de Ferrara se présente explicitement comme une greffe, il absorbe l’héritage légué par ses prédécesseurs (la fable paranoïaque) mais il en réinvestit le noyau jusqu’alors laissé obscur, c’est-à-dire l’épreuve même d’avoir un corps, qui intègre l’expérience d’appréhender celui d’un autre.
Cinq traits au moins caractérisent le traitement de l’organicité dans Body Snatchers, à commencer par l’angoisse primitive qui s’attache aux orifices. Les orifices visibles : le nez, la bouche, les oreilles, les yeux, ce que l’on bouche lors d’un embaumement pour que la corruption ne rentre pas et qui sont les ouvertures par où s’infiltrent en bruissant les radicelles fantastiques. Les orifices invisibles : la caresse huilée rend tout le corps poreux, l’ouvre en chacun de ses points, le massage devient pétrissage, sculpture qui offre le corps à l’informe. Bien sûr il s’agit de l’endormir mais surtout, de le défigurer et ici, le plan qui bascule pour accuser le caractère informe du dos modelé par la mère et qui évoque inévitablement le préambule de Hiroshima, mon amour, indique que le film se place délibérément du côté du fantasme. En un agrandissement monstrueux, les pores paternels sont repris par les trous du plafond qui laissent filtrer la reptation des tentacules vers la fille : un imaginaire de la pénétration comme viol baigne tout l’espace.
Ensuite, la substance organique elle-même fait l’objet d’un traitement profondément archaïque. Le corps ici ne consiste pas en une charpente de chair et d’os, mais en un mélange de plantes aquatiques, de bulbes et de filaments qui confond trois substances originelles : le plasma, le placenta et le plancton. Du plasma, les plans de gestation dans Body Snatchers retiennent les vertus plastiques de liquide opalescent et visqueux, la qualité germinative, la structure organique complexe et bien sûr le fait qu’il soit dépositaire des caractères héréditaires. Du placenta, ils retiennent la masse charnue et spongieuse et surtout, ce phénomène essentiel qu’il représente un organe d’origine mi-fœtale, mi-maternelle, c’est-à-dire le seul organe intermédiaire : il appartient à deux corps en même temps et assure leur transition. Du plancton, ils retiennent la capacité de se déplacer, la transparence, la coexistence du végétal et de l’animal ainsi que la possession éventuelle d’organes venimeux, qui introduit la mort dans cet ensemble de matières vitales et fertiles. Ainsi, les plans de gestation prennent en charge indistinctement la phylogenèse (la formation de l’espèce) et l’ontogenèse (celle de l’individu), confusion opérée grâce au modèle biologique végétal de la germination. L’image de l’embryon renvoie alors simultanément à l’espèce humaine en général et à l’archéologie de la vie, un complexe d’abstraction, de végétalité et d’animalité qui obscurément informerait l’humain. Réinscrite dans le circuit du fantasme singulier, cette imagerie biologique revêt aussi une signification psychique : un rêve d’inceste dévore l’humanité depuis l’origine. À ce titre, l’embryon de Body Snatchers forme un diptyque figuratif avec celui de 2001 : le fœtus astral de Kubrick a trait au futur, au recommencement, au devenir ; la créature inchoative de Ferrara aux origines de la vie, à l’archaïque et à la malédiction.
Mais cette imagerie archaïque baigne dans un chromatisme ultra-moderne : les teintes fluorescentes ne sont pas seulement celles d’une phosporescence naturelle, d’ailleurs toujours signe d’un événement dans la dimension du visible[2626] [2626] « L’objet de la vue, c’est le visible. Or le visible est, en premier lieu, la couleur et, en second lieu une espèce d’objet qu’il est possible de décrire par le discours mais qui, en fait, n’a pas de nom. » Cette « espèce d’objet », ce sont les corps phosporescents, corps paradoxaux puisqu’ils deviennent visibles dans l’obscurité. Aristote, De l’Âme, II, 7, 418a et 419a, tr. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1982, pp. 105-109. , mais aussi celles des néons, des irradiations et des fissions atomiques. Les couleurs modernes jaunes et vertes redistribuent les motifs selon trois effets au moins : elles disent l’actualité de l’archaïsme affectif dans l’économie psychique ; le caractère aveuglant du fantasme ; et qu’il faut désormais revoir l’humanité à la lumière empoisonnée d’Hiroshima, de Seveso et de Tchernobyl.
Il n’y a là ni contradiction ni même tension, au contraire : l’équivalence de l’archaïque et du moderne s’affirme notamment grâce à l’écho visuel établi entre les fils noirs du walkman et les filaments laiteux du snatching qui vibrent de concert autour du visage de Marti. L’analogie permet à la fois d’insister sur le caractère subjectif et onirique du phénomène ; et de résoudre la co-présence de tels éléments symboliques : il s’agit d’assister à la résurgence de l’archaïque dans l’évidence de l’actuel.
Le dernier élément majeur auquel la séquence recourt pour traiter de l’organicité est moderne lui aussi : ce sont les voiles de plastique sous lesquels croissent les snatchers, à la fois couches de gélatine dorée et bâches hermétiques pour recouvrir les cadavres. Dans ce nappage transparent, plissé, qui étouffe et protège en même temps, le corps se trouve emballé, déjà congelé, industrialisé, protégé de la contagion microbienne ; mais ici, ce qui est emballé et conservé, c’est la contamination elle-même, la propagation du complexe, la prolifération mauvaise. L’invention d’une telle substance permet d’affronter la nature indécidable de la protection, simultanément nécessaire et asphyxiante : difficulté qui relève à la fois d’un tourment adolescent (comment supporter ses parents) et d’un problème industriel très actuel — la conservation métamorphose et détruit la vie autant qu’elle préserve de la corruption. Dans le monde industriel, de quel côté se trouve la toxicité ? Du côté des microbes ou des conservateurs ? Body Snatchers traite frontalement de cette question nouvelle et désormais ordinaire.
• La circulation anatomique.
L’oreille, le torse, le dos, la bouche font ici l’objet de plans inoubliables. Mais la circulation privilégie deux organes à haut pouvoir symbolique, l’œil et la main. Le circuit de l’œil s’avère riche en paradoxes. Il commence sur les yeux fermés de Marti assoupie : les images viennent de qui ne regarde rien. Il continue sur les yeux en gestation de l’embryon : au fond des images mentales, un regard se forme, les images nous regardent toujours. Ce regard sans sujet renvoie à la séquence antécédente, un champ-contrechamp multiple en travelling avant entre une mère blanche, Carol, et une mère noire inconnue (elle porte un petit enfant dans ses bras pour que son identité ne fasse pas de doute), qui s’achevait sur un très gros plan des yeux de Carol : au fond de la vie, subsiste et remue l’horreur d’avoir une mère, bonne ou mauvaise, forcément mauvaise parce qu’elle représente la dette impayable de la mise au monde. Comme Carrie, Body Snatchers affronte l’angoisse de la filiation mais, si le film de Brian de Palma avait choisi le motif du sang pour en traiter, celui de Ferrara recourt à un motif plus problématique encore, le placenta, qui donne une assise physiologique éminemment concrète à cette horreur d’avoir un corps en commun. Le troisième regard, ce sont les yeux vides de Carol, figure de l’absence à soi-même. La mère et la fille introduisent donc chacune à un mode d’hallucination antithétique : Marti laisse proliférer le transfert qui défigure ; Carol fait proliférer l’exactitude du même, son discours final de Pythie annonce le règne de la ressemblance universelle, uniforme et sans reste. La figure de Marti représente ainsi l’image comme complexe, c’est-à-dire comme prolifération sensible de l’altération ; celle de Carol, l’image comme calque, prolifération de l’image comme même et de la même image partout (narrativisée sous forme du quadrillage militaire du monde par les Body Snatchers). Enfin, le film n’a pas besoin d’insister sur les yeux écarquillés de Marti assistant à la mauvaise étreinte de ses parents. Dans ce circuit, disparaît évidemment la possibilité d’un regard usuel, un regard qui accommoderait convenablement sur l’extérieur pour en admettre la différence.
Le circuit de la main n’est pas moins fertile. Il s’engage sur les caresses de Carol. Puis, le premier membre identifiable dans le corps en gestation est une main aux doigts effilés, qui fait signe vers une dimension cette fois mythologique dans la création de la vie. La main du double cadavérique de Steve qui s’empare de la cheville de Marti, seul rapport tactile entre le père et la fille et seul résidu de terreur dans ce film d’angoisse, actualise l’inceste au titre d’une intolérable saisie. La séquence s’achève sur l’index pointé de Carol, associé à son hurlement de damnation. Mais plus généralement, les organes de préhension s’anamorphosent et se prolongent en ce lacis gluant du snatching qui évide l’être : ils manifestent la phobie du contact qui s’exacerbe lors de l’adolescence, quand il devient tellement difficile de supporter d’avoir un corps et de tolérer celui des autres. L’insistance sur la main, comme membre et comme support du geste, permet d’ouvrir la question de l’emprise : emprise menaçante de l’extérieur sur l’intérieur ; emprise réciproque du fantasme sur le réel.
• Plastique de la perméabilité.
Body Snatchers représente ainsi une investigation vertigineuse sur la perméabilité des phénomènes. Le principe du snatching permet une extériorisation des réseaux organiques humains, à double titre : il résume les différents réseaux corporels, viscères, système nerveux, musculature etc ; et il métaphorise le mouvement des substances, que ce soit comme circulation (sanguine, nerveuse…) ou comme transformation (corruption, gestation…) L’intérieur du corps ne se donne plus dans l’apparence de l’écorché mais du rhizome. Pourquoi ?
Parce que ce qui s’extériorise subordonne l’imagerie corporelle à une logique du fantasme et que le corps humain n’est plus donné comme une chose objectivable mais comme la matière première du songe. Ici, de fait, on ne trouvera pas trace de chair mais seulement de la somatisation, c’est-à-dire la restitution du travail de l’imaginaire sur le corps : désir de pénétration, désir d’inceste, désir de maternité. Voir à nu le fonctionnement du fantasme expose donc à voir un monstre : ce sont les translations abusives, les raccordements indus (par exemple, du haut et du bas), les figures impossibles (cadavre inachevé, vieillard mort-né avec lequel on atteint peut-être le comble de la fantaisie, Marti fait avorter son père). Le dernier mot de Body Snatchers est celui de la mère : « there is no one like you left », « il ne subsiste personne comme toi ». Il résume le problème de la singularité : « ce corps est le mien, je suis ce corps, il n’y en aura pas d’autre », la singularité de la Personne est irrémédiable, elle s’éprouve comme isolement tragique, que le film scénarise en paranoïa ; mais « je suis n’importe quel autre », elle est aussi impossible, parce que, comme le décrit Body Snatchers, l’individu reste hanté par un rêve de fusion, représenté ici par le fantasme d’inceste et plus généralement, par un cauchemar de raccordement tel que le corps se branche sur tout et sur n’importe quoi, bien malgré lui, jusqu’au délire, jusqu’à l’épuisement.
Ainsi, le recours au double exhume l’inavouable en redistribuant les signes corporels et assure l’indistinction du réel et du rêve (la somatisation). Dans cette économie figurative, la dimension politique du film, c’est-à-dire le traitement critique de l’exigence de mutation physiologique et mentale qu’exige de l’homme la civilisation industrielle et militaire, se remarque au fond de l’intimité fantasmatique. Mais surtout, c’est le travail des images envisagées comme prototypes de relations possibles qui, dans Body Snatchers articule avec rigueur l’hypothèse d’une archive somatique et une réflexion d’ordre anthropologique sur ce qui menace l’espèce.
Bien sûr, tous les films ne se révèlent pas aussi audacieux et inventifs, même s’ils s’avèrent souvent beaucoup plus riches qu’on ne le croit ; mais au cinéma, il se trouve que la moindre apparition d’une silhouette devient passionnante. Une ultime remarque cependant : l’analyse figurale trouvera des instruments essentiels lorsqu’elle abordera le continent méconnu du cinéma scientifique.
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De l’ouvrage de Nicole Brenez, nous avions déjà eu l’occasion de re-publier :
L’étude visuelle. Puissance d’une forme cinématographique. Al Razutis, Ken Jacobs, Brian De Palma
Travolta en soi. Danse et circulation des images : Fantasme, Phantasma et Fantasmata