Dork Zabunyan nous a accordé un entretien à l’occasion de la sortie de son dernier livre, L’insistance des luttes – Images, soulèvements, contre-révolutions. De l’Incidence, son éditeur, a bien voulu nous laisser publier un extrait de son introduction.
Rappelons que De l’Incidence est, dans le milieu de l’édition, ce que s’efforce d’être Débordements dans celui des revues de cinéma : un espace indépendant et exigeant. Nous remercions chaleureusement Sabrina et Robert Bonamy pour l’occasion d’un tel lien.
Les images d’une lutte prises dans le présent de son déroulé engage aussi bien un avenir des luttes. Quand les révolutionnaires tunisiens ou égyptiens, yéménites ou libyens enregistrent, durant les premiers mois de l’année 2011, le quotidien d’un soulèvement – une manifestation monstre contre un dictateur, des fragments de conversation intempestives, la riposte désorganisée de la police, un moment de joie ou d’accalmie… –, ils ne le font pas uniquement pour témoigner d’un présent mouvementé à l’issue incertaine. Ils le font aussi pour transmettre quelque chose d’une vie qui se transforme et s’émancipe au jour le jour, mais dont l’effectuation est elle-même précaire et indéterminée. Les acteurs de ces luttes le savent, ou plutôt le pressentent entre plusieurs dangers : la volonté de se libérer d’un joug ne s’accompagne pas toujours de la promesse de son actualisation. S’ils éprouvent cette promesse, c’est seulement de loin en loin, car l’espoir de renversement d’un régime autoritaire renvoie à un horizon temporel qui tranche parfois avec l’instant de la contestation. La difficulté d’une tâche de libération collective, comme les mille raisons qui existent pour qu’elle échoue, font que ses protagonistes se rapportent aussi à des luttes à venir, aux contours et aux formes évidemment flous. C’est en ce sens que les images saisies dans le vif d’un soulèvement s’adressent également à d’autres individus qui peuvent reprendre, à une époque ultérieure et indéfinie, le flambeau de la révolte. La mémoire des luttes est aussi une mémoire du futur, comme l’a bien vu Michel Foucault qui esquisse dans un entretien avec les Cahiers du cinéma une conception de la mémoire orientée vers l’avenir, condition d’une régénération des luttes par elles-mêmes : « Comme la mémoire est quand même un gros facteur de lutte (c’est bien, en effet, dans une espèce dynamique consciente de l’histoire que les luttes se développent), si on tient la mémoire des gens, on tient leur dynamisme »[11] [11] Michel Foucault, « Anti-Rétro », Cahiers du cinéma, n°251-252, juillet-août 1974, repris dans Dits et Ecrits, II, 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 648. .
C’est pourquoi il existe une insistance des luttes, quels que soient leur échec supposé ou leur trahison avérée. Un soulèvement a lieu ; il est sévèrement réprimé ; son héritage est condamné à l’oubli par des gouvernants qui font tout pour le discréditer ; le peuple lui-même semble devenir indifférent à ce qu’il a accompli, quand il ne subit pas une répression encore plus sévère qu’auparavant : voilà un portrait parmi d’autres de l’Égypte actuelle. Cependant, sans tomber dans l’illusion téléologique ni sombrer dans l’espérance pieuse, les événements des mois de janvier et de février 2011 survivront à la dictature d’Al-Sissi qui s’abat actuellement sur le pays ; une irréductibilité les enveloppe qui alimentera d’autres luttes, là-bas ou ailleurs, de la même manière que l’incarnation d’un champ du possible à un moment donné en inspire en puissance d’autres, y compris lorsque ce possible affronte le risque de sa propre fin. Comme l’écrit clairement Foucault, cette fois dans un texte sur la révolution iranienne que même ses commentateurs les plus fidèles omettent de citer : « Les soulèvements appartiennent à l’histoire. Mais, d’une certaine façon, ils lui échappent ». Avant d’ajouter, dans une phrase qui indique à sa façon pourquoi une lutte persévère dans le temps indépendamment de son issue fatale : « Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : “Je n’obéis plus”, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement me paraît irréductible »[22] [22] Michel Foucault, « Inutile de se soulever ? », Le Monde, 1-2 mai 1979, repris dans Dits et Ecrits, III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 790-791. Dans ce texte comme dans d’autres de la même période, Foucault donne l’impression de privilégier le terme de « soulèvement » à celui de « révolution » : après avoir noté que nous sommes « depuis deux siècles » dans « l’âge de la “révolution” », il écrit : « celle-ci a surplombé l’histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs. Elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l’intérieur d’une histoire rationnelle et maîtrisable (…) Merveilleuse et redoutable promesse » (ibid., p. 791). . Et précisément parce qu’il s’agit d’un mouvement, il sollicite ce dynamisme de la mémoire grâce auquel un soulèvement en appelle d’autres, dans des conditions que personne ne peut anticiper, car nul ne saurait posséder par avance la maîtrise de ce qui échappe à toute maîtrise. Ce qui ne signifie pas, en l’occurrence, d’absolutiser tout phénomène de rupture historique : l’irréductibilité insistante dont il est question ici n’implique pas de faire abstraction des causes plus ou moins profondes qui peuvent en expliciter le surgissement ; simplement, elle aimerait, en parallèle, relever le caractère virtuellement inépuisable d’un événement dont le rayonnement échappe au binôme de la réussite ou de l’échec.
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Les images animées, dites « amateurs », des soulèvements arabes constituent la matière première de ce livre. Elles déterminent, à un niveau visuel mais aussi sonore, un savoir inappréciable sur la séquence historique que nous avons connue en 2011. Capturées le plus souvent avec des téléphones portables, téléchargées sur internet, relayées par les réseaux sociaux, reprises à l’intérieur de reportages TV, ces images ne désignent pas seulement un ensemble de formes audiovisuelles disparates, disséminées sur la Toile ; elles sont d’abord et surtout des forces à part entière qui s’inscrivent à l’intérieur d’un champ de forces plus vaste où la lutte contre un régime se déploie. Pour le dire autrement, l’image d’un soulèvement n’a pas pour vocation première à montrer ses figures les plus bruyantes ou ses héros d’un jour (si elle le fait, justement, c’est qu’elle reconduit un stéréotype ou un cliché de la lutte). Elle est davantage une force qui entre en résonance ou en conflit avec de multiples pouvoirs – politique, médiatique, militaire, etc. – dont elle menace la continuité. C’est ainsi que l’image brute ou tremblante, éphémère comme peut l’être l’existence du manifestant qui l’enregistre, laisse apparaître une violence ordinaire plutôt vouée à rester cachée. Elle grippe aussi le mécanisme propagandiste d’un État autoritaire en en révélant l’envers ; par exemple, le contrechamp d’un meeting de Bachar Al-Assad en 2012, dont les télévisions font croire par un cadrage mensonger que le peuple est venu en masse l’écouter, alors que la place où se situe l’orateur est pratiquement vide. Elle documente par ailleurs les voix entendues ou les paroles échangées lors d’un rassemblement de personnes dans un lieu qui leur était jusqu’alors interdit (une place, un coin de rue, une usine…). L’image, dans ce contexte tourmenté, n’est pas simplement une instance de représentation qui renvoie de l’extérieur à l’événement qui survient ; elle est une force de captation des énergies qui traversent les consciences et les corps en situation : marcher au risque de sa vie lors d’une manifestation pacifique, courir lorsque tire un bataillon de police à balles réelles, mais aussi discuter de façon informelle avec des inconnus, modifier ses habitudes de vie (ainsi, être une femme et sortir de chez soi le soir malgré le couvre-feu). Comme l’affirme Peter Snowdon dans une thèse remarquable qui rend flottante la frontière entre la réalité d’un soulèvement et les innombrables « images vernaculaires » qui le donnent à voir : ces images charrient en elles « l’énergie du peuple qui circule » dans l’espace-temps bigarré où s’expriment leurs revendications. Elles ne se limitent pas à « diffuser » cette énergie : elles constituent la matière même d’un « processus » par lequel le peuple devient un « sujet collectif », sans se figer pour autant dans une représentation épique comme vérité de l’expérience révolutionnaire. C’est d’ailleurs pour cette raison, comme le note Snowdon, que ces images ont une « portée plus large » à un double niveau chronologique et géographique, au sens où l’urgence qui les anime et l’espèce de suspens temporel qu’elles rendent sensible font qu’elles ne sont pas exclusivement liées aux événements auxquels elles se rapportent[33] [33] Peter Snowdon, réalisateur du documentaire The Uprising sur lequel nous revenons plus loin, a soutenu en juin 2016 à l’université de Hasselt (Belgique) une thèse de création (« artistic research ») intitulé The revolution will be uploaded : vernacular video and documentary film practice after the Arab Spring. L’une des forces de ce travail, parmi beaucoup d’autres, est de faire référence à des auteurs originaires de la région, comme Mohammed Bamyeh ou Hani Shukrallah, que l’on cite trop rarement et auxquels Snowdon rend justice dans l’analyse qu’ils donnent des révoltes de l’année 2011. . Un soulèvement est toujours le reflet déformé d’un autre, le miroir brisé d’une fracture passée ou à venir : chacun a sa manière d’insister, et les images qu’on en possède ou dont nous pouvons faire usage (montage amateur, diaporama, film d’archive, fiction historique) doivent veiller à ne pas devenir surplombantes pour ne pas atténuer la singularité d’autres révoltes.