De nos jours…, Hong Sangsoo

Royaumes fragiles

par ,
le 6 septembre 2023

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L’argument narratif se réduit de façon toujours plus spectaculaire chez Hong Sangsoo. Preuve en est avec ce nouvel opus et ses deux visites de courtoisie, dans deux appartements distincts. Des entrevues aux rares respirations en extérieur, à la faveur d’un toit ou d’une terrasse. D’un côté Jisoo (Park Miso), comédienne en devenir, venue demander conseil à Sangwon (Kim Minhee), actrice reconvertie qui réside chez son amie Jungsoo (Song Seonmi) ; et de l’autre Jaewon (Ha Seongguk), lui aussi apprenti acteur, qui se rend chez Hong Uiju (Ki Joobong), illustre poète sur lequel une jeune cinéaste (Ha Seongguk) tourne un documentaire. Leur montage parallèle, entrecoupé d’intertitres explicatifs mais non dénués d’une malice trompeuse, est parsemé d’échos visuels, de bribes de dialogues se répondant. Au-delà du jeu des similitudes entre artiste vieillissant et comédienne repentie, une rime met en exergue les énergies contraires qui traversent le long-métrage. M. Hong, comme Sangwon avant lui, s’allonge dans sa chambre. Ces replis, celui des corps sur le matelas mais aussi du champ de la caméra, donnent l’impression que ce repos n’est jamais acquis. Au cœur du même plan cohabitent paix apparente et remous intérieurs, demeure protégée mais toutefois menacée. Toute la grâce du film réside dans l’étude de cet intervalle, de cette solitude dont on ne sait si elle est choisie ou subie.

À travers ces quelques heures partagées par les deux trios, se dessinent les préoccupations actuelles de l’œuvre hongienne : comment entrer dans la vie et s’y épanouir. De nos jours… pourrait être une forme de synthèse apaisée entre Introduction et Hotel by the River. Dans sa manière de constituer un chœur inter-générationnel qui s’échine, l’air de rien, à ériger une éthique : vivre sans oublier de lutter contre ses propres démons. Pour ne pas être un monstre, s’il fallait reprendre la maxime de Turning Gate. Dans la frontalité de plans fixes particulièrement longs (De nos jours… se range du côté des films de Hong comportant le moins de plans), la jeunesse, aux doutes qui ne sont pas synonyme de paralysie, trouve une chambre d’écho pour comprendre ce qu’il en coûte d’être artiste. Outre se dévoiler et partager sa sensibilité, le poète insiste sur la notion fondamentale de clairvoyance. C’est à partir de cette profonde acuité, comparable à l’attention même de la mise en scène au réel, que les invités seront les plus à même de se lancer et de créer.

En dépit d’un ton parfois débordant d’aplomb, nulle suffisance. Car leurs hôtes résident dans des royaumes fragiles, dont l’architecture patiente risque de s’effriter. De leurs échanges sourdent d’ailleurs souvenirs et craintes : M. Hong, père indigne, aux prises avec ses envies de boire et de fumer ; Sangwon qui se rappelle avec colère son retrait du métier d’actrice. Mais c’est surtout Jungsoo, extérieure à ces discussions, et son chat prénommé Nous qui cristallisent cette idée d’un équilibre précaire. L’intertitre précédant la disparition du félin (réminiscence de celle du chien dans Hill of Freedom), et qui constitue l’acmé dramatique du film, évoque « les choses qui ne peuvent être perdues ». Ce qui, chargé d’un tel amour, ne peut sans doute jamais entièrement s’évanouir. Or, Jungsoo s’écroule en larmes sur son parquet, suite à la fuite de celui qu’elle désigne presque comme son amoureux. Face à ce Nous manquant [11] [11] Le titre coréen peut aussi se traduire comme « Le jour de nous ». , le foyer toute entier manque de vaciller. Et il n’est pas hasardeux que Jisoo choisisse ce moment pour partir, ne laissant qu’une note dont nous ne saurons rien. La brèche ouverte par cette évaporation, aussi infime que soit le trou de souris par lequel Nous s’est enfuit, dévoile le vertige tapi dans l’ombre. L’apparente platitude des vies dépeintes par Hong, ce non-événement permanent qui correspond à cette sensation de calme, ne tient peut-être qu’à un fil, qu’à une baie vitrée laissée trop longtemps ouverte.

La gravité qui rôde dans ces « leçons de vie » est désamorcée par une excitation des sens. Hervé Aubron comparait les zooms de Conte de cinéma, les premiers de son œuvre, à des pincements d’images [22] [22] Hervé Aubron, « Un conte irritable. Ce que le zoom nous apprend de Hong, ce que Hong nous apprend du zoom », Vertigo, n°28, été 2006, p. 4-10. . S’ils n’ont pas disparu, ils ne sont plus légion. Comment dès lors relancer le plan, offrir un contre-point organique à ce statisme ? Par d’autres formes de pincements : des brûlures. Le gochujang, une pâte de piment rouge, ravive ce désir sous-jacent d’hardiesse. À l’identique de M. Hong, Sangwon se sert de ce condiment pour rehausser sa soupe de nouilles, comme le lui a appris un vieil ami. Ne compte pas tant le raccord, qui sous-entend un lien entre M. Hong et Sangwon, que l’attrait provoqué par cet assaisonnement. Jisoo, qui n’a pas la main molle, s’y risque, et finit le palais anesthésié à la première cuillère. Pourtant, elle s’obstine à manger, pour garder la face. Cette témérité efface, sans les renier, les larmes muettes qu’elle avait laissé couler face au récit de Sangwon. En miroir du héros de Introduction, qui se jetait dans les vagues d’une mer glacée, elle affirme, en replongeant sa cuillère, sa persévérance, seulement tempérée par ses papilles. La fougue l’emporte sur l’apitoiement.

L’alcool, autre pincement, joue un rôle fondamental chez Hong. Il fait parler les cœurs, comme si la vérité se trouvait « au fond d’un verre de soju », pour reprendre une expression de Jean-Philippe Tessé [33] [33] Jean-Philippe Tessé, « Les yeux dans le vague », Cahiers du cinéma, n°682, octobre 2012, p. 22. . Ici, il se distingue avant tout par son inexistence, liée à l’abstinence du poète. Ce topos (absent) fonctionne alors tel un ressort comique. Il faut le voir, lui le vieux sage, masquer son envie pressante de boisson, puis jubiler quand sa protégée lui ramène des bières sans alcool. Son auto-persuasion le pousse à dire qu’il n’y a pas de meilleure breuvage ; sans cesser de loucher sur la bouteille que lui a offerte le comédien. Au fil des heures, il tempère les mérites accordés à la boisson raisonnable. Tel un enfant qui n’ose réclamer ses bonbons préférés et finit par les obtenir, l’hôte cède de plein gré à la pression de son invité parti faire des emplettes, et se laisse aller plus que de raison. En une coupe, voilà la table basse métamorphosée en cimetière de bouteilles. La mise à nu des ambiguïtés de M. Hong, entre leçon de morale et épanchement débridé, permet de toucher du doigt la complexité des êtres à l’égard de ce à quoi ils consentent à renoncer.

La beuverie qui s’ensuit, ou plutôt l’exaltation qui en découle, est une véritable plongée dans le présent. Un écart qui offre un envers récréatif à la plénitude de ces figures presque ostracisées, mais aussi à l’autre appartement, plus policé. Il ne s’agit pas d’une logique de mise à sac, mais d’un abandon total vis-à-vis de cette légère décontraction provoquée par l’alcool. « Le rideau tombe très vite. Alors ne réfléchissez qu’à ce qui remplira votre vie », déclarait-il pendant l’entretien sur le toit. M. Hong la remplit, en dépit du risque que cela peut avoir sur sa santé (Hong Sangsoo a lui-même du freiner sa consommation du fait de problèmes oculaires). S’il y a chez le réalisateur un art dans le surgissement de drames insoupçonnés, la pirouette émotionnelle prend cette fois-ci l’allure d’une furie inarrêtable : un pierre-papier-ciseaux à trois, qui ne cesse de remplir les verres et de faire durer la séquence au-delà du rationnel. Toute l’existence est alors renvoyée à un horizon ravi où, et c’était le mantra de Juste sous vos yeux, chaque temps présent est un événement à saisir. Ce qu’illustre la guitare offerte, sur une impulsion, par M. Hong à sa protégée alors qu’elle ne sait pas en jouer.

Si les jeunes visiteurs finissent par prendre congé, ils ne fuient pas des tombeaux. Ils s’en vont simplement conquérir leurs propres royaumes. La solitude qu’ils ont entraperçue n’est pas synonyme de douleur. En cela, De nos jours… résonne puissamment avec La Femme qui s’est enfuie. Tous deux explorent la difficulté à faire sien l’isolement, à se façonner une cachette ouverte aux rencontres. Mais également la manière dont, en dépit des peines, on habite cet entre-deux où l’innocence se perd (renoncement à une carrière, à une vie de famille). Néanmoins, la maison de M. Hong n’est pas l’hôtel de Hotel by the River, le dernier rivage. Elle est une vigie d’où il contemple, dans le plan final, verre et cigarette à la main, une infinité de possibles. Peut-être distingue-t-il même ses deux invités dépasser le sommet de la route et disparaître, dans un plan aperçu en amont et qui n’est pas sans rappeler la fugue rêvée de Hill of Freedom. Jaillit dans le regard de Hong, le personnage mais aussi le réalisateur, une tranquillité probablement liée à cette confiance pour ce que chacun fait de son avenir. Par le mouvement pour les uns, par le repos pour les autres. Comme Nous, ramené par une voisine, qui se prélasse dans le dressing, pacha alangui se gorgeant des rayons du soleil. Heureux de son retour au foyer, autant qu’il l’a sans doute été de son échappée.

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De nos jours..., un film de Hong Sangoo, avec Ki Joobong, Kim Minhee, Song Sunmi, Park Miso...

Scénario : Hong Sangsoo / Image : Hong Sangsoo / Montage : Hong Sangsoo / Musique : Hong Sangsoo

Durée : 1h24.

Sortie française le 19 juillet 2023.