Pierre Jendrysiak : Découvrant le cinéma de Ryusuke Hamaguchi avec Drive My Car, j’ai songé à ce que déclarait Jacques Rivette à propos de New-York Miami (Frank Capra, 1934) : « Et ça dure une heure et demie. Enfin, 1h40 peut-être. Maintenant, je suis persuadé que pour aller de Miami à New York, dans un film qui aurait la même densité de situations et de personnages, un cinéaste sérieux ne pourrait pas faire ça en moins de trois heures. [11] [11] Rivette fait cette proposition dans l’épisode de Cinéma, de notre temps qui lui est consacré, intitulé Jacques Rivette, le veilleur (Claire Denis, 1990). » Il précise plus tôt, en réponse à une question de Serge Daney, qu’en réalité le « cinéaste sérieux » d’aujourd’hui ne peut non seulement plus raconter cette histoire en moins de trois heures, mais qu’il ne peut de toute façon plus raconter la même histoire.
Le cœur de Drive My Car se situe dans le croisement de deux trajets, celui de Kafuku, un metteur en scène de théâtre allant de Tokyo à Hiroshima pour mettre en scène Oncle Vania de Tchekhov dans le cadre d’un festival, et celui de Misaki, la conductrice mystérieuse et taciturne que le festival lui a assignée, venue de l’île d’Hokkaido. On ne saurait cependant le résumer à la rencontre de ces deux personnages endeuillés ; ce n’est ni le point de départ, ni le point d’arrivée de ce film lui aussi très dense, fait d’un enchainement de situations et de rencontres, en fait d’une multitude de trajectoires ; il peut être éclairant d’évoquer dès maintenant le fait que Drive My Car devait à l’origine se dérouler presque intégralement en Corée, intention que la pandémie de COVID-19 a déviée au dernier moment. Du jour au lendemain, on ne pouvait plus raconter la même histoire.
Drive My Car évoque bien sûr, par son rapport au théâtre, au romanesque, ou encore à la durée, le cinéma de Jacques Rivette, mais les films de Hamaguchi ont l’air de pousser généralement à la comparaison : les noms de Hitchcock, Bergman, Eustache ou encore la série Desperate Housewives sont apparus dans ces pages lorsqu’il s’agissait de commenter ses films [22] [22] Les articles en question sont disponibles ici : 1, 2, 3, 4. – et l’on pourrait y ajouter la référence avouée qu’est Cassavetes, ou encore Kiarostami, auquel on pense forcément. Si le cinéma de Hamaguchi nous rappelle celui d’autres (grands) cinéastes, cela ne l’empêche pas d’être profondément contemporain, et peut-être même profondément moderne ; j’ai en tout cas été frappé, devant Drive My Car, par la recherche discrète mais constante de nouvelles formes, et de nouvelles manières de mettre en scène « aujourd’hui ». Ainsi, au sein de la voiture de Kafuku, l’organisation de l’espace et les rapports spatiaux entre les personnages ne cessent d’être réorganisés et modifiés ; la voiture elle-même, lieu central du film, possède déjà une configuration étonnante, puisque le volant y est à gauche, contrairement à la plupart des véhicules japonais (rappelons que l’on conduit à gauche au Japon). Plus étonnant encore, la présence d’une comédienne s’exprimant en langue des signes bouleverse autant la mise en scène théâtrale au sein de la fiction que la mise en scène du film lui-même : tout à coup c’est une autre attention, un autre regard (littéralement) qui doit être porté sur le texte de Tchekhov. La fin du film, un mystérieux épilogue en temps de COVID, semble expliciter ce principe que Rivette avait déjà l’air de sous-entendre : pour un cinéaste sérieux, la mise en scène, comme tout le reste, est toujours à réinventer.
Gabriel Bortzmeyer : Je ne sais pas si Hamaguchi se pose en réinventeur ou en novateur : son cinéma, après tout, fonctionne à l’économie et à la soustraction, avec des effets d’une simplicité bouleversante. À côté, même Kiarostami passerait pour un maniériste. Qu’il s’agisse moins d’inventer (d’interpréter, de renchérir) que de revenir à l’essentiel, c’est ce que dit assez éloquemment la scène de lecture d’Oncle Vania, lorsque Kafuku rappelle à ses actrices et acteurs que le plus dur est de se contenter de lire d’une voix neutre, sans intonations ni effets. Difficile de ne pas y voir le credo d’une mise en scène frisant l’atonalité.
Drive My Car est d’ailleurs, de tous les films de Hamaguchi, celui qui dissémine le plus ouvertement des morceaux d’art poétique. Bien sûr, l’artiste en résidence et l’écrivaine au style duveteux de Senses fonctionnaient déjà comme des ambassadeurs esthétiques, et Asako I et II contenait une scène où, à partir de Tchekov, un personnage secondaire se livrait à quelques leçons sur le juste jeu d’acteur. Mais le dernier film est plus disert, au risque parfois de se muer en « auto-traité ». Entre le dressage d’un jeune acteur devant apprendre que la mesure est mère de l’intensité, le style de conduite de Misaki grâce auquel ses passagers oublient qu’ils sont dans une voiture, l’art du geste sec et sans emphase transmis par l’actrice muette ou, plus déconcertants, les liens tissés entre les joies du sexe et l’écriture de scénario – Oto n’a d’idées de script qu’au seuil de l’orgasme –, le film couvre tous les pans de sa propre fabrication.
Ce n’est toutefois pas son aspect le plus touchant, ni le plus neuf. On trouverait plutôt celui-ci dans le drame de la trace déjà au cœur du récit que tissait Oto au moment de mourir : une jeune fille s’invite chez le garçon qu’elle aime lorsqu’il est absent, en y laissant des marques de plus en plus remarquables de son passage. Une interprétation strictement dramatique y verrait l’indice du comportement d’Oto, qui voudrait que son mari se rende compte de ses adultères. Mais Drive My Car en démultiplie tant la figure qu’on ne peut qu’en étendre l’écho. Il y a bien sûr tous ces moments déchirants avec la cassette audio écoutée en voiture – anachronisme technologique significatif, qui rappelle que le numérique, lui, a pour essence le refus de l’empreinte (d’où aussi les vinyles, et ce gros plan permettant presque de voir les sillons) –, mais aussi, à la fin, les ruines de la maison de Misaki (dans la neige, matière de l’empreinte s’il en est) ; à quoi on pourrait ajouter l’obsession de Takatsuki quant aux enregistrements de sa présence, qui causera d’ailleurs sa perte, ou, d’une autre façon, le bref passage dans une déchetterie. Que la trace tracasse de longue date l’art de l’enregistrement est un fait bien documenté. Le trait propre à Drive My Car est que cette hantise s’accompagne d’un refus général du soulignement, comme si la seule vraie trace était celle qui ne doit pas marquer.
Barnabé Sauvage : Il n’a pas encore été rappelé la particularité dramaturgique de l’adaptation d’Oncle Vania par Kafuku : ne se satisfaisant pas de la déjà difficile adaptation d’une œuvre théâtrale du répertoire classique russe, il ne recherche de plus ni la fidélité au texte original ni même la vérisimilitude d’une homogénéité linguistique (en japonais, langue du dramaturge et du lieu de la représentation commandée par le festival), mais au contraire attise l’effet de disparate en faisant jouer acteurs et actrices de différentes nationalités dans leurs langues maternelles respectives. Dans l’Oncle Vania représenté lors des répétitions, une actrice taiwanaise donne la réplique en mandarin au japonais de Takatsuki ; sous-titré sur l’écran derrière la scène durant la représentation, on y entend (et on y lit) aussi le philippin, en plus d’observer la langue des signes coréenne de la jeune actrice muette engagée pour le rôle de Sonia, Yoon-a. (Les mauvaises langues auront tôt fait de rapprocher ce désir d’un « théâtre international » de la situation d’Hamaguchi, cinéaste adulé des festivals et des publics européens (il a gagné cette année un « Prix du jury » à Berlin et un « Prix du scénario » à Cannes – avec deux films différents), mais ce serait à mon avis manquer l’essentiel.)
Je ne crois pas dès lors que la soustraction donne la clé ultime de la mise en scène d’Hamaguchi, lui qui a toujours revendiqué l’idée que le dispositif scénique devait dialectiser la scénographie frontale de la conversation usuelle – et notamment dans ses documentaires d’entretiens consacrés aux histoires des survivant·es du tsunami de Fukushima (trilogie de films réalisée avec Ko Sakai), pour lesquels il demande aux personnes interviewées de se placer dos à dos afin de troubler la destination de la parole. Le choix, par Kakufu dramaturge, d’une grande diversité linguistique de sa troupe de théâtre me semble du même ordre que celui d’Hamaguchi cinéaste : en s’adressant dans un idiome chaque fois différent, tournant sciemment le dos aux règles de l’économie communicationnelle de l’échange d’informations, la parole s’excepte de sa « valeur d’usage » pour se matérialiser comme telle (c’est là peut-être le côté « moderniste » que Pierre remarquait plus haut à propos du cinéaste, et qui le rapprocherait de Rivette). La relation théâtrale organisée par la mise en scène est ainsi à la fois soustractive (supprimant son destinataire, elle se retourne vers l’intimité du locuteur ou de la locutrice, devenant une parole méditative, pour soi) et additive (excédant l’échange, elle est alors adressée « au-delà », et cette dimension ne recouvre pas que le public). C’est dans un entre-deux semblable que se poursuit la conversation ininterrompue de Kakufu et de son épouse Oto, certes médiatisée par l’enregistrement sonore, mais surtout sempiternellement réactualisée par le chœur des voix théâtrales.
À ce titre, il est difficile de ne pas penser de prime abord que le film cherche à dessiner une nette opposition entre la jeune femme déclamant ses tirades muettes en langue des signes coréenne et la voix fantomatique de l’épouse défunte donnant la réplique à Kafuku dans la voiture (le dispositif de sous-titrage évoqué plus haut semblait déjà abonder dans le sens d’une incommensurabilité de la parole prononcée et du texte lu, du son et de l’image). À cette voix autrefois désirable, mystérieuse aussi en raison de ce qu’elle tait de la vie cachée d’Oto (dont le prénom signifie justement cette dimension « sonore »), mais cruellement absente, répondrait la présence solaire de Yoon-a et de son expression gestuelle (mais non sensuelle, Hamaguchi réussissant à mon sens le difficile exploit de porter sa « voix » à l’écran sans l’exotiser). Or la dernière séquence, juste avant l’épilogue, incite là aussi à dialectiser. Donnant à voir la célèbre ultime réplique de la pièce « prononcée » par Sonia, ce long plan séquence semble enfin opérer l’adieu du fantôme d’Oto au dramaturge : « Que faire ? Il faut vivre. […] Et quand notre heure viendra, nous mourrons soumis. Et là-bas, au-delà du tombeau, nous dirons combien nous avons souffert, pleuré, combien nous étions tristes. […] Nous nous en réjouirons, et nous rappellerons avec une humilité souriante nos malheurs d’à présent. […] Et nous nous reposerons. » Par cette intercession, Kafuku trouve enfin l’apaisement et Hamaguchi, se glissant dans la transcendance de Tchekhov sans vraiment la reprendre à son compte, opère lui-même silencieusement la conciliation du texte et de la voix disparue.
P.J. : Je crois que ce qui m’a donné cette impression de nouveauté, et qui me pousse à dire que Hamaguchi se fait inventeur, c’est justement son économie particulière vis-à-vis de ce refus, au moins partiel, du soulignement ; si tout passe par le vide et le silence, c’est un vide très plein, un silence très sonore, exactement comme le silence de Yoon-a lors de sa réplique finale. On pourrait dire que le film fonctionne par « évidement », creusant sans cesse des espaces vides où se loge l’intensité dramatique ; les mots qui comptent passent toujours à travers le silence, les évènements déterminants sont laissés hors-champ (exemplairement dans la scène où Takatsuki frappe – et laisse pour mort – une personne qui le prend en photo) ou cachés dans les ellipses du récit (elles sont nombreuses, et remarquables).
Or le film m’a aussi semblé être une porte ouverte vers l’imagination du spectateur, comme si ces espaces étaient laissés vides pour que le spectateur les remplisse. Citons par exemple le regard que porte Kafuku sur les mains de Yoon-a lors de la scène finale (a-t-il appris la langue des signes coréenne dans les interstices laissés entre les scènes, ou bien est-ce sa connaissance du texte qui lui permet de comprendre Yoon-a ?), ou à l’histoire racontée par Takatsuki (est-ce vraiment la fin de l’histoire ?). C’est bien entendu lors de l’épilogue que cette place laissée à l’imagination se manifeste le plus fortement : Kafuku a-t-il offert sa voiture à Misaki ? Sont-ils amis, amants ? Kafuku a-t-il finalement perdu la vue ? Alors, le chien sur la banquette arrière est peut-être son chien guide? Impossible de répondre, mais impossible de ne pas être piqué par ces interrogations. Je pense à nouveau à Rivette, dont Daney disait à peu de choses près que c’est nous, spectateurs et spectatrices, qui lui envoyons un signal, et que c’est lui, le cinéaste, qui l’intercepte [33] [33] « Un film, Le Pont du Nord ? Allons donc ! Il faudrait le voir comme on glisse (nerveusement) le doigt le long d’un transistor pour capter n radios libres. Libre, le film l’est, Rivette est l’aiguille et nous le transistor. » Serge Daney, « Jacques Rivette, Le Pont du Nord », Libération, 26 mars 1982 (repris dans La maison cinéma et le monde, tome 2, p. 99). . C’est peut-être cela qui donne à Drive My Car ce parfum moderniste : l’empreinte qui intéresse Hamaguchi est aussi celle laissée sur le public.