Duch, le maitre des forges de l’enfer, Rithy Panh

Le diable est dans les détails

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le 24 janvier 2012

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Près de dix ans après son plongeon dans l’enfer des tortionnaires cambodgiens (S21, la machine de mort Khmer Rouge), Panh revient dans l’ancien centre d’extermination S21, en recueillant cette fois les souvenirs de son directeur, Kaing Guek Eav, dit Duch. Jugé en 2009 pour les crimes commis sous sa direction, celui-ci a plaidé innocent, et fait appel de sa condamnation à 35 ans de prison. C’est dans cette cellule exigüe que débute le film.

Il y a quelque chose de frappant, une récurrence écœurante, dans le comportement des bourreaux face à la caméra. Peut-être s’attend-on à ce que ces hommes, responsables de la mort de milliers d’autres, croulent sous le remords, ou affichent au contraire un visage de criminel sanguinaire. Or, la plupart du temps, ils ne sont que des « Monsieur Tout-le-monde », des « aux ordres de ». De Suchomel (Shoah) à Eichmann, on retrouve “dans leur apparence” cette « banalité du mal » développée par Hannah Arendt. Tous ces hommes qui, sous prétexte qu’ils ne faisaient qu’obéir, ne s’estimaient pas responsables. « Alors qui est responsable ? » interrogeait la voix de Michel Bouquet à la fin de Nuit et Brouillard.

Pour Rithy Panh, cette banalité du mal ne s’applique pas aux fonctionnaires dans la position de Duch. Au-delà cette soi-disant obéissance aveugle, il y a des choix qui conditionnent les actes, ce que le film va tenter de démontrer. En effet, l’homme a moins obéi aux ordres de ses supérieurs qu’à ceux d’une idéologie, détournée à des fins criminelles. Le film commence sur les slogans de l’époque, imprimés noir sur blanc, au centre de feuillets que Duch lit et commente un à un. De vrais mots d’ordre, voués à s’ancrer dans la tête des soldats, en lieu et place de toute réflexion individuelle. Une stratégie de conditionnement se met en place : « A te garder, on ne gagne rien. A te tuer, on ne perd rien. » « Mieux vaut tuer un innocent que laisser vivre un coupable. » Duch égrène ces maximes sanguinaires, expliquant comment lui-même s’est fait fort de « diffuser » cette idéologie. Symptomatiquement, la prison S21 est un ancien lycée, reconverti en centre de mise à mort organisée. Cette coïncidence troublante révèle bien la volonté du régime de tuer dans l’œuf toute possibilité de pensée individuelle, pour ne laisser place qu’aux slogans.

On pense d’emblée à l’étude de Victor Klemperer sur la langue nazie (LTI, la langue du Troisième Reich) , dans laquelle le philologue a montré comment l’hitlérisme avait réussi à travestir les mots pour contrôler la pensée, afin que même les victimes, adoptant la langue de l’oppresseur, ne puissent plus parvenir à penser contre lui. Là aussi, des mots disparaissent, comme le mot « femme », qui renvoie à la sexualité, au profit du terme « famille », qui renvoie à la révolution et à son utopie communautaire. Changer les mots change le sens des actes. Il faut alors retrouver cette langue des bourreaux pour éclairer leur état d’esprit, et comprendre ce qui a pu les faire agir ainsi.

Intellectuel diplômé, s’exprimant parfois en français pour citer Marx ou Balzac, le rôle de Duch au S21 était selon lui moins d’interroger les prisonniers que d’enseigner la torture. S’il a été choisi pour ce poste, c’est pour son application, sa méthode de fonctionnaire zélé, son organisation méticuleuse. A l’image de ce code de couleurs avec lequel il annotait les confessions des victimes, suivant un ordre précis, selon que le prisonnier ait ou non avoué tout ce qu’on attendait de lui. Ultime pouvoir des mots, qui décident, in fine, du sort de chacun.

Le pouvoir de Duch lui vient donc de cette maitrise du langage et de son esprit méthodique. Le mot « problème » revient à plusieurs reprises dans la bouche du criminel. Le problème majeur, pour lui comme pour ses compatriotes, était avant tout de rester vivant, sous un régime qui a « détruit » (le terme n’est pas anodin) un quart de la population nationale en quelques années. C’est en tant que réponse à un tel “problème” que Duch envisage ses crimes : prendre part à la destruction pour ne pas en être la victime.

Face à l’ampleur de cette destruction, Panh s’attache aux détails, car c’est par ces détails qu’on témoigne de la réalité du crime. Par deux fois, le film revient sur les lieux armé d’une photo de victime, comme pour s’assurer du lieu : on reconnait l’endroit grâce à un détail, un graffiti, une architecture précise, présent sur la photo et sur les murs de la prison. C’est par les détails que la réalité du crime se concrétise. Ce sont aussi ces détails que Duch dit avoir oublié. Face à l’ampleur du crime et aux dénégations des bourreaux, le détail, la trace, a valeur de preuve. Et pour le spectateur, chacun de ces vestiges constitue également un fragment à partir duquel il peut se représenter le passé – “pour savoir, il faut s’imaginer”, écrit Didi-Huberman.

Exemplairement, les photos dans le film, et l’archive en général, ont ce double rôle. Témoigner d’abord contre cette mémoire défaillante, en mettant Duch face à ses victimes. Déjà dans S21, un survivant montrait à son bourreau ses peintures pour tenter, en vain, de lui rafraichir la mémoire. Donner ensuite un surplus de réalité à ces paroles. Ici, ce ne sont plus les toiles d’une victime, mais un grand nombre d’extraits de films de l’époque qui entrecoupent la discussion, comme pour donner de la chair aux mots, tout en marquant une distance avec eux. Car ce que montrent ces images, c’est la réalité cambodgienne d’avant la torture, les victimes avant leur arrestation : des centaines de paysans creusant un canal, des haut-placés du parti défilant après la victoire, autant de futurs internés, au S21 et ailleurs. Il s’agit par ce montage d’archives de redonner un corps, donc une identité, à chacune des douze mille victimes que Duch a fait torturer et “détruire”, dont le corps justement devait disparaître, être « réduit en poussière » Le terme cambodgien est « kautech » : détruire le nom, le corps, l’image, jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Photos, détails, ou films d’époque sont donc autant de traces du passé qui résistent directement à cette machine d’anéantissement.

Outre ces archives, l’autre différence avec S21, du point de vue de la mise en scène, concerne le statisme du film, son immobilité. Alors que le premier proposait un parcours, une visite du centre de détention sur les pas des bourreaux – qui rejouaient spontanément leur rôle, par un automatisme quasi-pavlovien révélant la profondeur de leur endoctrinement -, on reste ici dans une seule pièce, mise à disposition par le tribunal, face à Duch, assis derrière un bureau. Le précédent film analysait les gestes, les mains. Celui-ci ausculte le fonctionnement du cerveau. Il faut montrer comment un professeur de mathématiques lambda a pu sciemment orchestrer ces horreurs : entre le cerveau et le corps, entre les actes et l’homme, un gouffre s’est ouvert. Ce gouffre, le film le souligne par sa proximité physique constante, qui s’oppose aux récits terribles. La caméra fait face à l’homme, comme pour le ramener à sa condition d’humain, de vieillard. Les gros plans font voir des dents jaunes, noires, une bouche esquissant parfois un sourire, une peau marquée par des taches brunes, de petits yeux vifs. Duch aussi est un corps. Non pas un monstre, mais un homme, qui boit du thé dans sa cellule (dans laquelle le film commence et finit, comme pour rendre Duch à son quotidien carcéral), fait sa gymnastique, prie, ou lit Stéphane Hessel. Ce corps vieilli est l’autre versant du bourreau, auquel il faut attribuer sa vraie place.

Sa place donc, derrière ce bureau, comme un écho à celui qu’il a occupé des années durant au S21, et d’où il « diffusait » le dogme de Pol Pot, appliquait les ordres, mais aussi choisissait, consciemment et consciencieusement, quand et comment des êtres devaient mourir (« personne ne meurt sans qu’on ne l’ait décidé » lâche-t-il). L’amoncellement de photos et de documents sur ce bureau sont autant de preuves accablantes contre le maitre des forges. Mais toutes ces victimes sont aussi des oreilles attentives sondant les paroles de leur meurtrier. Par l’archive, elles sont virtuellement présentes, et font face à leur meurtrier. Elles sont un jury qui l’accuse.

Dans cette pièce étroite, sous l’œil de la caméra de Panh, s’est joué un procès avant l’heure. Un procès loyal, où l’accusé a eu le loisir de s’exprimer. Panh n’a pas cherché à “détruire” son sujet, mais à le faire parler, à l’écouter, à recueillir ses aveux, ses explications ou ses remords. Il y a une forme d’éthique dans ce travail, qui tient essentiellement à deux gestes. Laisser d’abord parler l’homme, ne pas l’interrompre, quitte à ce qu’il s’abandonne aux plaisirs de la diction (voir comment il se délecte des citations françaises). Tant que possible, Panh a tenté de conserver intactes les longues tirades du bourreau, afin, comme il le confie dans un entretien à Télérama, de “ne pas le trahir”, de ne pas changer le sens au montage. Derrière ce choix se lit la volonté de vaincre son adversaire “sans tricher”, pour reprendre la terminologie bazinienne. Se déploie alors toute la rhétorique du bourreau, parfois jusqu’à l’absurde (quand il lâche un effroyable rire franc devant le témoignage d’un de ses subordonnés racontant l’avoir vu pratiquer la torture, et refuse d’admettre la moindre violence physique). Mais à force d’user de la langue, il finit par se dévoiler lui-même : sa logique froide et son esprit méthodique cachent une sourde peur de la mort. Sa quête de rédemption est un signe indéniable de culpabilité : il révèle lui-même la peur que lui inspire le karma bouddhiste quant à ses vies futures, durant lesquelles il devra payer pour les crimes commis dans cette vie-ci.

L’autre geste réside dans la distance que le cinéaste instaure entre lui et Duch. Distance juste, car elle permet de ré-humaniser un être que l’idéologie et la pratique quotidienne du crime auraient dû réduire à un automate, sans jamais pourtant verser dans la fascination obscène. Par ce regard, Panh dessine le portrait glaçant d’un homme, et à travers lui, de l’un des systèmes politiques les plus meurtriers que le monde ait connu. Et si à la fin, on ne peut que le déclarer coupable de ses actes, c’est que ni son monologue, ni le pardon qu’il implore n’auront entamé sa responsabilité. Preuve que si les totalitarismes forgent leur pouvoir dans la maitrise de la langue, il est possible qu’à son tour cette parole les condamne.

Un film de Rithy Panh

Photographie : Prum Mesar, Rithy Panh / Son : Sear Vissal, Myriam René / Montage : Marie-Christine Rougerie, Rithy Panh.

Durée : 103 mn

Sortie : 18 janvier 2012