Edito #9

Bande organisée

par ,
le 11 octobre 2023

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Il y a quelques décennies, dans La Charge héroïque (1949), John Ford montrait, comme dans tous ses autres films, comment s’organise un collectif qui « marche » : chacun donne sa part, qu’elle soit modeste ou importante. Que ce soit les héros interprétés par John Wayne, les bagarreurs alcooliques interprétés par Victor McLagen, les premiers comme les seconds rôles – même les personnages féminins, même les Amérindiens ont, à un moment donné, un rôle de premier plan à jouer, fût-il passif ou antagoniste. On pourrait, à la fin de La Charge héroïque, tracer deux organigrammes : l’un « officiel », qui représenterait la chaîne de commandement de ce poste de cavalerie, hiérarchiquement organisée, et un autre, plus anarchique, nécessairement mouvant, où les derniers sont souvent les premiers, où un capitaine à la retraite accepte de devenir, le jour de son départ, un soldat « comme les autres ». Le premier organigramme est celui de l’ordre, de la loi ; le second celui de l’amitié ou de la camaraderie.

Il y a quelques années, dans Logan Lucky (2017), Steven Soderbergh montrait comment une mise en commun des savoirs et des compétences permet à un groupe de bras cassés d’organiser un braquage impossible. Soderbergh a souvent filmé des braquages hyper-organisés et des escapades de prison, mais le charme de Logan Lucky est de mettre ces récits habituels (et leur mise en scène méticuleuse) au service de la représentation d’un prolétariat marginalisé et isolé qui, en se rassemblant collectivement, devient plus que la somme de ses parties. Le charme particulier du film vient de la modestie de ses moyens : Soderbergh travaille, comme toujours depuis une dizaine d’années, dans une économie de production assez réduite, si bien qu’il y a une adéquation entre l’amateurisme des personnages et l’amateurisme du film – quand, à la fin du film, la bombe qui permet d’accéder au coffre explose miraculeusement, la caméra tremble un peu, l’angle de prise de vue n’est pas parfait ; manque de temps ou de moyens, impossible de faire une seconde prise, take the money and run. Soderbergh, cinéaste professionnel et méthodique, trouve encore les moyens d’agir en pirate – il est à l’image de ses personnages.

Il y a quelques semaines, dans Sabotage (2023), Daniel Goldhaber montrait comment un collectif se constitue à partir d’intérêts communs, et que c’est la croyance commune en une nécessité (en l’occurrence, se défendre contre des monopoles participant à la destruction de l’équilibre écologique) qui permet de réaliser quels gestes sont à notre portée. Comme dans le film de Soderbergh, une métaphore se joue dans la fabrication même du film : Sabotage est un film de groupe fabriqué par un groupe, où l’accumulation des savoir-faire a permis de mettre très vite au point un film ambitieux, original. Plusieurs films de la rentrée, du Gang des bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche aux Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, donnent à voir ces petits groupes rebelles, unis dans l’entraide et la solidarité, où l’identité n’appartient pas à chacun mais se forme dans l’alliance, que ce soit chez quelques hommes qui forment un gang (mais qui, surtout, boivent des cafés au PMU et nourrissent les pigeons) ou dans l’amour d’un travailleur et d’une travailleuse qui, se regardant les yeux dans les yeux, forment tout à coup l’image de toute la classe ouvrière.

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Il y a quelques jours, la revue Débordements contactait quelques ami·es – camarades, ancien·ne·s rédacteur·ice·s, proches de la revue – en leur proposant d’en former le « Comité de lecture ». En cette rentrée, la rédaction de la revue a décidé, en réaffirmant sa volonté d’accorder un soin particulier au travail éditorial, à l’échange avec les auteurs et à la relecture des textes qu’elle reçoit (nous avons dû parfois, ces derniers mois, face à la course des semaines, réduire cette attention), de s’élargir. Il y a (plus de) 10 ans, à la création de Débordements, c’était une bande d’amis ; mais une revue ne peut jamais se former que d’un groupe de copain·es, et le temps passant, elle doit s’établir avec des relations plus distantes. Une revue peut cependant être formée autour d’intérêts, d’amours, de volontés partagées – pas exactement une « ligne éditoriale », plutôt une volonté d’accepter tout ce qui déborde du et dans le cinéma. La formation de ce comité de lecture (et, par la même occasion, la formalisation d’un « Comité de rédaction » et d’un « Conseil d’administration ») est aussi l’occasion de rappeler que Débordements n’est pas qu’une plateforme où passent des textes et des œuvres, mais une bande, une équipe, un collectif.

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Par cet édito, nous vous faisons part, chères lectrices, chers lecteurs, de ce changement de structure dans le fonctionnement interne de la revue ; une structure qui devrait avoir sa page de présentation dédiée dans le nouveau site que nous vous promettons depuis longtemps mais qui arrivera bel et bien dans quelques mois. Cet édito est aussi l’occasion de rappeler que les canaux de Débordements restent ouverts à de nouvelles plumes et à de nouveaux textes, que vous pouvez toujours nous envoyer à notre adresse mail : revuedebordements@gmail.com . Un édito, enfin, par lequel les un·es remercient les autres d’avoir accepté de rejoindre Débordements.

Pierre Jendrysiak

Débordements

Revue de cinéma

Critique / Recherche / Création

Comité de lecture :
Élias Hérody
Hugo Kramer
Jeanne-Bathilde Lacourt
Mathilde Meunier
Paul Michel
Thomas Vallois

Comité de rédaction :
Lucie Garçon
Pierre Jendrysiak
Occitane Lacurie
Barnabé Sauvage

Conseil d’administration :
Gabriel Bortzmeyer
Florent Le Demazel
Romain Lefebvre
Raphaël Nieuwjaer
Solène Secq de Campos Velho
Chloé Vurpillot

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Illustrations : La Charge héroïque (John Ford, 1949) / Sabotage (Daniel Goldhaber, 2023) / La Charge héroïque