Pour sa deuxième édition, le festival CLaP, festival du cinéma latino-américain de Paris, avait comme invité spécial Eduardo « Teddy » Williams. Après la succession de bébés, de chiens et de portes de la bande annonce réalisée par Constanza Feldman et Agustín Mendilaharzu, les spectateur·trice·s du CLaP ont pu (re)voir quatre des court-métrages du cinéaste argentin, son premier long métrage et ont pu découvrir en avant-première El Auge del Humano 3. Arrivant après un premier opus sorti en 2016, ce film inclassable suit des personnages qui errent et se rencontrent, bavardent et se reconnaissent parfois, dans un monde merveilleux qui n’en finit pas de se modifier.
Entre deux séances, nous avons rencontré Teddy Williams, cinéaste curieux et voyageur qui a évoqué avec nous comment sa méthode de travail ménage « des espaces vides et des trous ».
Débordements : El Auge del Humano 3 est tourné avec une caméra 360°, comme ton court métrage Parsi (2018). Comment le tournage s’est-il passé ?
Teddy Williams : Effectivement, j’avais déjà utilisé une caméra 360° pour Parsi mais c’était une toute petite caméra GoPro avec deux optiques. Pour El Auge del humano 3 c’était une grande caméra, une sorte de boule de douze kilos avec huit optiques. Ce sont des objets très différents.
Pour Parsi, j’avais choisi cette caméra parce que je voulais donner la caméra aux acteurs. J’avais déjà eu cette envie pour la scène finale de parkour de J’ai oublié (2014). Mais pour ce film j’avais une GoPro normale et je me suis dit que si je la donnais aux acteurs, ils devraient regarder là où ils cadrent et ils seraient alors plus cameramen que comédiens. Avec une caméra 360°, un acteur peut prendre la caméra sans penser au cadre et donc rester acteur.
En l’utilisant j’ai découvert plusieurs choses. La plus importante était au montage car j’ai eu l’idée de cadrer en utilisant un casque de réalité virtuelle. Cela transformé le rapport au cadre. Normalement on le pense avant ou pendant le tournage et on a l’esprit très occupé. Alors que là, pendant la post-production, j’étais seul dans une chambre et tout mon cerveau était dédié au cadre.
La deuxième différence est que le casque VR crée une relation physique avec le cadre. D’habitude, on cadre avec les mains et là je cadrais avec ma tête, avec mes yeux, avec le mouvement de mon corps.
Avec Parsi, j’ai découvert que cela changeait la manière de penser un film. Je voulais essayer sur un long-métrage où on a plus de temps et qui est un objet plus narratif. Mais j’ai changé de caméra parce que je voulais moins de déformations et qu’elle soit plus discrète. Je voulais des moments où on se rend compte qu’il y a une caméra ainsi qu’une personne derrière, et d’autres moments où on se connecte avec des personnes sans penser à la caméra.
Finalement, cela change vraiment la manière d’observer. Je ne fais pas des films pour les gens qui se demandent « qu’est-ce que le cadre », je fais des films pour tout le monde y compris des gens qui ne connaissent pas du tout le cinéma. Dans ce film, même si tu ne réfléchis pas au cadre, tu vois qu’il y a une différence dans la manière d’observer les personnes et d’habiter les espaces.
D. : Tu parlais des déformations, est-ce quelque-chose que tu recherches ou des accidents que tu intègres au montage ?
T. W. : Un peu des deux. Dans Parsi, il y a eu des erreurs dont j’ai profité. Je savais déjà certaines choses : si les gens sont trop près de la caméra, celle-ci a du mal à « stitch [11] [11] C’est-à-dire assembler des vidéos sources pour créer une vidéo 360. » l’image. Parfois, j’ai mis la caméra proche des personnes pour essayer de générer ça. À d’autres moments, on a créé des déformations numériquement. Au début du film, il y a un visage déformé et aucun des personnages n’en parle donc on se dit que c’est une erreur qui vient de l’image. Mais à un autre moment les personnes dans l’image voient les déformations. C’était trop compliqué de faire une « vraie erreur » donc on a déformé volontairement en post-production.
À chaque fois, j’ai cette attitude : je choisis une caméra parce qu’elle m’intéresse. Ensuite, je l’utilise et je découvre des choses : parfois des possibilités, parfois des limitations, des choses que je peux faire grâce à elle, des choses que je ne peux pas faire. Je ne fais pas trop de recherches avant car j’aime bien découvrir ça pendant le tournage. J’ai cette relation avec la caméra, de la toucher, de l’utiliser, de la découvrir. C’est ma méthode en général : je voyage dans un pays, je ne fais pas beaucoup de recherches et je le découvre quand je suis là. J’aime comment les idées viennent de cette manière de découvrir dans l’action, et de ne pas tout planifier.
D. : L’effet le plus frappant de l’utilisation de cette caméra est que les personnes marchent « au milieu » du monde (de l’espace, des autres, du ciel et de la terre etc.), est-ce quelque chose qui t’intéressait ?
T. W. : Oui, même dans mes autres films. Je voulais toujours voir les personnes dans un environnement ou comme faisant partie d’autre chose, sans être séparées du reste. L’espace est aussi important que les personnes. C’est aussi pour cela qu’au son, on entend les gens de près et on les voit de loin, ou alors on les perd et on les reprend. On ne sait même pas qui parle. Faire le cadre au montage m’a donné l’opportunité de regarder de plus en plus autour. Parfois, une scène se passe là mais je fais des mouvements circulaires ou je regarde les plantes, un pigeon ou un insecte. C’est aussi quelque chose d’important dans le film : regarder autour. Certes, on ne sait pas quoi faire par rapport au travail, au système qui est peut-être trop lourd pour qu’on le change ou pour qu’on sache comment faire avec, mais au moins on se met ensemble et on regarde autour de nous, on ne se ferme pas sur les corps ou sur les humains. Ce n’est pas une solution. Cela nous invite à nous comprendre comme faisant partie d’un environnement partagé.
D. : Le son travaille en permanence le hors-champ, alors même que tu utilises cette caméra qui pourrait permettre de « tout voir », je me suis demandée si tu avais pu penser le film pour la VR.
T. W. : L’idée principale était de faire le film pour le cinéma mais c’est vrai qu’au début j’avais l’idée d’avoir l’option des deux. Mais la seule manière de faire le film VR aurait été de penser le tournage pour ça aussi : il aurait fallu me cacher et cacher systématiquement l’équipe ou faire avec l’idée qu’on allait nous voir.
Ce que je n’aime pas dans les quelques films VR que j’ai vus c’est qu’il y a toujours un point où on doit regarder, car l’action a clairement lieu là. Si on veut on peut regarder partout mais il y a toujours un point d’attention. Ça ne m’intéressait pas. Si on avait une VR, je souhaitais que l’on ne nous dise pas là où on doit regarder mais qu’on ait des options. Au tournage c’est trop difficile de mettre cela en place. Mais cela m’a amené à faire des scènes où des personnages marchent devant et derrière la caméra, ou concevoir des moments où trois groupes parlent en même temps. Même si je n’ai pas fait le film en VR, le fait d’avoir cette possibilité m’a donné des idées sur le son, sur la simultanéité des dialogues, sur le hors-champ. Ces situations se passent en même temps et même si on a seulement ces personnages à l’image, on entend les autres donc il y la présence du 360° dans le son.
D. : La distance du cadre par rapport aux personnages permet aussi d’être très libre sur ce que nous choisissons de regarder. On vagabonde dans l’image, comme eux.
T. W. : Oui, j’aime bien qu’on ne sache pas clairement où on doit regarder. Même si on peut toujours regarder où on veut, quand il y a un visage, on a tendance à le regarder, mais quand on a trois corps tout petits dans l’image, des voix qui parlent sans qu’on sache d’où elles viennent, ça nous laisse plus libres de voyager dans l’image, de choisir.
D. : Comment écris-tu ton film ? Travailles-tu avec un scénario ? Quelle est la part d’improvisation ?
T. W. : Il y a de la planification et de l’improvisation. Au début, j’ai un scénario. Physiquement, si tu le vois de loin c’est fait comme un scénario. Si tu le lis, ce n’est pas vraiment ce qu’on appelle un scénario. On a un scénario parce qu’il y a des dialogues et des scènes qu’il me semble important d’écrire et parce qu’on a besoin de chercher de l’argent. Dans le résultat du film, certains passages sont très proches de ce que j’avais écrit, comme la première scène dans le quartier avec les maisons sphériques au Sri Lanka. D’autres scènes sont totalement improvisées. Mais la plupart des scènes sont entre les deux : il y a des dialogues écrits, des mouvements planifiés et des improvisations. Ce n’est pas conscient pour le spectateur mais, pour les acteurs, dire des choses écrites change la manière de parler et de bouger. Parfois chaque personnage a une phrase à dire quand il veut, ou parfois on marche dans la jungle et quand on passe devant cet arbre tu dois dire cette phrase, peu importe le moment. L’idée est de pouvoir sortir et entrer dans le documentaire, dans la fiction, dans la fantaisie et dans la réalité. De plus, on tourne dans des espaces publics. Des gens sont là et font ce qu’ils veulent. C’est une scène de fiction dans un espace documentaire.
Parfois, je sens qu’il y a des choses que je ne peux pas faire ou parfois les personnes qui vont participer au film me disent qu’elles ne sentent pas le type de dialogue que je leur propose. Soit on réussit à les adapter, soit on les supprime. Mais de nouvelles idées viennent toujours. Quand j’arrive dans la ville, je marche, je trouve un endroit qui m’attire, je rencontre des gens qui disent des choses intéressantes pour le film, donc je les écris ou je leur demande de parler de ça dans la scène.
Il y a beaucoup de moments et de « couches » qui superposent. Après chaque tournage dans chaque pays, je monte un peu et je réécris pour le prochain pays et cætera. Il y a un processus de réécriture constant.
D. : On peut avoir le sentiment d’une écriture par connexion, non linéaire, c’est en partie le cas mais en même temps il y a une vraie progression. Comment as-tu mis en place la structure de ton film ?
T. W. : Dans la structure du film, je sais où vont aller certains points. Je savais que je voulais commencer par le quartier aux maisons sphériques au Sri Lanka car c’est un endroit où se montre très clairement l’esprit du film, le mélange entre fantaisie et réalité. Les personnes qui sont là disent des choses qu’on ne comprend pas totalement mais pour elles, tout est normal. C’est le cas pendant tout le film mais à d’autres moments les endroits et les situations sont plus normales ou moins clairement inhabituelles.
Pour le premier El Auge del Humano, les pays se succédaient, en trois blocs. Ici, je ne voulais pas que la structure du film soit donnée par les pays. Je voulais commencer par ce quartier et finir dans les montagnes à Taïwan parce que la hauteur donnait quelque-chose d’épique, on est dans le ciel, il y a des gens qui volent. C’était encore une manière de s’éloigner de la réalité, car l’endroit donne l’impression d’être arrivé dans un autre espace. Mais au milieu du film, je n’étais pas sûr de la manière dont les choses allaient se connecter. Je savais que je voulais voyager avec les gens d’un pays à l’autre. J’avais d’autres idées de structure : de commencer par des scènes plus sobres, qui parlent plus directement du travail et de la vie réelle et peu à peu s’éloigner de ça, chercher d’autres choses ensemble, je ne sais pas exactement quoi, et finalement arriver à cette montagne. Je savais que je voulais m’éloigner peu à peu des villes et des endroits plus « humains » pour aller dans la jungle.
Mais comme pour le reste, il y a une structure pensée avant, mais j’ai appris que je devais vraiment ménager des espaces vides et des trous pour que de nouvelles choses apparaissent, pour que je sois obligé de m’éloigner de mes idées et pour que les autres puissent partager les leurs. Il faut qu’il y ait l’espace pour que la structure se forme au moment où on fait le film.
D. : Encore sur l’écriture : les dialogues entre les personnes sont souvent de l’ordre de la parole simple, du bavardage, du « tchat » mélangés à des lignes de dialogue très poétiques.
T. W. : Ce type de dialogue est venu naturellement parce que c’était ma manière de parler. Après je me suis rendu compte que j’étais plus influencé par la logique du tchat internet, par la virtualité et l’écriture que par l’oralité et la présence physique instantanée et réelle. Dans le tchat, le rythme de parole est différent par rapport à la vraie vie, il faut répondre tout de suite à la personne qui te parle.
Aussi, dans un dialogue réel on suit un thème, on le développe puis on passe à un autre alors qu’avec le tchat, ce n’est pas la même organisation de l’information, on change de thème. Il y a comme un nuage de possibilités, il y a des choses qui s’ouvrent. Je préfère la connexion entre les thèmes plutôt que le développement. Ce type de dialogue ouvre beaucoup de possibilités et chaque personne prend les choses qu’elle veut. Quand j’ai des retours sur le film je me rends compte qu’il y a des gens qui pensent que le film parle de quelque-chose, d’autres gens pensent qu’il parle d’autre chose.
J’aime aussi qu’il y ait des gens qui ne parlent de rien et d’un coup il y a une phrase peut-être plus poétique ou plus concrète. Ça donne une sensation de réalité, car « ça ne parle pas pour le spectateur ». C’est la même chose pour la caméra, parfois elle perd les personnages puis elle les rencontre. Tu sens que les personnages n’existent pas pour elle.
Mais ces phrases ont aussi un côté très « fantaisie ». Tu crois que c’est juste des gens qui parlent entre eux et tout d’un coup tu découvres autre chose. Par exemple, il y a des petites phrases qui se répètent dans différents pays. Une dame âgée au Sri Lanka dit que c’est la honte d’être milliardaire, après c’est une fille trans de 15 ans qui dit ça au Pérou dans un contexte totalement différent. On croit d’abord que c’est documentaire et après on découvre que c’est une répétition donc c’est planifié. C’est lié à cette question de la réalité et de la fantaisie. Il y a un mélange entre découvrir quelque-chose qui est là sans le film, ou qui n’est pas fait pour le film – du moins on a cette sensation comme spectateur – et la fiction, la mise en scène, l’artificialité. J’aime bien être toujours au milieu de tout ça.
D. : Il y a aussi dans le film tout un enjeu sur la langue, sur la compréhension et la traduction. Cette question s’est-elle aussi posée au tournage ?
T. W. : J’ai une curiosité pour les langues. Quand je suis allé en Sierra Leone, c’était la première fois que je tournais en dehors de l’Argentine. C’était une langue différente mais liée à l’espagnol et même si je ne la comprenais pas, je pouvais encore en comprendre l’intention. J’avais la curiosité d’aller plus loin, vers des langues que je comprends moins. Par exemple, dans J’ai oublié ! le vietnamien est une langue tonale donc je ne comprenais même pas l’intention des phrases. Je pouvais appréhender la communication et les scènes d’une autre manière. Ça laissait tout un espace vide dans ma tête qui m’a donné l’opportunité de voir des choses que je ne pouvais pas voir quand les paroles créaient des images.
J’aime bien aussi toutes les traductions : j’écris en espagnol, je traduis en anglais, puis dans chaque langue. Après chaque personne utilise ses propres mots, puis encore en anglais. J’aime beaucoup voir que parfois des choses ne changent pas du tout après cinq traductions. Ou alors j’aime voir comment les choses ont changé, même si je ne sais pas pourquoi. Parce que même si on a un désir de perdre le contrôle, il faut créer les possibilités que cela se fasse. Le vouloir n’en fait pas une réalité. La barrière de la langue aide un peu à ça.
Pour ce film, j’étais curieux de savoir comment est-ce que l’on allait communiquer et le faire sans que l’anglais soit toujours la langue de communication. Je n’ai rien contre ça mais ça m’ennuyait, je ne voulais pas réaliser un film en anglais juste parce que c’est la langue commune. Et des gens dans le film ne parlent pas anglais.
Parfois on a fait des scènes où ils ne se comprennent pas mais c’est écrit, donc ils savent ce que l’autre va dire. Il y a cette fantaisie de se comprendre en mandarin et en espagnol, par exemple. Parfois aussi, on se comprend à force de passer du temps ensemble. Dans la scène dans la montagne à la fin, on a marché trois jours tous ensemble, on a campé. On a commencé à partager des choses, des gens ont appris des mots en espagnol.
J’étais aussi curieux de voir la sonorité des langues ensemble. Parfois il y a des scènes avec les trois langues. Même si on fait toujours moins attention au son, on les entend. Je choisis à chaque moment des sons d’ambiance et je sais que les spectateurs ne vont pas en être conscients. C’est la même chose pour les langues, même si on ne se dit pas « ça c’est tamoul, ça c’est mandarin », on lit les sous-titres dans une langue qu’on comprend et on entend des langues avec des sonorités totalement différentes qui créent un mélange dans notre tête.
D. : Tu utilises beaucoup le terme « connecter », il y a cette idée de connecter les personnes, connecter les espaces. On se téléporte d’un endroit à l’autre, c’est un film où il n’y a pas de frontière, où elles ne sont jamais une question.
T. W. : Dans mes films j’ai toujours ce doute : est-ce que je veux réaliser un film sur l’état du monde ? Ou sur comment je voudrais qu’il soit ? Je n’ai pas décidé finalement, je fais un peu les deux. Bouger sans frontière, d’une manière plus libre, est une fantaisie, ça n’existe pas. On a eu beaucoup de difficultés pour faire bouger les gens entre les pays, des problèmes économiques mais aussi bureaucratiques. Il y a eu des injustices dans les aéroports et des problèmes de visa. J’ai demandé aux personnes si elles voulaient parler de ça dans le film et elles ne voulaient pas trop, j’ai respecté bien sûr. Je crois que parfois on est trop fatigué de ça et qu’on a peut-être plus envie et besoin d’être dans un espace où ça n’existe pas. Peut-être que tu as envie de croire, au moins un moment et même si c’est éloigné de la réalité, que bouger c’est facile. J’aime bien aussi qu’on voie des gens bouger d’un pays à l’autre et que ce ne soit pas des gens qu’on voit habituellement voyager. Normalement, on voit des réalisateurs des pays riches aller dans d’autres pays et pas toutes les personnes qu’on voit dans l’image aller dans chaque pays. C’est une idée politique, à partager. Pour la première à Locarno, la Suisse n’a pas donné le visa à l’acteur Sri Lankais. On avait déjà les billets, l’hôtel payé par le festival. Ils veulent montrer ces gens à l’écran mais pas les avoir là, pour de vrai.
D. : Plusieurs de tes acteurs et actrices sont queer. As-tu orienté le casting en ce sens ? Et pourquoi avoir décidé, là aussi, de ne pas en faire un sujet ?
T. W. : Quand j’ai commencé à voyager pour mes films, je voulais juste trouver des personnes, de manière générale, mais je finissais par être dans un environnement totalement hétérosexuel.
Une fois, au Mozambique, pour le premier El Auge del humano, une femme trans est venue au casting. Je ne savais rien de la vie des personnes trans ici et j’en étais curieux. Mais c’était la seule personne trans et j’étais dans l’urgence du film, je n’ai pas réussi à trouver de la place pour elle. Mais c’est resté dans ma tête.
Après ce film, j’ai fait Parsi. Je suis allé directement rencontrer un groupe de personnes queer et trans de Guinée-Bissau. J’ai trouvé un entretien, j’ai parlé avec la personne qui l’avait fait et elle m’a mis en contact avec eux. J’y suis allé avec un poème argentin qui parle de choses queer très spécifiques à Buenos Aires. Je voulais connecter non seulement des lieux différents mais aussi des expériences queers différentes. Je voulais partager mon expérience, apprendre à connaître les autres et partager ça dans le film. Dans El Auge del humano 3 aussi, il y a la curiosité de mettre en contact des cas très différents : au Sri Lanka, l’homosexualité est encore illégale alors qu’à Iquitos, la ville au Pérou, c’est encore plus libre qu’à Lima la capitale. Il y avait des filles trans de quinze ans qui vivaient d’une manière très libre. Il y a toujours des problèmes mais aussi une liberté surprenante et joyeuse. Pour les comédiens du Sri Lanka, c’était leur première fois dans un bar gay ouvert.
Pour El Auge del humano 3, quand on a fait des castings ou des appels à participation, on disait « tous les âges », « pas d’expériences » et j’ai mis qu’on encourageait les personnes LGBTQI+ à venir. Parce que, bien sûr, si ce n’est pas clairement encouragé, tu as plus de peur, tu ne sais pas si tu vas être bien reçu et tu ne sais pas qui est cette personne qui vient de l’étranger.
Dans le film, on ne parle pas de ça directement parce que je ne voulais pas que ce soit le sujet. Je pense que nous, comme personnes queers, on peut être dans tout type de films. Les films dont c’est le sujet peuvent être géniaux et intéressants mais je voudrais que ce ne soit pas la seule option pour les personnes queers. On peut être dans des films qui parlent de la vie, du futur, de la fantaisie, de tout. J’ai parfois pensé le film comme quelque chose qui se passe dans le futur et je voulais créer un monde où tout le monde est queer. Finalement tout le monde ne l’est pas dans le film, ce n’est pas exclusif mais c’est prédominant, j’aime bien ! C’est aussi une fantaisie, comme pour les frontières. De même, parfois des gens me demandent pourquoi je fais des films avec des personnes qui sont dans une mauvaise situation économique et pourquoi je n’en parle pas directement. Pour moi, c’est la même raison. Quand on voit des films avec des gens qui ont une bonne situation économique, ils peuvent parler de tout. Mais tu peux toujours parler de tout, ta vie ce n’est pas seulement ta situation économique, tu ne penses pas qu’à ça. C’est évident à dire mais ça ne l’est pas forcément au cinéma.
D. : Il m’a semblé que le film prenait vraiment au sérieux la question du « temps libre », la manière dont on passe du temps ensemble en dehors du travail, surtout quand on est jeune, plus encore que le premier El Auge del humano qui parlait plus frontalement du travail.
T. W. : Quel dommage que le temps libre soit tellement rare pour la plupart des gens. Moi, ce qui m’a amené à faire du cinéma quand j’ai fini l’école, c’est qu’autour de moi personne n’aimait son travail. Ils le faisaient et ils ne se plaignaient même pas. Moi, je voulais une vie où je pouvais essayer de faire quelque-chose avec mon temps pour laisser ma curiosité fleurir.
Quand j’ai commencé à voyager pour faire des films, je rencontrais des gens jeunes qui n’étaient pas encore dans le monde du travail, et c’était toujours la même chose : « qu’est-ce que tu vas étudier ? », « Je voudrais faire ça mais je ne peux pas parce que ce qui amène de l’argent c’est autre chose ». La plupart des gens ont envie de faire des choses et ils ne peuvent même pas essayer car ils doivent étudier ou travailler autre chose. On est habitué à ça, on pense que c’est comme ça. La possibilité de se demander ce qu’on veut faire avec le temps libre est déjà un luxe, malheureusement.
La fantaisie dans les films que je fais est aussi due au fait qu’on parle du travail, mais que la plus grande partie du temps est du temps libre où les gens ne sont pas en train de faire des choses productives. J’aime donner de l’importance à ce temps de la vie, le temps libre, le temps pas productif ou productif d’une autre manière qui ne soit pas capitaliste. C’est aussi quelque chose de facile à partager parce que beaucoup de monde, partout, passe par cette étape, et spécialement les jeunes.
Pour ce film je voulais des gens dont la différence de tranche d’âge était plus marquée que dans mes autres films. C’était plus difficile parce que, bien sûr, après un certain âge tu as plus de pression économique, notamment parce que parfois tu as des enfants. Tu as moins de temps libre et de temps disponible pour faire des projets comme ça, qui ne sont pas ta carrière. La plupart des gens qui sont dans le film n’imaginent pas être des acteurs comme un travail. C’est quelque-chose qu’ils ont l’envie ou la curiosité de faire mais tu ne peux pas arrêter ton travail pour faire quelque-chose qui est temporaire. C’était assez difficile de s’organiser, même si j’essaye de m’adapter aux horaires et de comprendre que les gens n’ont pas beaucoup de temps libre. Dans la journée, les gens n’étaient pas disponibles parce qu’ils étaient pris par le monde du travail. Donc c’étaient des gens plus jeunes ou plus vieux.
D. : Ton film convoque un temps de la science-fiction mais en même temps il y a quelque-chose de documentaire sur le présent, sur internet, sur comment on se connecte les un.e.s avec les autres.
T. W. : Quand je commence un film, j’ai des détails, des images, des dialogues mais je n’ai pas d’idée générale. Je ne pense jamais un film comme on parle maintenant en disant « je vais parler du travail, de la jeunesse, d’internet, de la virtualité… ». Je commence par le détail, des petites choses qui m’attirent sans savoir de quoi ça parle. Je ne pense pas beaucoup à des choses très spécifiques comme un genre. Mais c’est vrai que, quand j’étais petit, je regardais des films hollywoodiens et j’aimais Star Wars. La science-fiction est une impulsion initiale, je suis très attiré par le futur et ou par cette sensation d’un autre temps, ça m’aide à imaginer des choses. Mais c’est peut-être plus une manière de mettre au clair le présent ou de le montrer d’une autre manière. Je ne pense pas « fiction ou documentaire » et si j’essayais de faire un film de science-fiction, je pense que je ne pourrais pas le faire. Mais je ne trouve pas étrange d’être lié à ça, ou même au jeu vidéo ou à Google Earth…
Mais oui, plus largement, dans mes films, je pense qu’il y a une sorte de rencontre entre le monde virtuel et le monde physique. C’est aussi que, lorsque je pense au film, je suis vraiment dans le monde virtuel, je le pense dans mon ordinateur. Je découvre même le monde par ordinateur au début. Mais après quand je voyage dans chaque endroit, je n’ai pas beaucoup d’informations dessus. Après, je trouve les choses avec mon corps, dans la présence. J’aime que ce soit un moment très physique, très lié à la présence physique. Au début je découvre le monde et trouve les idées avec mon cerveau, ensuite je les découvre dans mon corps, pendant le tournage. Dans le film, il y a un petit peu des deux manières de vivre, la virtuelle et la physique.