Eephus, le dernier tour de piste, Carson Lund

Home run

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le 15 janvier 2025

Une voix énigmatique mais pourtant familière ouvre Eephus, le dernier tour de piste, celle rocailleuse du documentariste Frederick Wiseman. Par l’entremise d’un poste de radio, elle égrène les événements triviaux d’une bourgade de la Nouvelle-Angleterre (accidents, coyote en fuite, concours annulé, « Le gamin qui était un as du comptage rapide de bonbons avalés a déménagé »), au milieu desquels la fermeture du terrain de baseball « Soldiers Field » dévolu aux équipes amateurs, sur lequel va être construit un collège. Si la filiation avec Wiseman ne paraît pas évidente au premier coup d’œil, Carson Lund s’emploie pourtant bien à radiographier une institution qui, malgré sa modestie et son nombre réduit d’acteurs, raconte en son cœur le mythe américain. Le terrain d’Eephus n’est pas l’université de Berkeley ou la National Gallery, mais il ne dépareillerait pas dans la mosaïque de Belfast, Maine ou de Monrovia, Indiana. Un terrain de baseball, donc, avec deux bancs de touche couverts, quelques gradins désaffectés à la peinture écaillée. Voilà les dimensions choisies par le cinéaste pour dépeindre l’Amérique.

Le film n’aidera sans doute pas les Français à enfin comprendre les règles de ce sport ordonné et abstrait, à l’image des gribouillis inscrits sur sa feuille par Franny (fidèle et consciencieux observateur du terrain) afin de noter les scores. Mais il est le lieu adéquat pour saisir les fondements de tout un imaginaire. En connaître les règles, le fonctionnement, c’est, pour citer Jacques Barzun, connaître « le cœur et l’âme de l’Amérique ». En une journée parfois au ralenti où rien ne se passe, simple ballet de corps plus ou moins usés, loin des canons sportifs, se joue l’extinction d’une nation autant que son éternel recommencement. Lors d’un temps mort, la fille d’un des joueurs (le seul dont la famille vient le voir) entonne une chanson dédiée au baseball. Cette forme cérémonielle (à laquelle s’ajoute l’arrivée des joueurs, l’ordre des frappeurs, le départ des voitures), qui n’est pas sans faire écho aux sermons religieux souvent filmés par Wiseman, inscrit le baseball dans la constellation des rituels américains structurant la vie de ses citoyens.

Le baseball, c’est assez simple, consiste à prendre place sur une base de départ – son home – prêt à frapper la balle, pour ensuite, dans l’attente de sa réception, courir de marbre en marbre avec son home premier en ligne de mire. Un sport avec son schéma narratif spécifique : quitter son chez soi, rencontrer d’autres protagonistes (les récepteurs qui parsèment le terrain), affronter les adversités (se jouer des défenseurs lors des courses), avant de retrouver son foyer. Mais tout cela prend du temps (pauses, remplacements), se répète (la même cellule en boucle, comme au football américain, par exemple), voire ici s’étire (le match se termine en nocturne). Sauf lorsqu’un batteur touche du doigt l’absolu : un home run, coup dépassant généralement les limites du terrain et qui permet de faire le tour des bases en quelques foulées. Carson Lund, pour donner à ce coup presque fugace le rythme de son interminable match, le capture au ralenti, tel un état de grâce mystique. Eephus épouse la temporalité de son sport, rendant autant grâce aux interruptions qu’à la vivacité des déplacements. Les chorégraphies des joueurs (leurs lancers, leurs courses entre deux marbres) se révèlent aussi complexes que la courbe d’une balle, erratiques et imprévisibles.

Le match auquel nous assistons est pris dans un double mouvement, entre l’événement et le non-événement. Les bouches d’égout autour du stade en sont la métaphore : datant des années 1920, de forme triangulaire, elles ressemblent au logo du recyclage. « Encore un truc à écrire dans les livres d’histoire », commente un spectateur, non sans faire écho à la construction à venir du collège, comme si l’évolution des plaques allait y prendre place. Voilà en somme le projet d’Eephus : trouver comment inscrire son match dans l’histoire, sans éluder son caractère itératif et sa part prosaïque. Il y a l’ordinaire (des bouches d’égout, un match de baseball) et son caractère extraordinaire (la forme triangulaire, le match final). Les joueurs (mais on serait tenté de l’étendre à l’Amérique), en un baroud d’honneur, ne cherchent pas à contrecarrer l’ordre établi. Ils recyclent leurs propres formes (gestes, attitudes, réactions), sans se confronter à leur propre fin. Pourtant, même si quelque chose perdurera – un nouveau home, avec d’autres gestes répétés –, on ne courra plus ici, on ne frappera plus dans une balle. Et, comme il est question d’un collège, revient en mémoire le High School (1968) de Frederick Wiseman, justement, où les corps adolescents s’agitaient dans un même mouvement, conditionnés.

Le collectif Omnes Films (groupe informel américain apparu avec Ham on Rye (2019), dont les membres occupent différents postes, pour des films en grande partie autoproduits), auquel appartient Carson Lund (mais également Tyler Taormina, réalisateur du récent Noël à Miller’s Point, dont Lund est le chef-opérateur) met en son cœur la captation d’un quotidien, non sans effacer sa part d’irréalité. Eephus, au-delà de la beauté de ses plans, restituant sans les trahir les variations lumineuses et les teintes automnales, contemplant les arbres et les nuages, s’échine à faire vivre quoiqu’il en coûte un espace de représentation quotidien. Alors que la nuit commence à s’imposer, et que les balles deviennent difficiles à distinguer et à retrouver, décision est prise d’éclairer le terrain à l’aide des phares des voitures. Il ne s’agit pas simplement de permettre la conclusion du match, mais de ne pas laisser dans les ténèbres le processus cérémoniel. Car poursuivre pour personne, alors qu’il n’y a déjà plus de spectateurs (il n’y en a de toute façon jamais vraiment eu), viderait de son sens le pourquoi de cette réunion. Quand l’épouse du joueur mentionné vient lui signifier son départ avec leurs enfants, celui-ci insiste pour qu’ils restent voir ses dernières frappes. Leur exécution, et ne parlons pas de leur qualité, importe moins que la nécessité d’un regard posé sur elles. Transmettre une mythologie par le regard afin de la rendre pérenne.

On oubliera, à ne pas douter, ce jour d’octobre, tout comme le score compte peu – « Ça m’empêchera pas de dormir » déclare un vieillard quittant les lieux avant la dernière manche. Mais le rite oblige à continuer, car devant s’accomplir pleinement pour trouver sa plénitude. Le terrain parle et « veut continuer à jouer », note même l’un d’eux. Aller au bout du geste, voilà la morale d’Eephus, à la fois car cela va de soi, mais aussi pour tenter, en filigrane, de prendre sa place dans l’histoire. C’est tout le sens de la conclusion finale de Franny, bien conscient des enjeux de représentation, qui contemple le terrain seul en haut des gradins (répétant à la manière d’un écho la fin de ses bouts de phrases) : « Aujourd’hui… je m’estime… l’homme le plus chanceux… que la Terre ait porté… » Aller au bout du geste en dépit du temps que cela prendra. L’eephus du titre, coup explicité par un joueur le pratiquant, est à ce titre programmatique : une balle lancée si lentement qu’on ne sait quand la frapper, quasi arrêtée en plein vol, et qu’on s’ennuierait presque à regarder. Le film est semblable à cette brèche ouverte par l’eephus, un gouffre temporel qui pourrait ne jamais se refermer, tout en devant impérativement se boucler.

Ce n’est pas seulement la journée qui s’écoule lentement jusqu’à son terme, mais aussi toute l’histoire du lieu, toutes les parties qui s’y sont déroulées – celles des joueurs sur le terrain, celles de leurs prédécesseurs. D’où l’impression d’être hors du temps (si le film n’est pas daté, le réalisateur fixe sa fiction dans le parfum des années 1990, sans aucun appareil électronique) – mais pas hors du réel. Dans cette confusion temporelle, quelques dérèglements perlent, trouées qui soulignent la dimension de rite funéraire. Eephus se mue parfois ainsi en film de fantômes, comme à l’arrivée de Lee, vieil homme passant par là et remplaçant un lanceur. Personne ne le connaît, pas même Franny, l’expert des lieux, et le voilà qui trompe tous les frappeurs, avant de s’en aller.

Film d’espaces, Eephus est aussi un film de visages (quasiment tous inconnus) et de voix qui se chevauchent. Mais il n’est pas le portrait pathos d’une Amérique déclassée (beaucoup s’insurgent de la construction du collège), plutôt une ode à la solitude et aux rencontres, celles-ci se faisant sur le terrain lui-même plutôt que sur les bancs de touche ou les gradins. Solitude des défenseurs, parfois isolés au bout du terrain, mais également des attaquants patientant sur leur marbre, loin de leurs propres coéquipiers. Un isolement confinant parfois à l’absurde, comme lorsque l’un des joueurs, attendant le coup qui lui permettra de reprendre sa course, se met à converser avec lui-même, se déplaçant pour interpréter son propre rôle et celui de coach de troisième base. La fonction socialisante du lieu est prise sur le versant comique, dans l’étirement du temps. Les premières conversations ne se font pas à l’arrivée sur place, mais sur les différentes bases. Quand l’heure n’est pas à la provocation ou à la déstabilisation, on se donne des nouvelles, bulles détachées du match et rapidement éclatées, car la balle est déjà en l’air et qu’il faut rentrer à la maison. Lorsque l’un des joueurs se lance dans une tirade pleine de combativité, un coéquipier lui lance, « On dirait le speech d’un condamné ». Dialectique d’un cérémoniel vital et morbide.

Quel sens prend alors cette longue veillée ? Si Carson Lund s’abandonne au cosmos et à son ciel étoilé, il le ramène immédiatement à son prosaïsme initial (alimenté par les publicités radiophoniques entendues tout au long du film), dans un fondu enchaîné où Franny urine contre un grillage. Mais cette solennité ne disparaîtra jamais, se délocalisera pour se déplier ailleurs, sans doute du côté du stade de football, épargné par le chantier, que certains joueurs zieutent. Si Eephus rend hommage à des corps souvent écroulés dans le gravier ou l’herbe, parfois incapables de toucher le marbre à temps ou de rester concentrés, il n’oublie pas la vacuité de leurs croyances, à l’image de cette balle frappée ne redescendant pas du ciel, et que tous les joueurs fixent, point invisible qui jamais ne les délivrera. Aucun miracle n’adviendra, pas même la splendeur d’une course finale folle, le dernier point se produisant dans une banalité sourde. « Ils n’ont rien de plus important dans la vie ? », se demande une jeune spectatrice du haut des gradins. Non pour certains, oui pour d’autres (ce joueur exaspéré qui trouve absurde d’être encore là, alors que son fils l’attend à la maison). Mais, pour tous, le même besoin, qui les fait rester malgré l’ivresse ou l’harassement des corps, et prendra d’autres formes une fois l’ultime balle lancée : faire vivre le mythe.

Eephus, le dernier tour de piste, un film de Carson Lund, avec Keith William Richards, Frederick Wiseman, Cliff Blake, Ray Hryb, Bill "Spaceman" Lee...

Scénario : Michael Basta, Nate Fisher, Carson Lund / Image : Greg Tango / Montage : Carson Lund / Musique originale : Carson Lund, Erik Lund

Durée : 1h38.

Sortie française le 1er janvier 2025.