Laissé inachevé par Raúl Ruiz au moment du coup d’État du 11 septembre 1973, El Realismo socialista vient d’être terminé et présenté en ouverture de la 2e édition du festival de cinéma latino-américain de Paris (ClaP). Dans le sillage du cinquantenaire de l’assassinat de Salvador Allende, de la prise de pouvoir de la junte militaire puis du général Augusto Pinochet, ce film inédit réapparaît grâce à un alignement des astres archivistique : les rushes conservés dans les centres d’archives du monde entier (New York, Berlin, Madrid) ont été réunis, restaurés et remontés par la réalisatrice Valeria Sarmiento, ex-compagne du cinéaste chilien décédé en 2011. À travers le récit des relations conflictuelles entre les cadres d’une section locale de l’Unité populaire et des ouvriers précaires, logés dans des bidonvilles insalubres, qui occupent leur usine, le film suit deux personnages, un président de section contesté par les autres cadres et un ouvrier roublard qui se sert de la grève pour voler le matériel de l’usine.
Le générique de fin d’El Realismo socialista juxtapose sans cesse les deux dates de fabrication du film, nommant côte-à-côte l’équipe de 1973 et celle de 2023. Ce générique est l’occasion de rendre hommage aux disparus : le directeur de la photographie a été assassiné par la dictature d’Augusto Pinochet. Les noms accolés de Raúl Ruiz, réalisateur en 1973, et Valeria Sarmiento, réalisatrice de 2023, indiquent une continuité, une filiation mais aussi un écart. Dans ce cadre, le montage rassemble des images de qualités différentes, unissant des rushes restaurés et d’autres abîmés par le temps. L’affrontement entre la haute et la basse définition renvoie sans cesse à l’inachèvement du projet : le fait de terminer El Realismo socialista se heurte aux lacunes, aux plans absents dû à la dispersion des rushes, donc à l’impossibilité d’honorer l’intention initiale de Raúl Ruiz. D’ailleurs, le montage son juxtapose des prises de son magnétiques des années 1970 et des chants enregistrés sur support numérique. En quelque sorte, le film de Valeria Sarmiento s’intègre dans le mouvement du cinéma de réemploi conférant systématiquement à ses images un double sens : celui, au présent, de l’atmosphère dans laquelle Raúl Ruiz les a tournées et celui, au passé, de la perspective tragique à venir.
Les films que Ruiz a tournés sous le gouvernement d’Unité populairesont régulièrement nommés d’après des vocables marxistes : Qué hacer ? (Que faire ?, 1971) s’inspire du texte fondateur de Lénine, Poesia popular : La teoria et la practica (Poésie populaire : La théorie et la pratique, 1972) ou La Expropiacion (L’Expropriation, 1974) ont pour titre des concepts communistes. El Realismo socialista se réfère à la doctrine du réalisme socialiste, formulée au début des années 1930 en Union soviétique sous la houlette d’Andreï Jdanov, selon laquelle une œuvre doit charrier simultanément une représentation concrète de la réalité et former idéologiquement les ouvriers, le public. El Realismo socialista ressemble d’abord aux documentaires militants réalisés au moment du tournage du film – pensons par exemple aux premiers films de Patricio Guzman. Ruiz tourne en caméra portée et en 16mm, écartant son style de celui de la fiction traditionnelle. Pourtant, l’illusion de cinéma direct rompt vite face à l’accumulation rapide de situations incongrues et de dialogues absurdes. Le spectateur se rend vite compte que les personnages sont en fait des acteurs.
Ainsi El Realismo socialista s’affirme-t-il comme une comédie politique qui se donne pour but de tourner en dérision le projet chilien et les entités sociales qui le composent. Dans un premier temps, Ruiz prend plaisir à désamorcer le discours des cadres du Parti par des contrepoints parfois assez grossiers à l’instar de l’un d’entre eux, propriétaire latifundiaire (l’adversaire principal du projet Allende), qui, après s’être emporté dans une tirade révolutionnaire, licencie l’un de ses employés supposé fainéant. Cette mise en évidence des contradictions qui structurent la bureaucratie de l’Unité populaire va de pair avec une sorte d’ironie latente. Dans cette perspective, les dialogues entre les personnages contiennent leur lot d’idées préconçues, de clichés de langage, qui révèlent malgré eux leur appartenance sociale. La pensée toute faite des cadres est toujours reliée à leur inscription sociologique et prend tout son sens comique lors d’une séance d’autocritique où l’un d’entre eux finit par se vexer d’être qualifié de « petit bourgeois ». Le dialogue est le support comique de prédilection de Raúl Ruiz qu’il considère comme un moyen de contradiction révélent les prémisses de leur discours politique : l’inconscient bourgeois. Les cadres du parti, petits-bourgeois, intellectuels et possédants, évitent méthodiquement de soutenir la grève et s’aliènent de la masse pour suivre le programme fixé par le gouvernement depuis Santiago. L’opposition cadres / masses, longuement discutée au sein du film, reflète la distinction entre le socialisme (la théorie) et le réalisme (la pratique).
Mais les cadres ne constituent pas l’unique source comique du film : les ouvriers grévistes font aussi les frais du cynisme de Raúl Ruiz, à la fin du film, sous la forme d’une fable. Un nouveau venu dans le camp d’habitation et dans l’usine s’en approprie les outils à des fins personnelles. Accusé d’être un « jaune », c’est-à-dire de travailler malgré la grève, l’homme subit un procès populaire. Au fur à mesure des échanges, on comprend que ses intentions n’ont rien de louable. Pourtant, avec le plus pur cynisme, le voleur retourne contre les grévistes les préceptes marxistes selon lesquels le capital de l’usine appartient aux ouvriers. En effet, les grèves d’occupation marquent traditionnellement un respect pour les machines dans les usines, le service d’ordre syndical empêchant dégradations et vols. En retournant la théorie marxiste, Ruiz souligne la double soumission de la classe ouvrière chilienne : à son patron, certes, mais aussi à une pensée syndicale sclérosée qui freine ses aspirations révolutionnaires.
Ce personnage de truand se construit parallèlement à celui du premier secrétaire de la section locale de l’Unité populaire. L’un est accueilli par les grévistes, l’autre a trahi sa classe, comme l’indique une séquence où il débat jusqu’à en venir aux mains avec un ancien ami réactionnaire. Pour autant, ces deux personnages cherchent à tirer un intérêt personnel de la situation sociale. Pour le secrétaire de section, adepte de poésie, la révolution correspond à l’avènement de l’âge des poètes, corrélant le mouvement en cours à ses préoccupations culturelles de classe. Les deux personnages finissent par convenir ensemble d’un mensonge qui viserait à discréditer la grève, embarrassant le parti et les syndicalistes. L’accaparement personnel de la cause commune aboutit à un conflit d’intérêts entre les deux hommes qui se cristallise finalement dans un jeu de massacre grand-guignolesque. Les contradictions finissent par submerger la bureaucratie qui s’entre-tue pour le pouvoir, et en se coupant de la base, la classe dirigeante se déchire pour des choses infimes.
Malgré le grotesque, le grand-guignol ou le cynisme du film, peu de séquences d’El realismo socialista invitent au rire gras et franc. Au contraire, chaque situation comique s’analyse à l’aune du tragique de l’histoire et le rire sardonien du spectateur finit par naître de l’inévitable téléologie du récit : ces espoirs seront brisés le 11 septembre 1973. La critique de gauche du régime d’Allende [11] [11] Cette critique est incarnée par un mouvement d’extrême-gauche très actif pendant la période : le MIR commet des attentats et promeut une action violente contre la bourgeoisie. La radicalisation de l’extrême-gauche a un rôle dans la perte de crédit du projet réformiste du président chilien puisqu’elle entraîne une succession de manifestations de la droite et de l’extrême-droite servant ainsi la prise de pouvoir de la junte. , dont Ruiz est tributaire, devient alors inutile. Lorsqu’il montre une manifestation de femmes, alignant successivement des gros plans grotesques de bourgeoises croulant sous les bijoux, Ruiz désigne l’ennemi politique et le jette en pâture au rire moqueur. Ce rire communicatif est d’ailleurs partagé par les cinéastes de son temps – Patricio Guzman se moque aussi des électrices des quartiers huppés dans La Bataille du Chili. Ce plan documentaire sur des personnages risibles change de sens cinquante ans après : ces femmes qui manifestent sont en train de planter la graine de la contre-révolution. En conservant ces images dans une prouesse de montage, Valeria Sarmiento précise aussi sa démarche de réemploi. Ces images au présent, tournées dans l’exaltation d’une période révolutionnaire, deviennent le symptôme de la tragédie à venir.