“Je fais un rêve.” Martin Luther King, 1963
“J’ai fait un cauchemar.” Ventura, 2014
Au dire de Pedro Costa[11] [11] Voir également “Documentaire, réalisme et vie dans les marges“, notre entretien avec Pedro Costa. , En avant jeunesse ! (2006) est un remake du Sergent noir, ce film au croisement du western et du film de procès que John Ford réalisa en 1960. A chaque fois, en effet, un homme noir au physique imposant est appelé à représenter et à défendre ses millions de frères et sœurs humiliés par des siècles d’esclavage et de ségrégation raciale. Dans En avant jeunesse !, ce colosse est un Cap-Verdien d’une cinquantaine d’années, Ventura, qui, adolescent, a émigré à Lisbonne pour trouver un travail et un avenir meilleur, loin des « provinces ultramarines » portugaises. Dans Le Sergent noir, l’acteur de 45 ans Woody Strode joue le héro éponyme, un ancien esclave qui, recherchant dignité et intégration, s’est engagé dans la 9e division de cavalerie américaine.
Costa et Ford semblent avoir tous deux réussi, à travers les mots et les gestes d’un seul personnage, à donner chair aux espoirs, peines et souffrances de tout un peuple. Le réalisateur portugais a notamment confié à ce propos l’anecdote suivante. Après avoir vu En avant jeunesse !, un jeune homme originaire de Fontainhas – l’ancien bidonville de Lisbonne aujourd’hui démoli où Ventura et d’autres immigrants vécurent des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990 – a déclaré : « Ventura, dans ce quartier tu vis comme un vrai minable et puis on te voit là, à l’écran, et tu es chacun d’entre nous ! »[22] [22] Mark Peranson, L’avventura : Pedro Costa on Horse Money. Voir aussi Cyril Neyrat, Dans la chambre de Vanda. Conversation avec Pedro Costa, Nantes: Capricci, 2008, p. 161: “Comment as-tu fait ça, Ventura? Je t’ai vu toute ma vie, ici, comme un con, et là on était au cinéma et tu étais fort, tu étais très beau!”. . Cette même idée avait été exprimée par Strode au sujet du Sergent noir : « [Le film] avait de la dignité. John Ford m’a fait parler un langage soutenu. […] Avant cela, on n’avait jamais vu un Noir descendre de la montagne comme John Wayne. Aucun homme noir auparavant n’avait fait une traversée aussi glorieuse du Pecos. Et cela sans doublure. J’ai porté toute la race noire en traversant cette rivière. »[33] [33] Entretien avec Woody Strode, cité dans Tag Gallagher, John Ford. The Man and His Films, Berkeley: University of California Press, 1986, p. 375. Après Le Sergent noir, Strode jouera quelques autres rôles héroïques, comme par exemple celui du gladiateur Draba dans le Spartacus de Stanley Kubrick (1960), ou de Maurice Lalubi dans le Black Jesus de Valerio Zurlini (1968). Néanmoins, les similitudes entre les deux films et leurs héros s’arrêtent là.
Braxton Rutledge, le « Sergent noir » du titre français, est dégradé de la 9e division de Cavalerie. Le film raconte comment il va regagner son rang en sauvant héroïquement son ancien régiment pris dans une embuscade Apache. « Grandiose » et « épique » sont les seuls adjectifs appropriés pour décrire la scène dans laquelle Rutledge retrouve le commandement de son peloton après avoir écarté la menace indienne. Strode monte sur un talus et prend, dans la nuit claire, une pose qui ne peut que marquer les esprits – droit, déterminé, il tient un fusil qui, dans son imposante main, a l’air d’un jouet. Légèrement en contre-plongée, comme dressé au-dessus de la pleine lune, il défie les lois de la physique pour participer à la création d’un mythe. Le plan rapproché qui suit maintient la légère contre-plongée, à la fois pour magnifier la grandeur de Rutledge et permettre au clair de lune de sculpter ses pommettes et sa mâchoire au moment où il tourne lentement la tête en scrutant l’horizon. Pendant tout ce temps, ses hommes l’acclament en chantant Captain Buffalo : « Le Soldat a dit au Sergent : « Dites-moi, Sergent, si vous le pouvez… / Avez vous déjà vu une montagne marcher comme un homme ? / Le Sergent a répondu : « Toi, t’es un bleu ici, n’est-ce pas ? Sinon t’aurais déjà reconnu Captain Buffalo. ». Chose importante, Strode nous est montré du point de vue d’un soldat noir blessé, couché dans son sac de couchage, ainsi que d’un sympathique chef blanc dans un fossé : dans cette scène, tout le monde lève la tête pour regarder le personnage éponyme.
Ecrasés par la puissante rhétorique audiovisuelle de Ford, nous sommes absolument persuadés qu’un jour, tout le monde en Amérique sera traité de façon égale, quelle que soit sa couleur de peau. Pourtant, ni Ford, ni aucun des personnages du Sergent noir ne semblent savoir quand. Comme nous pouvons le constater, « un jour » est en effet l’expression favorite de Rutledge : « On a été persécuté trop longtemps pour s’en faire. Oui, Monsieur Lincoln avait le droit de dire que nous étions libres, mais ce n’est pas le cas, pas encore. Un jour, peut être, mais pas encore. » De même, à un soldat noir agonisant, il dit : « Un jour ta famille sera terriblement fière de toi. » Mais même si l’expression « un jour » renvoie à un futur indéfini, il n’y a guère de place pour le défaitisme dans le film de Ford, seulement pour l’espoir d’un avenir meilleur : Strode est le John Wayne noir – il peut lui arriver de douter et d’avoir peur, mais c’est lui le chef. Il se peut qu’il meure avant la réalisation du rêve d’émancipation des Noirs, mais il reste un exemple pour ses frères et sœurs. Il a ouvert la voie à son peuple, le défilé étant une des métaphores préférées de Ford pour montrer la continuation / préservation d’un idéal / rêve / projet commun par-delà la vie d’un individu[44] [44] Voir l’analyse très pertinente de Gallagher sur la métaphore de la parade dans le chapitre “1948-1961: The Age of Myth” de John Ford. The Man and His Films. .
Dans le « remake » de Costa, Ventura est loin, malgré son apparence athlétique, de posséder la force de Rutledge. On peut facilement imaginer que jeune, le Cap-Verdien, « bâti comme les « Lookout Moutain », plus grand qu’un séquoia de Californie »[55] [55] En version originale, le couplet entier est le suivant : “Have you heard about a soldier in the US Cavalry / Who is built like Lookout Mountain, taller than a redwood tree? / With his iron fist he’ll drop an ox with just one mighty blow / John Henry was a weakling next to Captain Buffalo.” , pour reprendre les paroles de Captain Buffalo, était aussi fort qu’un taureau. De fait, Ventura, à la fin des années 1970, a construit sa maison de ses propres mains, en même temps qu’il exerçait toutes sortes de boulots durs et sous-payés pour aider sa famille restée au Cap Vert. Son espoir était alors bien sûr que tous puissent se retrouver un jour à Lisbonne, la terre des possibles. Mais tout cela – la jeunesse, l’énergie, les rêves – a pris fin : l’homme fort est désormais vieux et malade. « Un diabétique, ex-alcoolique, schizophrène et anémié – c’est ça le tableau », selon les mots de Costa. « Son quotidien est celui de n’importe quel chômeur, retraité, handicapé, outsider de n’importe quelle partie du monde. C’est une vie passée au comptoir d’un bar, à l’horizon bouché et qui n’offre rien au-delà d’une partie de cartes et de deux ou trois verres de vins »[66] [66] Aaron Cutler, Horse Money : An interview with Pedro Costa. . Le titre même du film, En avant jeunesse !, laisse entendre une ironie amère, surtout si on le compare au film qui l’a inspiré : le Ventura de 2006 n’est ni dans la fleur de l’âge, ni en mesure d’ouvrir à son peuple le chemin d’un avenir meilleur. Le seul défilé d’En avant jeunesse ! est d’ailleurs celui qui accompagne l’enterrement, hors-champ, d’une jeune héroïnomane, Zita Duarte.
Incapable de se tourner vers l’avenir, Ventura est hanté par la perte irrémédiable de tout ce qui peut compter dans une vie. Dès la première scène, montrant le fantôme de sa femme brandissant un couteau, En avant jeunesse ! est un long et douloureux inventaire de ce qu’a perdu l’immigré depuis son arrivée à Lisbonne : son grand amour, ses connaissances, ses amis, son travail, sa santé, sa terre natale, son chez-lui… Et pourtant, même si le passé n’est qu’un amoncellement de rêves brisés et de souvenirs imparfaits, et même s’il n’y a d’autre issue que la mort, le présent de Ventura n’est pas totalement dépourvu de sens. Lui aussi a une mission et, tout comme Captain Buffalo il s’efforce de « marcher jour et nuit / Accompagné sur sa route d’un troupeau de vingt mules ». En dépit de ses vertiges et de son corps douloureux, Ventura parcourt les rues de Fonthainas à la recherche de ses « filles » et « fils », tous aussi indécis, malades et perdus que lui, mais qui veillent en retour à ce que l’homme mange correctement et suive son traitement. En avant jeunesse ! est ainsi un film sur un vieil homme essayant de maintenir une certaine cohésion « familiale » (entendons par là la communauté des indigents de Fontainhas), alors même que le pouvoir tente de la détruire en démolissant les « maisons clandestines » (montrées dans La Chambre de Vanda, 2000), en dispersant les nouveaux sans-domicile fixe dans des « quartiers de pauvres » construits à la va-vite (En avant Jeunesse !) et en légalisant les brutalités policières et les rapatriements forcés (Tarrafal, 2007 ; Rabbit Hunters, 2007 ; Our Man, 2010). Maintenir des liens familiaux dans le Lisbonne des années 2000 semble cependant une tâche bien trop difficile pour le seul Ventura. Trop difficile en tout cas pour ne pas devenir fou…
Huit ans plus tard, Cavalo Dinheiro (2014) nous montre Ventura dans le bureau d’un médecin. Ses mains tremblent beaucoup, il a l’air très mal en point : inquiet, effrayé, en manque de sommeil. Au médecin qui l’interroge hors-champ – mais peut-être est-ce un policier ? -, Ventura répond de façon étrange et relativement incohérente. La décision est donc prise : le vieil homme sera hospitalisé, pour son bien. Seulement, il ne s’agit cette fois ni de l’hôpital Santa Maria ou de l’hôpital Dona Estafânia que Casa de Lava (1994) puis Ossos (1997) avaient dépeint de façon réaliste. L’institution, au croisement d’un univers high-tech et du Moyen-âge, est plus abstrait. C’est à la fois une clinique moderne, un asile d’aliénés, une morgue, un château hanté, une colonie pénitentiaire, une tombe, un poste de police et une forteresse. Ici, l’ironie tragique, mise en relief par le pyjama rayé noir et blanc de Ventura, réside dans une inversion géographique : alors que le régime fasciste et colonialiste « Estado Novo » (1926-1974) envoyait les opposants politiques et les activistes africains dans le « camp de la mort lente » de Tarrafal, au Cap-Vert, l’Etat démocratique né après la Révolution des Œillets, enferme les Cap-Verdiens dans des établissements de santé au Portugal. « Après tout, la politique n’est-elle pas qu’une longue et sordide succession de meurtres, tortures et trahisons ? Aujourd’hui, notre chère révolution semble plus lointaine et irréelle que jamais », a récemment déclaré Costa[77] [77] Ibidem. “Juventude Em Marcha” (En avant jeunesse !) est un d’ailleurs un slogan communiste de la Révolution des Oeillets. . Cette phrase n’a pas été prononcée à la légère. Le cinéaste a lui-même participé aux manifestations de Lisbonne, juste après le 25 avril 1974, se ralliant à la gauche et criant « A bas les fascistes », « Mort au capitalisme et à l’impérialisme », « le peuple uni ne sera jamais vaincu », et « Le Portugal ne sera pas un autre Chili ». Mais, de même que l’enthousiasme des jeunes révolutionnaires marxistes-léninistes s’est progressivement éteint sous la pression de l’OTAN qui agissait alors dans un contexte de Guerre Froide, la « ressaca » – la « gueule de bois » – n’a laissé, au peuple portugais et aux colonies africaines nouvellement émancipées, que des rêves brisés.
En faisant jouer le rôle du jeune Ventura par un homme de soixante ans (un casse-tête temporel déjà à l’œuvre dans En avant jeunesse !), et en le faisant déambuler entre le Lisbonne médiéval et celui d’aujourd’hui, Cavalo Dinheiro montre assez que rien n’a vraiment changé pour lui et les siens. Il a dû continuer à travailler comme un esclave, construisant les banques et les musées des riches lisboètes pour un salaire de misère. Dans La Terre des Pharaons (1955), de Howard Hawks, un film adoré par Costa, les esclaves avaient au moins la chance de gagner leur liberté après avoir participé à la construction du mausolée de Khéops. On ne peut en dire autant des immigrés comme Ventura : la Révolution des Œillets n’a jamais tenu sa promesse de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Les Cap-Verdiens sont toujours prisonniers d’une terre étrangère, construisant à travers le Portugal les Grandes Pyramides d’aujourd’hui, tombant (ou se jetant) des échafaudages, trouvant ainsi la mort plus souvent qu’à leur tour.
A l’évidence, Costa éprouve de grands regrets par rapport à la Révolution des Œillets. Dans Cavalo Dinheiro, les espoirs déçus de sa jeunesse rencontrent ceux de l’athlétique immigré du Cap-Vert, pour se muer en cauchemars. Cependant le film reste d’abord focalisé sur les rêves de Ventura. Un immense oiseau noir hante son sommeil, par exemple, qui rappelle les vautours ayant dévoré, sur sa terre natale, son cheval Dinheiro. De fait, chaque personne rencontrée par Ventura pendant son errance à travers les sombres couloirs et escaliers en colimaçon, est potentiellement un fantôme, y compris Lento, le gars qui pourrait ou non être une version fantasmée du jeune Ventura d’En avant jeunesse !, et qui pourrait ou non mourir à deux occasions dans ce film.
Finalement, après s’être confronté aux souvenirs les plus effrayants de sa jeunesse, Ventura quitte l’hôpital, semble-t-il revigoré, et va s’acheter un couteau dans les rues du Lisbonne des années 1970. Est-ce parce qu’il a besoin d’une arme pour se protéger, au cas où ses démons intérieurs le rendraient de nouveau fou ? Ou parce que la boucle cauchemardesque a recommencé, et qu’il est sur le point de revivre une bagarre au couteau qui l’avait laissé à moitié mort le 11 mars 1975 ? Ou est-ce encore parce que Cavalo Dinheiro commence par montrer des images de Jacob Riis, extraites du livre How the Other Half Lives et de ce fait, se doit de terminer sur une référence à l’un des derniers chapitres du livre, « L’homme au couteau », dans lequel un pauvre diable attaque quelqu’un au hasard, en un geste désespéré de rébellion contre le système ? Toutes ces hypothèses se valent.
Ce qui est sûr c’est qu’à la fin de Cavalo Dinheiro, il n’est plus l’heure de manifester. Le peuple de Ventura est épuisé, au bord de l’extinction : déportés de leur terre natale depuis les premiers temps du commerce triangulaire, ils sont maintenant rejetés de leur deuxième foyer – leurs cahutes dans Fontainhas – et envoyés finir leurs jours dans des appartements cubiques et humides qu’ils haïssent. Chacun se trouve plongé dans sa propre nuit, chaque jour plus silencieux, plus perdu. Au cours de ce processus, certains sont morts ou se sont suicidés, d’autres ont été envoyés dans des prisons portugaises ou des asiles, d’autres encore ont été renvoyés dans un Cap-Vert en perdition. Dans ces conditions, la présence de l’homme au couteau, à la fin de Cavalo Dinheiro, n’est pas sans nous rappeler le titre du documentaire tourné en 1975 par João César Monteiro à propos de la lutte des opprimés suite à la Révolution des Œillets : « Que vais-je faire de cette lame ? »