Les reproches adressés à Robert Guédiguian sont souvent les mêmes : sa hargne politique ne saurait cacher la naïveté et les bons sentiments de figures archétypales. Mais c’est précisément à partir de ces ruptures de tons, d’un mélange des genres dont le cinéaste se revendique – à travers le modèle de l’Agitprop –, que son nouveau film, sans être exempt de maladresses, tire sa force. Contrairement à ce que sa promotion laissait imaginer, Et la fête continue ! n’est pas le portrait romancé de Michèle Rubirola et de son accession in extremis à la mairie de Marseille, sur fond d’union de la gauche. C’est dans la poussière qu’il s’ouvre, celle qui voile le buste de Homère lors de l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018. Quel récit construire à la place de cette béance blanche qui, en une ellipse, a pris la place des bâtiments ? Sans oublier les ruines – ces images d’archives glaçantes de l’accident –, le film se veut l’envers de l’océan de noirceur qu’était Gloria Mundi (2019) : sous l’égide du poète grec, Et la fête continue ! fait battre la lumière polyphonique de la Méditerranée.
Les murs s’écroulent, il faut donc se rassembler, resserrer les rangs : on dîne en famille, on accueille ceux qui n’ont toujours pas été relogés, on soigne ceux qui fuient leur pays en guerre. Des élans qui galvanisent mais parfois pêchent – faiblesse sans doute récurrente dans le cinéma de Guédiguian – par excès de pittoresque, en particulier lors des réunions familiales chez Rosa (Ariane Ascaride) ou au bar de son fils Sarkis (Robinson Stévenin), figure d’euphorie béate assez insupportable. Mais cela serait oublier que cette entraide est constamment traversée par un sentiment de dignité, qui culminait dans ce plan de La Villa (2017) où tous les personnages se tenaient droits face à la mer, sur un balcon aux résonances antiques. Cette posture qui innerve chaque visage n’est pas une coquille vide, une façon de se donner bonne conscience. Au-delà d’être un rempart face à l’effritement de la chaîne de solidarité, elle est une valeur vis-à-vis de laquelle il est inconcevable de dévier. Sans elle, le héros guédiguien ne peut se regarder dans la glace. Et tant pis si la fatigue ou l’usure s’infiltrent, comme pour Rosa, infirmière sur les rotules, ou, plus prosaïquement, son frère Tonio (Gérard Meylan), chauffeur de taxi lassé d’héberger « ses vieilles copines », mais qui finit toujours par s’y résoudre. Toutes les formes de solidarité sont bonnes à prendre, des plus traditionnelles (l’aide humanitaire à laquelle participe Minas, l’autre fils, médecin, de Rosa ; les bénévoles de la rue d’Aubagne qui répètent Emmenez-moi) aux plus « expérimentales » (la collocation intergénérationnelle entre Tonio et une jeune collègue de sa sœur). Ce sont sur ces îlots utopiques, mais toujours lucides, que se dressent les protagonistes.
Deux femmes surmontent le poids de l’Histoire et de ses « héros » pour faire entendre leur voix, politique et intime. Rosa n’est pas seulement affaiblie par son travail, mais également par les tractations autour d’une candidature commune à gauche pour les municipales[11] [11] Robert Guédiguian et Ariane Ascaride avaient d’ailleurs signé la lettre ouverte appelant au rassemblement, un des actes fondateurs dans la naissance du Printemps Marseillais. . Si elle s’offusque de ces bavardages butés en forme de règlements de comptes – alors que selon elle ne devrait compter que « le programme, le programme et le programme » –, c’est qu’elle est hantée par son héritage militant et la crainte de le laisser s’évanouir : Rosa (pour Luxembourg, donc) est visitée en songe par son père et leurs courses à moto, les soirs d’élection, d’un bureau de vote à un autre. Comment, malgré les années de lutte, faire encore perdurer ce legs au présent ? Cet engagement doit-il se faire au prix du souffle romanesque ? Son histoire d’amour avec Henri (Jean-Pierre Darroussin), – dont le lyrisme trouve son apogée dans deux plans en plongée zénithale sur le couple –, lui permet, tout en retrouvant ses désirs, de redonner du sens à son combat. Car cette romance n’est pas un repli, elle est constamment tournée vers la mer, celle que contemple Henri depuis sa chambre d’hôtel ou Rosa depuis sa fenêtre donnant sur le Vieux-Port. La séquence où Rosa prend la parole sur la scène, déserte, du théâtre Silvain[22] [22] Le théâtre Silvain fut construit, au début du XXe siècle, sur le modèle du théâtre grec antique d’Épidaure. – il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il faille se mettre à l’écart du centre-ville et de ses tracas pour réfléchir à tête reposée –, traduit bien le dilemme qu’elle traverse, et par ricochet celui du film : prendre la scène, oui, mais pour quoi faire ? Pour se laisser aller à un certain sentimentalisme, à une inaction politique ? Si Rosa consent à être tête de liste, à mener un combat disons plus institutionnel, elle n’oublie pas celui sur le terrain ; comme lorsqu’elle initie, face à l’inaction des pouvoirs publics, la rénovation d’une école délabrée. Et la fête continue ! est habité par cette énergie qui remobilise, permet – voire oblige – de se relever de ses craintes.
Conscient du déséquilibre possiblement provoqué par cette idylle radieuse, presque adolescente, Guédiguian renoue, par une autre voix en quête d’affirmation, avec les événements tragiques de la rue d’Aubagne. Alice (Lola Naymak), fille de Henri et nouvelle compagne de Sarkis, mais également bénévole auprès des sinistrés, croule sous des récits qui ne lui appartiennent pas. Outre celui du 5 novembre et ceux de Homère – amplifiés par l’utilisation de la musique du Mépris –, elle ploie sous les exploits du peuple arménien (au fondement même de Marseille), rabâchés par Sarkis jusqu’à l’écœurement. Cet héritage, qu’il désire plus que tout transmettre en fondant une famille, est pris dans une logorrhée presque délirante, qui enferme Alice dans un mutisme dissimulant son impossibilité à avoir des enfants. Sa difficulté à être mère – en miroir de Rosa qui ne veut être maire – marque du seau de l’échec ce désir de transmission, auquel se greffe la difficulté de trouver l’écrin adéquat afin que résonne le drame vécu par toute une ville. C’est en se libérant du poids d’une passation par le sang, qui obsède Sarkis – sur un registre moins grotesque, Minas (Grégoire Leprince-Ringuet) est lui aussi prêt, au nom de ses racines, à quitter femme et enfant pour intervenir sur le front arménien –, qu’elle arrive à bâtir un nouveau récit, auquel son compagnon se résout avec joie. Plutôt que de se soumettre à des schémas éprouvés – et éprouvants –, la part belle est faite à de nouveaux agencements.
À partir de cet entremêlement de voix, tour à tour apeurées puis pleines d’aplomb, un nouveau chœur se forme – ou renaît de ses cendres. Avant le discours de sa fille sur la place Homère, désormais place du 5 novembre, Henri lui rappelle que le poète, aveugle, n’a rien vu de l’effondrement. C’est par un régime de sensations sonores (le fracas, les cris) que les mots d’Alice trouvent leur ampleur : le texte retranscrit cette violence (celle du choc, mais aussi le mépris social qui s’en est suivi) que le père des récits n’a pas pu ne pas entendre. Mais comme il n’est nullement question de confisquer cette parole, c’est un chœur intergénérationnel – plusieurs orateurs, simplement munis de porte-voix, sont disséminés sur la place et aux fenêtres – qui s’en fait l’écho ; à ce titre, la présence parmi les tribuns de l’acteur Jacques Boudet, fidèle compagnon de route du cinéaste, participe à décupler l’émotion de cette séquence, inscrivant le discours dans un temps plus long[33] [33] On note, après la reprise de plans de Ki lo sa ? (1985) en forme de flashback dans La Villa, un désir chez Guédiguian de voir le temps qui a passé sur le visage de ses complices. . Dans ce peuple qui ne fait qu’un et se relaie, on peut voir un écho aux derniers plans de The Old Oak de Ken Loach, à cette tapisserie multiculturelle brandie haut lors d’une parade populaire. Deux cinéastes qui, face au délitement de la classe ouvrière, cherchent à la reconstituer ; non pas uniquement à partir de ses forces passées, mais avec ses composantes actuelles, celles qui ignorent – ou oublient – leurs luttes communes. Ni nostalgie ou misérabilisme, simplement une unité retrouvée, qui condense le mouvement lyrique et marin de Rosa et Alice et l’ancrage dans un territoire, ce quartier particulièrement dense qu’est celui de Noailles. Les teintes oranges du drapeau arménien et du bar de Sarkis ne se sont pas évanouies. Elles rayonnent, d’une discrétion souveraine, à travers la chevelure et les tâches de rousseur d’Alice, désormais mère, en partage, de tous les récits.