État limite, Nicolas Peduzzi

Sans le regard des autres

par ,
le 15 mai 2024

Situé aux urgences psychiatriques de l’hôpital Beaujon, État limite de Nicolas Peduzzi naît après deux ans et demi de tournage auprès de l’unique médecin-psychiatre du service : Jamal Abdel-Kader. C’est autour de ce personnage que Peduzzi choisit d’axer son film, son corps et sa parole incarnant les enjeux politiques qui traversent l’hôpital public.

Jamal Abdel-Kader, c’est d’abord un personnage hyper-actif. À plusieurs reprises, Peduzzi le suit, ainsi que ses collaborateurs, en plan rapproché épaule, en caméra portée, alors qu’il parcourt à grandes enjambées les couloirs de son service psychiatrique. Lui qui dit toujours « ne pas avoir le temps » se voit sans cesse représenté en transit entre plusieurs étages et entre plusieurs chambres. Cette récurrence de plans transitoires fait ressentir au spectateur l’ampleur de la distance parcourue, au quotidien, par un corps que l’on voit peu à peu s’abîmer dans sa fonction. Quand il visite ses patient⸱e⸱s, Jamal se tient courbé et cette posture lui causera, dans la suite du récit, une douleur aux lombaires. Nicolas Peduzzi veut ainsi retranscrire un rapport à l’espace architectural si particulier de l’hôpital Beaujon. À l’aide de photographies argentiques, défilant en complément des images filmées, comme suspendant son récit, Peduzzi renforce les lignes de force d’un lieu qui aspire ceux qui y travaillent. Alors que l’image filmée en caméra portée peine à trouver son objet, la photographie argentique vient en complément de celle-ci et finit par mieux cadrer l’espace et y inscrire les corps. Ainsi, au sein du film, une distinction se produit-elle entre la structure générale de l’hôpital public, léviathan bureaucratique, et l’individu, rouage du système mais héros du film.

En l’occurrence, c’est lors de ses quelques pauses que Jamal Abdel-Kader se révèle, avec ses collègues ou face à la caméra. Ce médecin, arrivé à la psychiatrie par antipsychiatrie, veut renouveler son approche avec les patient⸱e⸱s. Jamal s’exprime dans un langage courant, clair et parfois familier, et, comme un caméléon, prend les traits linguistiques de chacun de ses interlocuteurs. D’ailleurs, son langage empreint de termes foucaldiens peut parfois heurter dans l’usage de vocables désuets – « fou » ou « idiot du village », par exemple – pour désigner les personnes atteintes de maladies mentales. Il note par ailleurs son opposition à la tarification à l’acte dans le secteur de la psychiatrie, considérant que le soin se déroule sur un temps long et non dans un acte limité. Cette approche compréhensive de la psychiatrie permet alors au spectateur d’apercevoir de l’intérieur certaines pratiques. Ainsi Jamal Abdel-Kader semble-t-il adapter sa prescription aux pratiques toxicologiques de ses patient.e.s : une patiente pour qui la kétamine calmait ses pulsions suicidaires se voit prescrire une nouvelle molécule dont les effets sont proches. S’il condamne l’usage systématique des antidépresseurs, Jamal Abdel-Kader recourt tout de même, avec parcimonie, à l’ensemble des dispositifs possibles. C’est ainsi qu’il use de la contention face à un patient jugé violent. Si l’incident est d’abord présenté frontalement à l’image, à partir de l’instant où le procédé de contention est mis en place, le seul son fait office de description. Abdel-Kader, sans doute équipé d’un micro-cravate, doit aider malgré ses douleurs lombaires et quelques chocs contre le micro rappellent la violence du procédé.

Cette forme de pudeur à l’égard de la violence de la contention détone avec la naïveté dont Nicolas Peduzzi fait preuve dans son geste documentaire. À vrai dire, la post-production du film – habillage sonore épique, montage ultra-rapide – donne l’impression de compenser une difficulté à vraiment saisir l’objet du film lors du tournage. Parfois à distance, la caméra de Nicolas Peduzzi s’immisce souvent dans la chambre des patient⸱e⸱s, filmant frontalement des corps blessés. À deux reprises, à l’occasion d’un panoramique, Peduzzi capte les jambes décharnées de patient⸱e⸱s allongé⸱e⸱s dans une sorte de fausse retenue qui cherche pourtant à montrer explicitement ces corps. À titre d’exemple, l’ouverture du film, accompagnée d’une musique gabber douteuse remixant le Prélude op. 28 n°4 de Chopin, suit les différents aides-soignants du service d’urgences lors d’une journée sous tension. Le drop de la musique correspond à l’accélération du montage, alignant de brusques plans de patient⸱e⸱s : un zoom sec sur une perfusion sanguine, plusieurs contentions montrées parfois sans cacher les visages et un panoramique rapide pour apercevoir l’intérieur d’une chambre.

Cette multiplication d’effets de chocs, additionnée à la vulgarité de la musique, pourrait prêter à rire si cette facture sensationnaliste ne présageait pas d’un véritable souci d’éthique documentaire [11] [11] Débordements a régulièrement pris à cœur de poser les enjeux éthiques de la pratique documentaire en milieu psychiatrique : on pourra par exemple relire ce texte de Lucie Garçon et Stéphane Zygart, qui reviennent longuement sur Titicut Follies de Frederick Wiseman dans cette perspective. . Alors qu’il s’est décidé en cours de tournage à centrer son film sur le service psychiatrique de l’hôpital Beaujon, le cinéaste a incontestablement tardé à fixer sa démarche documentaire et définir le dispositif de son film. Obnubilé par la figure omniprésente de Jamal Abdel-Kader, le réalisateur peine ainsi à filmer les autres soignant⸱e⸱s et les patient⸱e⸱s. À plusieurs instants, la caméra ne parvient pas à faire le point sur les personnages et, parfois, les autres voix, pourtant audibles à d’autres moments, sont rendues inaudibles par la captation sonore. Concrètement, Peduzzi a dû équiper Abdel-Kader d’un micro-cravate mais n’a pas pris la peine d’en fournir aux autres personnes filmées. Cette difficulté à rendre les patient⸱e⸱s visibles, symbolisée par  une caméra lointaine préférant filmer les visites de Jamal depuis l’embrasure de la porte, rend les effets de choc récurrents (zoom, musique, gros plans) difficilement supportables.

Lorsque la musique d’ouverture retombe, Jamal apparaît et le film ne le quitte plus. Alors que des policiers attendent après qu’une personne en garde à vue a tenté de se suicider, Jamal se met à l’écoute de la personne et choisit de la garder à l’hôpital. Seul à son poste, il incarne évidemment la déréliction de l’hôpital public qui, à force de coupes budgétaires, finit par ne tenir que grâce au dévouement de son personnel. Jamal s’est lui-même engagé avec l’ambition de changer les choses. Dans les quinze dernières minutes du film, tournées au moment des grèves des urgences après la pandémie, le psychiatre fait part de son épuisement et de ses doutes : il ressent qu’il collabore à la situation en cherchant à tout prix à colmater toutes les brèches de son service. Ce dilemme se retrouve régulièrement dans les témoignages de soignant⸱e⸱s et marque par la façon dont il articule conscience déontologique et une sorte de complexe du sauveur. Mais, plutôt que de narrer la désillusion collective des travailleur⸱eu⸱ses du soin, Nicolas Peduzzi a l’air d’assimiler Jamal Abdel-Kader à un ange dont les ailes ont été brisées. En parallèle de ce témoignage en voix off, Peduzzi monte des plans au ralenti de Jamal, sa blouse ressemblant à la cape d’un chevalier du service public. L’héroïsation visuelle du médecin dessert à la fois la description de sa souffrance au travail, de celle de ses collègues, ainsi que la représentation des autres personnages. Lorsqu’il organise des ateliers de théâtre avec ses jeunes patient⸱e⸱s, un montage de photographies argentiques fait converger leurs regards vers Jamal Abdel-Kader et finit par valoriser leur dénominateur commun : la bonne initiative du médecin-psychiatre.

État limite cumule deux contradictions que Nicolas Peduzzi ne parvient pas à surmonter. La première, formelle, découle de l’opposition entre un tournage imparfait et une post-production alourdie et sensationnaliste. Au lieu de poser des enjeux de regards sur les plans qu’il a tournés, le cinéaste paraît vouloir tous les réunir, les accumuler jusqu’à l’intoxication, sans prendre le temps de développer. La deuxième, thématique, naît de l’alchimie manquée entre l’hyper-valorisation d’un individu et l’évocation de problèmes collectifs et structurels. Au sein du film, les témoignages contredisent l’esthétisation et la personnification d’une question publique en un personnage porté aux nues. En ce sens, ce n’est pas forcément le choix de faire le portrait d’un psychiatre qui nuit au film mais le manque de problématisation du personnage et son héroïsation. En un sens, le discours politique du film sur la casse de l’hôpital public devient une gageure et sert d’excuse à la fascination de Peduzzi pour Abdel-Kader. Pour éviter de faire de Jamal – médecin, donc supérieur hiérarchique – le seul dépositaire d’une crise collective, il ne s’agit pas de détourner le regard de lui mais d’y inclure les autres, de rendre les soignant⸱e⸱s et les patient⸱e⸱s visibles, pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire autre chose que des adjuvants. Car dans le cadre politique comme cinématographique, héroïser c’est exclure.

État limite, un documentaire de Nicolas Peduzzi.

Image : Nicolas Peduzzi / Montage : Nicolas Sburlati / Musique : Gaël Rakotondrabe

Durée : 1h42.

Sortie française le 1er mai 2024.