Éthiques de la durée

Radu Jude à The Film Gallery, entre l’indifférence et la responsabilité

par ,
le 5 novembre 2025
Radu Jude, Sleep #2 (2024)

Un essai récent sur ce qu’on a souvent appelé l’ « esthétique de l’indifférence » dans l’art d’Andy Warhol, « Warhol’s Indifference[11][11] Josh Cohen, “Warhol’s Indifference”, in On Boredom: Essays in art and writing, Londres, UCL Press, 2021, p. 89-100. » par le psychanalyste britannique Josh Cohen, s’ouvre sur l’évocation d’un tableau de jeunesse de Warhol, que l’artiste aurait détruit peu de temps après l’avoir peint. Cette œuvre s’inspirait d’une célèbre photographie de 1937, Bloody Saturday, publiée dans Life Magazine, où l’on voit un bébé chinois, la peau noircie et les vêtements en lambeaux, criant devant un paysage en ruines : celui du bombardement de Shanghai. Pour Cohen, la destruction de ce tableau et l’évitement ultérieur de toute représentation frontale de la violence traduiraient chez l’artiste une tentative de se protéger de la violence inhérente à l’acte de représenter. Si la lecture psychanalytique de Cohen sur Warhol est pour le moins hasardeuse, la juxtaposition entre cette œuvre disparue – qui aurait mis les spectateur·ices directement face à l’horreur – et le reste de la production « indifférente » de Warhol constitue au moins un point de départ fécond pour penser ensemble les deux expositions successives de Radu Jude à The Film Gallery, à Paris, de septembre à octobre 2025. Surtout, elle permet de réfléchir à la manière dont le passage du cinéma à la galerie repense les éthiques de la durée et de l’attention des médias temporels, que les deux expositions abordent de manière opposée.

La première installation dans la Film Gallery, qui était visible du 22 septembre au 4 octobre 2025, était tirée du film Sleep #2 de Jude (2024). Le film d’origine est un « desktop movie », pensé comme une sorte d’hommage (ou parodie, ou prolongement) du célèbre Sleep de Warhol (1963). Le film de Warhol, d’une durée d’environ cinq heures et demie, montrait simplement le poète John Giorno en train de dormir. Derrière l’apparente immobilité de l’image, Warhol avait en réalité assemblé de nombreux plans courts (chacun correspondant à la durée maximale d’une bobine 16 mm, soit environ trois minutes) répétés, bouclés ou figés selon un montage réalisé par sa collaboratrice Sarah Dalton, puis projetés à une vitesse ralentie de seize images par seconde. Sleep #2 répond au #1 de plusieurs manières.

Plutôt que de filmer une personne endormie, le film de Radu Jude montre la tombe de Warhol dans un cimetière de Pittsburgh : une autre forme de sommeil, cette fois définitif. Le principe de la fixité est transposé dans un nouveau médium : celui de la caméra de surveillance installée par la Fondation Warhol sur le site, diffusant en continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur la plateforme EarthCam, puis enregistré par Jude. Comme chez Warhol, l’« objectivité » de l’image est parfois légèrement troublée dans de petits détails : un curseur d’ordinateur apparaît à l’écran, et le son de la pièce où Jude enregistre sur son desktop rappelle qu’on assiste moins à un spectacle qu’à l’acte même de regarder. 

Installation Sleep #2 à The Film Gallery

Dans sa transformation en installation pour la Film Gallery, le film a été divisé en quatre parties, correspondant aux quatre saisons qui composaient déjà le déroulement du film quand il était projeté en salles. Quatre écrans, ressemblant eux-mêmes à des pierres tombales et répartis dans la salle, montrent ces parties simultanément et en boucle. D’autre part, une webcam a été installée dans l’espace, filmant en continu l’installation ainsi que les spectateur·ices qui déambulent entre les écrans et diffusant ces images sur Internet. 

La deuxième exposition (ouverte du 9 au 25 octobre), elle, s’inspire d’un deuxième film de Jude, coréalisé avec l’historien Adrian Cioflâncă, The Exit of the Trains (2020). Ce documentaire de presque trois heures revient sur le pogrom d’Iași de juin 1941, l’un des épisodes les plus meurtriers de la persécution des Juif·ves en Roumanie. En l’espace de quelques jours, plusieurs milliers de personnes ont été arrêtées, exécutées dans les rues ou entassées dans des « trains de la mort » où un grand nombre sont morts d’asphyxie et de déshydratation. Comme le montre le film, les auteur·ices de ces crimes n’étaient pas seulement des policiers ou des soldats, mais aussi des citoyen·nes ordinaires. La première partie du film, la plus longue, dresse la liste des victimes : leurs noms défilent accompagnés d’un « slideshow photographique[22][22] Victor Morozov, « Aller où il ne faut pas », in Cyril Neyrat (dir.), Radu Jude. La Fin du cinéma peut attendre, Paris, Éditions de l’œil/FIDMarseille, 2025, p. 123-150. » fait de portraits issus d’albums de famille, de passeports ou d’archives administratives, tandis que des voix off, au ton neutre, lisent des extraits de témoignages, de journaux ou de procès d’après-guerre relatant les circonstances de leur mort. Les quinze dernières minutes du film sont entièrement muettes, et on y voit d’autres images d’archives : les rares photographies existantes du massacre lui-même, où les corps des victimes apparaissent entassés le long des trains ou dans les rues de la ville. 

En entrant dans l’exposition, une grille de seize images d’archives disposées en 4 × 4 sur le mur nous confronte, accompagnées de textes explicatifs, provenant pour la plupart du même fonds que celui utilisé dans le film. Les images sont numérotées de 1 à 16, mais de droite à gauche, invitant les spectateur·ices à suivre un parcours visuel qui conduit vers le côté gauche de l’espace. Là, légèrement à l’écart, se trouve une dix-septième image : une photographie satellite contemporaine du monument commémoratif érigé sur le site de la fosse commune. Sur le mur adjacent est projetée la première partie du film, en grand format, tandis qu’un écran plus petit, placé en dessous, diffuse en boucle les images de la fin du film.

Il n’est pas anodin que lors de ses deux premières tentatives de produire des installations à partir de ses films, Jude choisisse deux de ses films qui sont les moins « montés » : si le cinéaste roumain accorde très souvent une attention centrale au montage, ces deux films, au contraire, privilégient des expériences de la longue durée, aux effets de montage réduits. Mais leurs implications politico-éthiques sont presque exactement opposées, ce que leur transposition dans la forme de l’installation fait clairement apparaître.

Radu Jude et Adrian Cioflâncă, The Exit of the Trains (2020)

L’installation Sleep #2 prolonge l’esprit « d’indifférence » présent dans l’œuvre de Warhol, bien plus encore que la version projetée en salles. Josh Cohen décrivait cette esthétique de l’indifférence dans les termes d’un retrait psychologique, mais il est plus fécond de la comprendre dans la lignée critique de Benjamin Buchloh ou Hal Foster[33][33] Benjamin Buchloh, “Andy Warhol’s One-Dimensional Art : 1956-1966 ”, in Kynaston McShine (dir.), Andy Warhol, A Retrospective [catalogue d’exposition], New York, MOMA, 1989, p. 39-61 ; Hal Foster, The Return of the Real, Cambridge, MIT Press, 1996., qui y voyaient l’expression concrète de la fameuse citation de Warhol : « I want to be a machine ». Il ne s’agit pas seulement de devenir sans affect ou d’imiter l’automate, mais d’assumer et de rejouer le nihilisme machinique et capitaliste afin de le retourner contre lui-même, d’en profiter tout en le critiquant de l’intérieur.

Comme l’a analysé Malcolm Le Grice[44][44] Malcolm Le Grice, Abstract Film and Beyond, Cambridge, MIT Press, 1977., Sleep marque un tournant dans l’histoire du cinéma expérimental : l’apparent désintérêt de Warhol, son prétendu refus d’intervenir au-delà du fonctionnement mécanique de la caméra, finit par assumer et de fait exposer la matérialité même du dispositif filmique. Ce que Warhol met en jeu, ce n’est pas tant la représentation du sommeil que l’expérience du dispositif lui-même, réduit à sa condition minimale et donc exposé de l’intérieur. Cela fonctionne en partie grâce à sa durée extrême, mais cette durée, comme l’ont remarqué plusieurs critiques, est elle-même plutôt pensée d’une manière qu’on pourrait nommer indifférente : est-ce que les spectateur·ices restent pour regarder les cinq heures et demie du film ? Rarement, et sans doute n’est-ce pas le but : l’enjeu n’est peut-être pas tant de « tenir » la durée que de savoir qu’elle existe. Il y a une certaine promesse de libération là-dedans : on a le droit de ne pas obéir aux contraintes imposées par la structure du dispositif. 

Dans la version exposée du film de Jude, on retrouve cette liberté et cette « indifférence », mais transposée dans un autre régime d’images. Le film originel réinterprétait déjà cette indifférence à l’échelle du XXIe siècle : ce n’est plus la caméra 16mm tenue par l’artiste, mais l’œil impassible et continu d’une caméra de surveillance qui produit l’image. Elle est indifférente, à la fois à ce qu’elle filme (l’enregistrement se poursuit de jour et de nuit, qu’il y ait ou non des visiteurs) et à qui regarde les images. L’important pour ce dispositif de flux continu, enregistré et repris par Jude, ce n’est plus ce que ces images sur Internet montrent, ni même qu’elles soient vues, mais simplement qu’elles existent – participant à l’économie des images dites opérationnelles, propres à la fois à la surveillance et au web.

Les rares traces d’intervention humaine ne contredisent pas cette logique, mais la renforcent paradoxalement. Elles signalent que nous ne regardons pas seulement un flux d’images, mais l’acte même de regarder, médiatisé par l’interface. Les spectateur·ices deviennent témoins d’un regard déjà machinique, d’une opération de vision sans intention. L’indifférence de Sleep #2 n’est donc plus celle d’un artiste qui met en scène un refus d’intervenir, mais celle d’un dispositif qui fonctionne de lui-même. Cet effet est bien sûr doublé dans l’exposition par la webcam qui enregistre la galerie : une caméra de surveillance qui filme de manière indifférente un espace qui expose des images indifférentes, sans se soucier de qui regarde à tout moment (ces images n’étaient par ailleurs pas enregistrées, mais simplement diffusées en live sur le net). 

Mais surtout, nous entretenons un rapport différent avec les images en mouvement dans l’espace de la galerie par rapport à celles vues au cinéma. Dans sa version filmique, Sleep #2 n’est en fait pas particulièrement long : il dure soixante-deux minutes, même si la relative immobilité de l’image et la rareté des événements donnent le sentiment qu’il dure bien plus longtemps. Dans l’espace de l’exposition, cette durée devient à la fois potentiellement infinie et paradoxalement plus courte. Infinie, parce que les images sont bouclées et que la durée de chacune des quatre boucles saisonnières diffère légèrement, créant un décalage progressif entre les écrans (on perd donc la structure du film marquée par la progression saisonale par ailleurs). Au fil de la journée, la combinaison des images ne se répète jamais : le visiteur ne verra jamais la même configuration simultanée deux fois. On peut voir là un clin d’œil à une autre œuvre filmique importante de Warhol, Chelsea Girls (1966), dont les deux bobines projetées en double écran peuvent être diffusées dans n’importe quel ordre, produisant à chaque fois de nouvelles associations d’images et de sons (nouvelle indifférence, cette fois à la structure même de l’œuvre quand elle est projetée).

Mais la durée est aussi plus courte, car l’on n’attend pas nécessairement des spectateur·ices d’exposition qu’iels restent devant l’installation pendant l’intégralité du cycle. La déambulation, la possibilité d’interrompre et de reprendre la vision à tout moment font partie intégrante de l’expérience. Dominique Païni a proposé la figure du flâneur pour décrire ce spectateur mobile[55][55] Dominique Païni, Le temps exposé : Le cinéma de la salle de musée, Paris, Cahiers du cinéma, 2002. – figure benjaminienne (par ailleurs présente dans d’autres oeuvres de Jude) certes galvaudée au point de n’avoir presque plus de sens aujourd’hui, mais qui traduit ici malgré tout la tension entre la liberté apparente du regard et sa récupération au sein d’une économie visuelle gouvernée par la circulation, le contrôle et le commerce, comme l’a bien montré Erika Balsom[66][66] Erika Balsom, Exhibiting Cinema in Contemporary Art, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013.

Le rapport à la durée s’inverse dans The Exit of the Trains. Là où l’exposition Sleep #2 prolonge la politique de l’indifférence warholienne dans la forme de l’installation, la version filmique The Exit of the Trains se fondait sur une durée qui s’impose comme une responsabilité de regarder jusqu’au bout. Face aux archives que Cioflâncă avait assemblées, l’historien et le cinéaste ont rapidement décidé qu’il ne pouvait en aucun cas être question de choisir quelques images à montrer et ne pas en montrer d’autres. D’où la durée importante du film, qui traduit un rapport de responsabilité presque lévinassien envers ces archives. Chaque visage, chaque nom, chaque témoignage exige le fait de les regarder, de prendre le temps de leur prêter attention. Surtout quand on sait que le pogrom d’Iași est peu commémoré en Roumanie, et que le rôle des Roumains dans la Shoah est souvent volontairement occulté, cette insistance sur la durée prend une dimension proprement éthique. 

Si la transposition de Sleep #2 dans l’espace de la galerie renforce la politique d’indifférence critique du film, celle de The Exit of the Trains semble, au contraire, affaiblir le rapport éthique à la durée. L’espace introduit en effet une liberté de ne pas regarder, qui contredit peut-être la logique même du film. Mary Ann Doane (entre autres) l’avait déjà écrit : le temps au cinéma produit et structure la temporalité du spectateur lui-même, mais c’est un régime temporel que l’image en mouvement dans l’espace d’exposition tend à désarticuler, rompant ainsi le « contrat » implicite de synchronisation instauré par la projection en salle[77][77] Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time: Modernity, Contingency, The Archive, Cambridge, Harvard University Press, 2002.. Au cinéma, la durée d’Exit contraint les spectateur·ices : la succession des noms, la fixité des portraits et le rythme régulier des voix forcent à habiter le temps du témoignage. En exposition, le même matériau se spatialise : la grande projection, la petite boucle silencieuse, la grille d’archives et l’image satellite dispersent ce temps éthique. Le regard peut désormais se détourner, passer de la surface d’une image à l’autre : le devoir d’attention devient option, n’est plus prescrit par le dispositif mais laissé à la discrétion des spectateur·ices. Cela pourrait sembler renforcer la valeur de ce devoir, mais en fragilise aussi l’effectivité.

Pourtant, peut-être que la succession et donc la juxtaposition des deux expositions permettent d’y voir autre chose. Chacune de ces deux expositions semble en fait révéler les contradictions politiques de l’autre. Sleep #2 fait de l’esthétique de l’indifférence une stratégie de liberté critique, retournant avec humour le nihilisme d’un flux continu d’images contre lui-même. Cette liberté, forme paradoxale d’autonomie dans un régime saturé d’images, révèle aussi sa propre limite : elle repose sur la même économie d’attention qu’elle prétend subvertir (puisque, comme le remarquait déjà Buchloh au sujet de Warhol, cette forme de subversion ne peut opérer que par mimétisme, en participant aux régimes mêmes de création qu’elle prétend critiquer, plutôt qu’en cherchant à s’en extraire). En forme d’exposition, Sleep #2 fait apparaître l’extension de la durée comme à la fois émancipatrice et aliénante, libérant les spectateur·ices des contraintes du dispositif mais du même coup effaçant peut-être la responsabilité qu’elles engageaient.

The Exit of the Trains prend acte de cette ambiguïté. Son éthique de la durée cherchait au cinéma à réaffirmer la dimension politique du temps long. Pourtant, dans son passage à la galerie, cette exigence se fragilise : la spatialisation du film transforme la durée en parcours, et la fidélité du regard en simple possibilité parmi d’autres. Là où Sleep #2 montrait comment l’attention pouvait se disperser pour peut-être défaire des systèmes de contrôle de l’intérieur, The Exit of the Trains met en scène le moment où cette dispersion risque de fragiliser le rapport éthique aux images: un rapport non plus garanti par le dispositif temporel du film, mais livré à la seule disponibilité attentionnelle des spectateur·ices – éthique donc plus libre, certes, mais aussi bien plus précaire.

En suivant cette idée, on retrouve peut-être dans l’articulation des deux expositions la posture qu’on pourrait voir comme le fil rouge qui lie les œuvres de Radu Jude, si formellement différentes les unes des autres : celle d’un observateur ironique mais engagé des contradictions dans la société contemporaine (et dans ses fondations historiques). Car en regard l’une de l’autre, les deux installations composent une sorte de dialectique de notre rapport contemporain aux images, sans proposer exactement de solution : l’une fait de la temporalité le lieu d’une critique matérialiste des dispositifs de l’image ; l’autre révèle les limites éthiques de cette liberté. Les deux installations, comme les films de Jude, construisent des situations où l’on perçoit simultanément la lucidité critique et l’impuissance (par ailleurs avouée par le cinéaste lors de la discussion au vernissage de la deuxième exposition) des formes à transformer le réel dans le présent. Jude rejoue donc la tension que Cohen attribuait à Warhol – mais sans la psychologiser – et il l’inverse : ce n’est pas la peur de l’image violente qui engendre de l’indifférence, mais la violence même de temporalités fragmentées qui met en doute une éthique stable de notre rapport à la durée.