L’exergue, en numismatique, désigne le poinçon frappé à l’intérieur d’une pièce de monnaie, contenant parfois une date, une devise, ou encore la signature de l’atelier de frappe. À la suite d’une dérivation sémantique, le terme est devenu équivalent à celui d’épigraphe, cette citation mise au seuil d’une œuvre littéraire pour en signifier par métonymie la quintessence. Si l’appellation vaut sans doute pour tout le film de Dimitris Athiridis intitulé exergue – on documenta 14 (substantifique moelle certes inhabituellement longue du processus de mise en chantier de cette édition de la célèbre méga-exposition d’art contemporain), elle s’applique peut-être encore davantage, paradoxalement, à son chapitre conclusif, marqué par une unité de lieu, de temps et d’action exceptionnelle au sein de ces quatorze heures de film particulièrement mouvementées. Ce dernier seuil décide en effet de couper radicalement dans la narration relativement chronologique déployée par le très long métrage, en opérant un brusque retour en arrière. Il permet de finir ce cycle épique non sur le démontage de la documenta 14, et par exemple de son monumental « Parthenon of Books » bâti sur la place royale de Cassel, ni sur le scandale financier qui a précédé cette clôture de quelques jours seulement, de manière à ne pas céder, comme l’ont fait la majorité des médias allemands, à la tentation de résumer l’entreprise entière à un simple constat d’échec économique (un déficit de 5,3 millions d’euros malgré une fréquentation record) qui lui a valu le surnom de « pire documenta de l’histoire ».
Revenir, dans cet épisode intitulé « Ouverture », à l’inauguration athénienne de cette documenta rendue hors norme par son organisation à cheval entre l’Allemagne et la Grèce, permet plutôt d’achever le film sur l’enchevêtrement de tensions inextricables au sein duquel le directeur artistique, le Polonais Adam Szymczyk, a fait fructifier sa proposition d’exposition. Sa prise de parole inaugurale, point d’aboutissement des multiples conciliations qu’il a dû accepter depuis sa vision présentée au conseil d’administration de la documenta en 2013, ne rendrait cependant pas justice à l’intégralité du processus si le film n’avait pas au préalable brillamment participé à en élucider les implications en suivant ce personnage hors-norme pendant trois années d’élaboration entre 2015 et 2017. L’objet du film, ainsi recadré par ce choix de montage rétrospectif, n’est alors plus, ou plus seulement, la dépense et la dette, et les sempiternelles accusations de démesure que charrie ce genre de projet (doté tout de même d’un budget de trente-sept millions d’euros). Il s’agit plutôt de mettre au jour la discordance interne – et constamment tenue – relative à la proposition d’une exposition internationale organisée par l’intermédiaire de fondations privées et recevant également des subsides allemands, tout en affirmant une ambition politique résolument anticapitaliste, anti-impérialiste et favorable à l’ouverture des frontières.
Le projet du documentaire d’observation d’Athiridis relève, comme d’autres films éminents avant lui (on ne peut s’empêcher de penser à ce que Wiseman aurait fait d’un tel matériau), du genre de l’investigation institutionnelle, visant à cartographier les rapports de force existant entre les individus dès lors qu’ils se plient à une division sectorielle et hiérarchisée du travail collectif. Il constitue de fait un niveau supplémentaire du projet processuel mis sur le métier par l’équipe curatoriale de la documenta 14 autour de Szymczyk (constituée notamment d’Hila Peleg, de Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, de Pierre Bal-Blanc, et de Paul B. Preciado), qui proposait pour cette édition une définition ouverte et inappropriable de la forme expographique, dans laquelle artistes et publics sont invités comme parties constituantes au même titre que ces créateurs. À cet égard, le film peut alors être vu comme le développement, à un rare niveau d’intensité et de précision, des contradictions multiples – artistiques, historiques et politiques – accumulées depuis l’invention de la figure du curateur d’exposition internationale[11] [11] Voir également la présentation et l’entretien d’Antoine Thirion avec le cinéaste, dont le titre pastiche une citation attribuée dans le film à Harald Szeemann, directeur artistique de la documenta 5 et considéré comme l’instigateur du modèle curatorial moderne : « From the concept to the nail », du concept au clou. .
Celle-ci est née au croisement de la reconnaissance d’une responsabilité internationaliste à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, du développement des fondations privée dans le développement de la production et l’exposition de l’art contemporain et d’une attention renouvelée à la question du Zeitgeist en art, qui charge les œuvres d’une capacité quasi prophétique de lisibilité du temps présent. Le modèle de la documenta, rappellent les premiers épisodes avec pédagogie, s’est formalisé en 1955 à Cassel, notamment sous la direction d’Arnold Bode, directeur d’exposition des quatre premières éditions, qui souhaitait prendre sa part du processus de dénazification entamé par l’Allemagne en tâchant de faire oublier la condamnation, la spoliation et la destruction de l’art dit « dégénéré » car juif, communiste ou « déviant ». Mais la situation profondément allemande de l’exposition n’a jamais cessé de ressurgir lors de ses nouvelles itérations (jusque dans la dernière en date, en 2022, marquée par des accusations d’antisémitisme à l’égard de l’équipe de curation indonésienne, le groupe ruangrupa), et n’en finit plus de grever le fonctionnement même d’un geste curatorial se voulant ajusté au contemporain post-colonial.
La première de ces contradictions rendue visible par le film est celle qui apparaît dans le dissensus entre le modèle de l’exposition des formes artistiques dépositaires d’une identité nationale ou indigène et celui de l’exposition internationale pensée comme forme de reconduction néocoloniale du regard occidental ou métropolitain. Son risque, maintes fois rappelé, est celui de la dépossession et de la spoliation du patrimoine artistique, que la Grèce a déjà connue à de nombreuses reprises. À cet égard, la décision de déplacer l’intégralité d’un musée athénien, maintenu fermé en raison du contexte budgétaire grec, au sein des espaces d’exposition du Fredericianum de Cassel a soulevé comme il fallait s’y attendre de nombreuses polémiques, pas si facilement effacées par le choix de l’équipe curatoriale de laisser la parole à de nombreux représentants de peuples autochtones en lutte contre les anciennes et nouvelles formes de colonialité (notamment au sein du « Parliament of Bodies », le programme public coordonné par Preciado sur la place de la Liberté d’Athènes).
La mise en question du modèle occidental de l’exposition et de son canon historiographique de l’art contemporain a beau revenir régulièrement dans les discussions menées par l’équipe curatoriale, le film n’en laisse pas moins d’espace aux critiques du projet – qu’elles proviennent des militants anarchistes grecs, indigènes ou réfugiés, s’insurgeant de l’objectivation ou du néo-orientalisme dont font preuve à leurs yeux les artisans de la documenta 14, ou qu’elles soient formulée de manière plus diffuse dans l’espace publique, à l’exemple d’un sticker collé devant l’entrée d’un des lieux de l’exposition : « documenta is the botox of capitalism »[22] [22] Le film n’est lui-même pas pour autant exempté de ses propres contradictions internes : en gardant au montage ses plans sur des familles de réfugiées afghanes ou syriennes, et notamment sur des enfants jouant dans l’école Polytechnique d’Athènes, tout en reconnaissant la nécessité de flouter leurs visages, Athiridis hésite, comme l’équipe de la documenta 14, sur la valeur de la représentation des corps de réfugiés, faute de savoir comment les inclure dans son dispositif. .
Si ces problèmes d’appropriation sont liés notamment au contexte d’annexion financière de la Grèce par les dirigeants de la Zone Euro au début des années 2010, dont la documenta a pu apparaître comme la version soft, la victoire idéologique de l’ordolibéralisme allemand est par ailleurs également profondément sensible dans la réception allemande de la méga-exposition. Dans les critiques venant du camp conservateur, le déficit constaté en fin d’exposition constitue précisément une aubaine pour récuser en bloc la validité artistique du projet – et notamment son projet, au moins revendiqué, de déstabiliser l’autorité européenne sur le monde de l’art. Le puritanisme allemand et sa culture de l’austérité font ressortir tout au long du film l’ambiguïté de la demande faite à Szymczyk, celle d’être à la fois le directeur artistique d’un projet accepté pour son ambition politique et géographique, mais dont le sous-financement permettra au complexe médiatico-politique de s’opposer à l’intégralité du projet en démontrant son incapacité supposée à gérer un budget (ou, plus retors, en accusant la documenta d’avoir directement reversé une partie de l’argent du contribuable allemand à la moitié grecque de l’exposition).
Cette discordance est mise au jour dans quelques séquences du film comme lors du chapitre 11, dans lequel l’équipe se voit contrainte de pratiquer elle-même des cures austéritaires (nommées malicieusement des « discussions à la Schäuble », du nom du ministre allemand des finances, en poste entre 2009 et 2017) au sein de son propre budget de production. La séquence, tenue dans la longueur, permet de mettre en scène un curieux jeu de rôles durant lesquels les curateurs endossent un statut comparable à celui des agents fiscalistes du FMI et partagent – avec une gêne visible – une part de l’enthousiasme morbide de ces costkillers fossoyeurs de l’État grec. Difficile de ne pas voir dans le procédé la démonstration implacable, presque un reenactment du fonctionnement néolibéral qui réduit volontairement les moyens matériels affectés aux objectifs idéaux du welfare state (soin, éducation, culture, etc.) à la portion congrue pour mieux justifier par la suite son démantèlement au profit d’acteurs privés, au nom d’une raison pragmatique se récriant de toute idéologie.
Prise entre les feux croisés de ces critiques, l’équipe tente courageusement d’imaginer les stratégies de détournement de ce qui apparaît rapidement comme une ligne de crête impossible à tenir. Sur un versant, le projet proposé par Szymczyk, développé en lien avec une idée particulière du mode de liaison politique entre les individus, une conception du commun inappropriable (le cours de Michel Foucault au Collège de France intitulé Il faut défendre la société est mentionné plusieurs fois dans le film et dans la discussion qui a suivi la présentation du film au Cinéma du Réel 2024) ; sur l’autre, le modèle d’exposition attendu par le conseil d’administration, reposant sur l’acceptation tacite d’une inféodation idéologique à l’État allemand, et notamment à sa dimension coloniale, néolibérale et austéritaire, tout comme à celle des entreprises privées partenaires dont le commerce fructifie à Cassel, via notamment les ventes de véhicules de guerre blindés.
Un épisode mérite un traitement particulier, pour l’originalité de sa démarche et l’ouverture unique qu’il offre sur cette réflexion menée par le collectif. Le chapitre 10 présente l’équipe curatoriale aux prises avec les limitations budgétaires et l’inflexibilité du conseil d’administration et des actionnaires de la documenta. À la suite d’une réflexion interne sur les financements des précédentes éditions, l’équipe organise un séjour en forme de « conclave » sur les lieux mêmes où s’était réinventée, sous la houlette de l’économiste étasunien Edward A. Tennenbaum, l’économie ouest-allemande à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, au moment de la destruction des monnaies nazies et de l’instauration du Deutsche Mark – la monnaie tient, comme on l’a vu dès le titre, un rôle prépondérant dans l’économie narrative du film. Lors de ces séances de travail, organisées avec le concours d’anthropologues spécialistes de la monnaie, le système économique au sein duquel la documenta prend place volens nolens est finement décortiqué, et notamment son rôle prépondérant dans l’économie spéculative du marché de l’art. La production, par une exposition au financement en partie publique, des œuvres qui seront ensuite surtout profitable au marché privé constitue en effet un exemple particulièrement parlant du rôle d’extraction de valeur dont la documenta 14 essaie de se délester. « Self reflexion is in itself quite a value » conclura ainsi le conclave… Le film d’Athiridis lui-même reprend cette maxime à son compte, notamment en montant ces discussions en parallèle avec l’installation produite pour la documenta « The Mill of Blood » de l’artiste mexicain Antonio Vega Macotela, qui avait conçu cette œuvre monumentale en bois, évoquant un instrument de torture, comme une matérialisation du processus de création de valeur à partir du travail des indigènes américains, condamnés par les colons espagnols à un travail forcé auquel le bétail ne suffisait pas.
Quelle stratégie dessiner alors pour éviter ces écueils ? Dans les années 1950, la contemporanéité du Plan Marshall et de la documenta, que rappelle les premiers chapitres, laissait rêver à une transformation durable et tangible de la société par le développement et la publicisation de l’art contemporain. Bien que le projet de la documenta 14 se soit confronté de manière critique à cette histoire, l’espoir un brin performatif de cette participation de l’art contemporain à l’émancipation mondiale subsiste néanmoins dans quelques déclarations, comme le fantôme de cette époque révolue. Si dans l’épisode 8, Szymczyk énonce très clairement son souhait d’éviter une énième « biennale sur les frontières et les réfugiés », il réaffirme ailleurs l’idéal de l’art contemporaincomme action politique per se – voire, d’une manière assez maladroite, comme vecteur d’une possible transformation positive de la situation conflictuelle régnant à Athènes, rendue explosive par par la capitulation du gouvernement d’Alexis Tsipras aux demandes de l’Eurogroupe et les ratonnades du parti néonazi Aube Dorée.
Utiliser l’argent de Volkswagen pour lutter contre le reste des effets politiques délétères de l’entreprise, comme le suggère plusieurs fois l’équipe curatoriale, constitue ainsi parfois la seule porte de sortie trouvée face à l’intenable situation. Rassurante au premier abord, cette décision à la radicalité subversive douteuse permet cependant, même à contrecœur, la continuation du modèle philanthropique des fondations, et de son entreprise de rédemption du Capital. La contradiction est là portée à son point d’incandescence, et ce n’est pas un hasard si le dernier épisode du film inclue dans ces dernières séquences la définition prononcée par Szymczyk du mot exergue (qui est aussi le titre de son introduction du catalogue de l’exposition) dans lequel il faut percevoir un portrait en creux du curateur contemporain. Ce poinçon sur une pièce est à la fois la métonymie de la valeur amassée par cette devise, dont il assure l’authenticité, et d’une certaine manière l’autorité et la valeur spéculative dans une économie de starisation du personnage du curateur, tout en même temps qu’il constitue, selon le directeur artistique, un reste au statut incertain, à l’intérieur d’un dispositif qu’il n’a pas créé, et dont il se sera perpétuellement efforcé de déplacer les contours et les assignations.
Plusieurs réserves pourront certes être soulevées à l’égard de la dramaturgie épique du film et sa focalisation sur les obstacles rencontrés par Szymczyk, personnage visiblement inspiré mais d’abord passablement antipathique, avant que le format sériel n’achève de sceller la connivence. Ou bien au sujet des séquences musicales qui rythment de manière parfois un peu convenue chaque épisode et cachent parfois mal leur rôle de respirations nécessaires à un film aussi bavard. Il n’en demeure pas moins que le film aura démontré, d’une manière de plus en plus évidente au fil du visionnage, que seule la longueur et la profondeur des discussions menées sur plusieurs années pouvaient faire apparaître les lignes de tension et les stratégies possibles pour développer une nouvelle praxis de la présentation publique des œuvres.
Ce que le film d’Athiridis aura permis de montrer – et mieux encore, de démontrer par un exemple documenté d’une rare amplitude – c’est le gain trouvé à la prise en compte d’un projet curatorial, a fortiori d’une telle étendue, dans sa dimension processuelle, c’est-à-dire pratique et dialectique. Les contradictions propres au modèle classique de l’exposition, que la plupart des curateurs de la documenta 14 peuvent à bon droit estimer avoir commencé à dépasser, rendent intimement visible la nécessaire abolition de l’acte expographique comme sphère séparée. Si, comme le clament ses instigateurs à l’ouverture, la documenta 14 « n’appartient à personne en particulier », et comprend aussi son cheminement et ses continuations, le documentaire d’Athiridis, plus encore peut-être que l’exposition dont il retrace l’épopée, nous invite à concevoir tout œuvre de création, mais tout aussi bien de curation ou de programmation, comme un espace non-clos, inachevé, toujours socialisé, littéralement : ex-erga, hors de l’œuvre.
Reste alors peut-être, en guise d’apostille, à interroger les lieux de visibilité d’un tel mastodonte. Il n’est sans doute pas dénué de sens, pour une œuvre aussi étayée sur les processus d’organisation d’une manifestation artistique, qu’un tel film ait fait sa première mondiale (en deux parties) à la Berlinale ou qu’il soit peu après diffusé (en trois étapes) au Cinéma du Réel ; ses commentaires sont au fond aussi valables pour la programmation de ces grands-messes du monde du « cinéma d’artiste », au budget certes bien moindre. Mais la diffusion de ce très long métrage au-delà des cercles d’initiés, à moitié ou complètement partie prenante du microcosme dans lequel le film trouve ses aises, n’aidera sans doute pas à déjouer les critiques estimant que le film participe malgré tout d’une absolution du monde de l’art – en dépit même de ses contradictions.