Après une année et demie moribonde en raison du peu d’intérêt des titres proposés jusque-là, la plateforme de jeu vidéo à la demande d’Apple, Apple Arcade, s’est résolue début-avril à opérer un virage dans sa stratégie, en rééditant une série de « classiques » du jeu vidéo sur iOS – pari nostalgique qui fait les beaux jours d’autres services du même genre[11] [11] Comme le Nintendo Online par exemple, centré exclusivement sur la réédition de titres de l’époque NES et SuperNES (1983-1996). . Mais au milieu de cette livraison d’antiquités, un titre exclusif a également fait sa sortie le 2 avril dernier ; et au lieu d’un vieux jeu qui aurait fait peau neuve, les abonné·es ont découvert, entre excitation et mélancolie, un tout nouveau jeu déguisé en vieux. À la manière d’un Netflix finançant Scorcese pour la réalisation de son Irishman, Apple, producteur sur le jeu, est allé tirer de sa pré-retraite le vénérable Hironobu Sakaguchi, et avec lui son compositeur attitré, le non-moins vieillissant Nobuo Uematsu, pour un dernier baroud d’honneur. Les deux légendes du jeu vidéo japonais ayant déclaré, chacun pour son compte, qu’il s’agissait probablement là de leur tout dernier projet, ce Fantasian se retrouve malgré lui nimbé d’une aura testamentaire – d’autant plus de la part d’un créateur qui, depuis 35 ans, ne cesse de prédire la venue de sa « dernière excentricité ». L’heure de la révélation a donc sonné : et si les ultima verba de Sakaguchi résonnent dans une cathédrale qui semble à première vue un peu étroite pour eux, c’est toute une histoire du jeu de rôle japonais qu’ils font vibrer d’un frisson étonnement moins crépusculaire que prévu.
Lorsqu’en septembre 2019, Apple décidait de lancer sa plateforme de jeu vidéo « à la demande », visant à concurrencer l’hégémonique Steam, l’éditeur se rêvait en héritier du modèle imposé par Netflix pour le cinéma et les séries, offrant au joueur ou à la joueuse, en l’échange d’un abonnement mensuel, l’accès illimité à un catalogue de jeux en constante expansion. L’essai n’ayant pas été très concluant jusqu’ici, ce Fantasian s’inscrit dans une stratégie de légitimation du service, non seulement comme produit d’appel à l’intention de l’un des noyaux durs du public vidéoludique, les rôlistes, mais aussi comme produit de fidélisation pour des abonné·es qui, visiblement, ont tendance à massivement quitter la plateforme au terme de la période d’essai[22] [22] Bien que les chiffres ne soient pas publics, plusieurs analystes s’accordent sur ce point. Voir notamment : https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-06-30/apple-cancels-arcade-games-in-strategy-shift-to-keep-subscribers . Afin d’endiguer l’hémorragie, Apple a donc fait en sorte que le jeu paraisse en deux parties, avec une seconde moitié prévue pour la fin de l’année : il n’est donc possible pour le moment de jouer qu’à un demi-jeu qui, par beaucoup d’aspects, commence d’ailleurs au moment où il s’arrête. Malgré cela, Fantasian n’en demeure pas moins un jeu émouvant et intéressant par beaucoup d’aspects. Il se présente comme un jeu de rôle japonais classique, où le joueur ou la joueuse contrôle une petite troupe d’aventurier·ières menée par le jeune Léo, héros amnésique embarqué dans une croisade visant à protéger son monde (et quelques autres) de la menace d’un dieu malveillant. Mistwalker et Apple ont largement axé la communication du jeu autour de sa promesse technique incongrue, consistant à faire naviguer le joueur ou la joueuse au milieu de dioramas capturés en prises de vue réelles, sortes de petites maquettes ostensiblement « matérielles », en lieu et place des traditionnels décors numériques auxquels nous a habitué·es le jeu vidéo. Léo et ses compagnons traversent ainsi à petites foulées des villes de pâte à modeler, des déserts de poudre plastique parsemés d’arbres en fils de fer torsadés et de buissons en tissu. L’effet visuel, sensiblement à la mode en ce moment[33] [33] Depuis les expérimentations bricoleuses de Nintendo pour Yoshi’s Crafted World (2019) ou Paper Mario: the Origami King (2020), l’atmosphère livre pop-up d’Octopath Traveler (Square Enix, 2018) ou le rendu résineux de The Legend of Zelda: Link’s Awakening (Nintendo, 2020). Voir à ce sujet notre article « Yoshi’s Crafted World, ou les coulisses de la matière » sur Débordements : https://www.debordements.fr/Yoshi-s-Crafted-World. , produit un résultat en demi-teinte pour Fantasian. Les fréquents effets de flou appliqués aux textures, l’apparence un peu pauvre des modèles 3D des personnages maladroitement incrustés dans les décors, laissent une impression visuelle mitigée. Quelques intérieurs font mouche néanmoins, dans le style atelier de pâte à sel, et contribuent à nuancer le sérieux épique propre au genre avec une pointe de candeur et d’artificialité assumée.
Mais la beauté de ce Fantasian est ailleurs, et naît d’un déphasage temporel quasi-miraculeux. Hironobu Sakagushi, ici donc à l’écriture et à la supervision du projet, est principalement célèbre pour avoir porté la création du premier épisode de la série Final Fantasy en 1987. Après quelques jeux sans envergure chez Squaresoft, désireux d’adapter l’univers du jeu sur table Donjons & Dragons en jeu vidéo, et impressionné par le succès de Dragon Quest (Chunsoft, 1986), Sakaguchi présente son canevas de jeu de rôle à ses collègues. Devant l’accueil relativement tiède que reçoit son idée, il planifie son départ de l’industrie à l’issue du projet, qu’il baptise en référence à sa situation, comme un « ultime caprice » avant l’extinction des feux. Le jeu est finalement produit et reçoit un accueil encourageant, qui pousse Squaresoft à programmer une suite l’année suivante (Final Fantasy II, 1988), puis un troisième opus deux ans plus tard (Final Fantasy III, 1990) : la série atteint l’Amérique du Nord la même année, et rencontrera ensuite un succès à peu près constant, en particulier à partir du septième épisode, le premier à sortir simultanément au Japon, aux États-Unis et en Europe. Sakaguchi en dirigera les cinq premiers, de 1987 à 1992, puis se retirera en position de producteur sur les suivants, se réservant néanmoins périodiquement le rôle qu’il prise le plus, celui d’auteur de l’histoire, notamment sur les deux épisodes qui restent aujourd’hui les plus acclamés de la série (Final Fantasy VI, 1994), et Final Fantasy VII, 1997).
Après s’être presque complètement désengagé du huitième opus, Sakaguchi conçoit de grands projets à l’aube des années 2000 : lassé des incartades science-fictionnelles sérieuses des deux précédents épisodes, il retourne à l’écriture pour Final Fantasy IX (2000) avec pour ambition assumée de revenir aux sources de la série. Sakaguchi, éternel nostalgique, ressort alors du placard l’univers medieval-fantasy, la légèreté et l’humour des premiers épisodes et compose avec Final Fantasy IX une œuvre déjà anachronique et joueuse, aux personnages stéréotypés et enfantins, engagés dans une aventure rocambolesque et excessivement théâtrale, sur fond de tragi-comédie shakespearienne mais aussi, étonnamment, d’opéra glam-rock. Sur le plan public et critique, malheureusement, le jeu est un semi-échec à une époque où l’ambiance est aux intrigues sérieuses, aux personnages torturés et ténébreux, aux univers grisâtres : tout le contraire du picaresque pailleté et virevoltant de son épisode. Conscient du décalage, le jeu devient plus ou moins son « Final » Final Fantasy, et Sakaguchi retourne dans l’ombre, jusqu’à n’être plus que crédité au rang de « special thanks » dans le générique de Final Fantasy XII (Square Enix, 2006). À la même époque, l’échec retentissant du film Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit (2001) réalisé entièrement en images de synthèse, et dont il assurait la direction, le convainc de s’écarter définitivement du studio. Il quitte Squaresoft pour fonder son propre studio indépendant en 2004, Mistwalker, en emportant dans ses bagages le compositeur de la série, Nobuo Uematsu : il y dirige différents jeux de rôle pour Xbox360 (Blue Dragon, 2006, et Lost Odyssey, 2007) et Wii (The Last Story, 2011), à l’accueil encourageant, mais loin de l’envergure de ses précédents projets.
Pour moi qui ai découvert le travail de Sakaguchi avec Final Fantasy IX, il m’apparaît assez clairement que ce Fantasian constitue une continuation de la série telle qu’elle se donnait avant les années 2000 : le système de combats au tour par tour, de plus en plus rare aujourd’hui dans les jeux de rôle, et abandonné par la saga à l’occasion du douzième épisode, et avec lui le retour, que personne n’attendait vraiment, des combats aléatoires ; le ton, mi-mélodramatique, mi-farcesque, dans la droite ligne du neuvième opus, sans cesse ramené à des questionnements existentiels à hauteur de personnage, et où l’enjeu pour chacun semble de trouver un sens à sa propre vie sur fond de guerre globale et de collision des mondes ; la bande-son, où l’on retrouve ce savant mélange de réverbérations sur-expressives, de flûtes médiévales et de synthétiseurs fous qui avait fait la patte d’Uematsu dans ses compositions pour Final Fantasy IX[44] [44] Le top commentaire de la vidéo YouTube, qui constitue jusqu’à nouvel ordre le seul moyen d’écouter la bande originale du jeu dans son intégralité, affirme littéralement : « Le thème de la carte du monde est tellement bien. C’est la suite de « You’re Not Alone ! » qui nous manquait sans le savoir » (« The world map theme is so good. It’s the sequel to “You’re Not Alone!” you never knew you needed. ») : « You’re Not Alone ! » étant sans doute le morceau le plus emblématique de la bande son de Final Fantasy IX. https://www.youtube.com/watch?v=nLEywIHOF7Y. . Certains thèmes sont même à la limite de l’autocitation, comme celui des Cinderella Tri-Stars (sorte de trio de performers loufoques surgissant périodiquement pour mettre le héros à l’épreuve), reprise fantasque de la ritournelle au piano bastringue de Pile et Face dans l’épisode de 2000. Sakaguchi et ses équipes s’autorisent même quelques clins d’œil intertextuels ici et là : ce qui semble être l’épée de Cloud (Final Fantasy VII), suspendu au mur d’un armurier de Vibra[55] [55] « Celle-là, accrochée au mur, m’évoque quelque chose… », commente une cliente de l’échoppe (« That one up there on the wall looks familiar to me for some reason… »). ; ou la chambre de la princesse Cheryl, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de la princesse Grenat dans le château de Lindblum (Final Fantasy IX).
Bien que sensible à ce travail de mémoire aussi héroïque que dérisoire, dans la mesure où l’original avait déjà peiné à trouver son public à l’époque, j’avais néanmoins très peur que le jeu se satisfasse de son aspect « RPG-digest ». La nécessité de pouvoir jouer sur téléphone impose effectivement quelques compromis inquiétants durant les premières heures : la technique est largement dépassée tant sur le plan visuel que sonore (il est rare aujourd’hui de voir un jeu de rôle paraître sans doublages) ; certaines options laissent rêveur, comme la possibilité de sélectionner un lieu sur l’interface de carte pour que son personnage s’y rende de lui-même, donnant l’impression un peu surréaliste de voir le jeu se jouer sans nous à certains moments. Le système de progression, clé de voûte (avec l’écriture) du genre du jeu de rôle, paraît également simplifié à l’extrême durant les premières heures : les personnages engrangent de l’expérience en combat, qui se traduit en montées de niveaux, à l’occasion desquelles ceux-ci « apprennent » automatiquement les compétences prévues d’avance, vidant de toute dimension stratégique l’implication du joueur ou de la joueuse.
Et pourtant, sans jamais être transcendant de nouveauté, le système se révèle suffisamment astucieux et profond pour retenir l’attention du ou de la rôliste aguerri·e. Grâce à un petit tour de passe-passe narrativo-technologique, le jeu propose par exemple une gestion, peu fréquente à ma connaissance, des combats aléatoires, que le joueur ou la joueuse peut « stocker » sans interrompre sa navigation, pour les résoudre plus tard regroupés en une seule bataille de masse : se pliant ainsi à l’exigence de fluidité qui gouverne la plupart des jeux modernes, tout en préservant l’héritage stratégique du combat au tour par tour qui a fait les belles heures du RPG japonais. Le système de combat lui-même repose sur quelques petites mécaniques astucieuses, comme la possibilité de gérer la trajectoire de ses attaques (en ligne droite, en courbe) pour maximiser le nombre d’adversaires touchés simultanément, rappelant par-là les expérimentations, nostalgiques et ingénieuses, d’Octopath Traveler (Square Enix, 2018) il y a quelques années. De la même manière, et presque sans crier gare, alors que le jeu en est à sa quinzième heure et à probablement vingt minutes de sa coupure commerciale décidée par Apple, le héros met la main sur un artefact, qui ouvre un tutoriel introduisant le joueur ou la joueuse au fonctionnement d’une interface bien connue des habitué·es de Final Fantasy X (2001). Le « sphérier », rebaptisé ici growth map : sorte de plateau de jeu de l’oie, où le joueur ou la joueuse peut décider d’investir des points acquis lors de la montée de niveau afin d’incliner les compétences de son personnage vers des profils mutuellement exclusifs (par exemple renforcer ses compétences de soutien au détriment de ses possibilités offensives, etc.). Je n’ai probablement, dans ma carrière de joueur, jamais été aussi soulagé de voir apparaître un écran de tutoriel. Comme si le jeu me tirait par la manche, à deux doigts de quitter la pièce, avec la promesse d’une profondeur à venir à laquelle je n’osais plus vraiment croire : sorte de cliffhanger de game design d’un nouveau genre.
Cette première partie se clôt d’ailleurs sur un panneau assez fébrile de la part des développeur·euses : « Le monde de Fantasian attend votre retour en deuxième partie ! Cette dernière reposera sur un mode d’exploration plus libre, et davantage centré sur le système de quêtes. ». Sans avoir une idée très précise de la forme que prendra cette antithèse qui résume à elle seule le numéro d’équilibriste, entre tradition et modernité, que nous propose ici Sakaguchi, la simple promesse de lendemains qui chantent m’a sensiblement réjoui : savoir que le projet n’avait pas sacrifié sa complexité à ses contraintes de diffusion, tout d’abord ; et puis plus instinctivement, à l’image des « Toy Boxes » (sorte de planques secrètes que le héros cherche à retrouver, et qui ponctuent l’essentiel de la quête principale de cette première partie), réaliser petit à petit que le coffre à jouets de Sakaguchi et Uematsu ne s’était pas encore tout à fait refermé. Au lieu d’un sentiment d’épuisement craint et prévisible, ce Fantasian brille comme un clin d’œil de vieux maîtres. À la fois conscient de son héritage, de la coda inéluctable qu’il prépare, et dans le même temps, insouciant de sa propre finitude, léger sous tout rapport, dans son ton comme dans sa forme – relisant une page du jeu de rôle japonais qu’il s’apprête à tourner, sans aigreur ni drame. Comme si celui qui avait si obsessivement prédit sa fin depuis trente-cinq ans s’accordait, enfin, une dernière histoire sans penser à la nuit qui vient.