La nouveauté la plus déterminante de la dernière saison de Fargo réside probablement dans le si peu scolaire exposé d’histoire qui l’ouvre puis la ferme, adressé par la jeune Etherilda à des spectateurs circonspects. Sa leçon est pourtant claire : ce pays fondé des vagues d’immigration successives est aussi basé sur un double-fond, une économie sous l’économie, qui, vérité du capitalisme, sert également de porte d’entrée aux nouveaux venus (premier épisode) ; le passé est aussi ségrégué que l’espace, et l’histoire écrite par les vainqueurs écarte de sa geste celles et ceux que relègue encore la loi actuelle – en l’occurrence ces Noirs qui, comme le dit l’un d’eux, sont à ce pays « like the wind and the dust », son paysage invisible, à l’instar de ces Natives dont Hanzee ravivait la mémoire dans la deuxième saison (dernier épisode). Nulle équivoque dans cette morale. Son étrangeté tient à la façon dont elle s’arrime à un récit qui ne la prépare que peu et ne l’accrédite qu’en partie, parce que concentré sur une guerre de gangs prenant certes des allures de conflit racial mais dont la vocation apologétique reste en sourdine. Son discours apparaît comme un supplément gratuit, un bonus de sens que rien n’appelait. Chose d’autant plus troublante que, le long de ses onze épisodes, la saison aura semé bien des fables privées des leçons qu’elles semblaient amener : beaucoup s’y lancent dans le récit d’une anecdote ou d’un conte que les circonstances interrompent, quand ils ne débouchent pas simplement sur une fin si plate qu’elle en annule la vertu exemplaire. On reconnaîtra aisément dans ce chiasme la signature de Noah Hawley, qui ici enfonce son trait habituel – la déroute du sens inhérente à une série tout en bifurcations. En fol exégète des frères Coen, qui continuent de produire Fargo quand bien même elle s’est définitivement éloignée du film qui lui avait donné son élan, le showrunner préfère dévier plutôt que conclure. Il n’y a pour lui de fins qu’accidentelles, qui acceptent pour seule morale un sevrage ou un saupoudrage sémantiques : jamais le sens n’est adéquat à l’énoncé, qui lui-même apparaît toujours incomplet. Peut-être est-ce là le moyen de transformer en choix joyeux cette fatalité propre au récit sériel, qui, à son terme, ne peut que se débattre avec une certaine déception, avec le sentiment flagrant d’une insuffisance (d’un « insuffi-sens », si l’on veut) par rapport à l’épaisseur narrative qui l’a précédée. Combien d’immenses séries se sont vues reprocher leur fin ! Game of Thrones, Le Bureau des légendes, la première saison de True Detective… Les seules à avoir su négocier avec l’obligation de clore sont celles ayant misé sur une somme nulle, sur une fin qui n’achevait rien (The Sopranos ou The Wire, exemplairement)[11] [11] L’épilogue de la saison reprend d’ailleurs cette formule, en montrant Satchel devenu adulte armant son revolver à l’arrière d’une voiture que conduit un Blanc : comme à la fin de The Wire ou de Game of Thrones, quelques ajustements perpétuent des structures inchangées. . Or, de cette insurmontable frustration, Noah Hawley a fait un système. Et, si l’on peut hasarder une hypothèse, on dira qu’il l’a fait en subvertissant la logique allégorique dont les fables télévisées sont coutumières au moyen d’un modèle narratif extrait de cette Bible si présente dans Fargo : la parabole.
Car allégoriser l’Amérique est pour les séries une vieille affaire, qui bien souvent revient à fabuler le capitalisme à travers une saga du commerce illicite. Breaking Bad raconte la trajectoire d’un self-made-man, The Wire suit les circuits financiers des projects à la city, The Sopranos fait de la famille et de la mafia les cellules entrepreneuriales par excellence ; même Mad Men a pour objet l’archéologie d’un marketing faisant de l’imaginaire national une enseigne publicitaire. À bien des égards, Fargo radicalise cette ambition qu’affichent aussi bien les titres des épisodes (« Storia America » pour le dernier de la saison, « The Land of Taking and Killing » pour le second) que les noms de ses personnages, d’Oraetta Mayflower (du nom du navire des Pilgrim Fathers) à cet émissaire de l’élite WASP qu’est Dr Harvard[22] [22] L’onomastique blasonnante touche d’ailleurs à peu près tous les protagonistes, du chef de gang Loy Cannon aux deux sbires assassins que sont Calamita ou Ebal Violante, sans parler de l’outlaw Zelmare Roulette, qui se voue à la Fortune des balles ; peut-être faut-il aussi entendre dans « Josto », le prénom du personnage incarné par Jason Schwartzman, l’écho de « jest », de cette bouffonnerie inscrite dans le titre d’un livre de David Foster Wallace que Noah Hawley a probablement lu et qui n’est en tout cas pas sans lien avec son art narratif, Infinite Jest. . Dans chaque saison reviennent comme un refrain interrogatif les deux expressions consacrées pour désigner le pays, « land of plenty », « home of the free, land of the brave », et les causeries entre truands ne manquent pas de laïus sur la nation, du consigliere s’interrogeant sur le sens des « american values » à Loy Cannon qui, sans que la situation ne l’y invite, explique que chaque pays dispose de son propre type de criminel, les USA ayant pour apanage ce « confidence man » cherchant moins à dérober leurs biens aux gens qu’à les pousser à se voler eux-mêmes. Et comme ailleurs, le criminel passe pour le parangon du négociant, à la vie mêmement réglée et à la morale aussi rigoriste ; d’où le charme du couple de Zelmare et Swanee, lointaines cousines de l’Omar Little de The Wire se définissant a contrario comme des « outlaws », soit, comme le veut la métaphore organisant la série de David Simon, out of the game[33] [33] Voir le texte de Mathieu Potte-Bonneville, « All in the game », in The Wire, reconstitution collective, dir. Emmanuel Burdeau, Paris, Les Prairies ordinaires, 2011. . Noah Hawley ne se lasse d’ailleurs pas de répéter dans ses entretiens que Fargo porte d’abord sur l’histoire du capitalisme, c’est-à-dire, aussi bien, sur l’instinct de prédation. La première saison se concentrait avant tout sur ce dernier, avec ce Lorne Malvo se croyant à la fois fauve et serpent, parfois même dragon. Mais la seconde installait déjà un schéma que répète in fine la dernière en date : l’écrasement de l’entrepreneuriat familial par des corporations sans visage, qui délestent la loi marchande du credo du clan. Le commerce local des Gerhardt y subissait une OPA meurtrière de la part d’une organisation criminelle en pleine expansion. C’est un semblable sort que réserve Ebal Violante à Loy Cannon à la fin de la quatrième saison, lorsque celui qui se croyait victorieux apprend qu’il doit céder face à une entreprise nationale dont le siège est à New York et les rouages partout, et qui a remplacé les chefs par des cadres. Peu avant, le futur-ex consigliere avait expliqué à Josto Fadda que le nouveau monde avait besoin d’une nouvelle loi, et devait rejeter celle qui, importée d’Europe, faisait de la famille la matrice de toute organisation. C’était là enterrer du même coup le modèle tribal présidant à la plupart des séries dudit « troisième âge d’or », pour lesquelles le réseau des affins modelait la structure relationnelle : dans The Sopranos bien sûr, série familiale s’il en est, mais aussi dans Game of Thrones, Six Feet Under, Peaky Blinders, Downton Abbey ou même Oz, entièrement basée sur un schéma clanique.
Fargo répète et déplace tout à la fois. Elle reprend le topos éculé de l’histoire nationale comme hécatombe et du capitalisme comme barbarie policée. Elle entonne à son tour la morale que Game of Thrones faisait tenir en deux antiennes, « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) et « Valar dohaeris » (tous les hommes doivent servir) : le récit des vassalités et traîtrises en fournit la manne principale et la plupart des personnages rencontrent un funeste destin (d’où l’insistance, jusqu’à la fin du dernier épisode, sur la peinture d’Henri Regnault trônant dans le bureau de Cannon, Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, monument d’orientalisme devenu étrange étendard identitaire). Et en même temps, elle détourne et déménage. Ses fables sont logées dans un territoire jusqu’alors délaissé par ses aînées, le Midwest, dont le décor a peu à voir avec les zones côtières où habitent généralement les séries : vastes prairies enneigées, plaines que hantent encore le souvenir du Dust Bowl, petites villes où la bonhommie à moitié innocente des mœurs évangélistes rencontre quelques avatars du Mal. Les premières poussent parfois la mise en scène vers une esthétique paysagère inhabituelle dans le format télévisé, surtout quand il prend la forme d’un travail sur les lignes d’horizon aplaties (ainsi dans l’épisode neuf, qui semble rendre un hommage ironique aux routes trop droites quand il prend lui-même la forme d’une embardée). Les secondes quadrillent une topologie morale d’inspiration biblique, qui insuffle au récit un zeste de ce manichéisme auquel tant de séries ont tenu à échapper : la mode était jusqu’alors au clair-obscur, à la zone grise dont Jaime Lannister et Walter White ont fourni les plus grandes explorations[44] [44] Voir François Cusset, « Bienvenue dans la zone grise », in Breaking Bad, série blanche, dir. Emmanuel Burdeau, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014. . Fargo ne réintroduit bien sûr pas les vieilles croisades dont Hollywood faisait jadis sa pâture. Mais la traverse tout de même le soupçon d’un Mal revu et corrigé, qui tapisse la série aux couleurs d’un diabolisme dont la cruauté excède le simple calcul des intérêts ou les banales avanies des maîtres et qui, dans la première saison, faisait suffoquer un chef de la police confessant voir là une violence que son âme ne pouvait absorber. Le goût du sang de Lorne Malvo, des séides de Kansas City dans la seconde saison ou de Varga dans la suivante a été transmuée dans la dernière en date, qui loge l’horreur dans la démence assassine d’Oreatta et surtout dans ce fantôme d’un capitaine négrier explicitement identifié au Malin. En face, les chevaliers du Bien manquent à l’appel. Il y a bien ces figures d’enquêtrices qui dans la plupart des saisons s’efforcent d’écarter les ténèbres – ici Etherilda, avant Molly ou Carrie –, il y a aussi, dans la quatrième, ce marshall mormon à la croisée du lapin et du paladin. Il reste que la lumière s’appuie sur moins de certitudes que l’ombre. D’où cette présence fantomatique de la Bible, qui n’est plus comme lors de l’âge d’or hollywoodien l’esquisse de tout récit mais un texte lointain, dont on cultive le souvenir à travers des citations ou des préceptes sans pouvoir en réaffirmer l’esprit. Dieu n’est pas mort, mais en veille.
Cela n’est pas sans affecter le sort – et le sens – des textes évangéliques, que biffe l’affaiblissement de la foi. De même que Fargo ressuscite le manichéisme à condition de l’estomper, il restaure le schéma narratif des grands textes bibliques – la parabole – en l’amputant de son principe, l’apologue. Celui-ci n’a à vrai dire jamais pris la forme d’un clair enseignement, puisque le propre du récit parabolique est d’encrypter sa morale pour laisser au fidèle le soin d’en faire éclore le sens à force de récollection. Toujours est-il que ces récits se terminaient sur une moralité dont Hawley révoque l’usage. Lui qui aime à transformer les échanges en monologues s’acharne en même temps à en ruiner l’acmé, quand il ne joue pas d’une surenchère interprétative abolissant le sens éventuel du propos. L’épisode neuf contient deux pareils moments. Dans le premier, un vendeur d’armes en mauvaise posture face à un homme de Cannon s’emploie à le convaincre de sa croyance en l’égalité raciale au moyen d’une étrange fable sur des tortues exploitées par leur roi. Riche en détails et en effets d’attente, le récit est interrompu in extremis par une balle de revolver, si bien que sa morale inévidente restera tue à jamais. Dans le second, Rabbi Milligan questionne un peintre d’enseigne sur le sens incertain du slogan qu’il vient d’inscrire sur un panneau au milieu de nulle part, « The future is now ! », ce à quoi l’intéressé répond « Could be a statement as to the underlying unreliability of time. Or a testimony along the lines of ‘seize the day’. », avant d’en personnaliser le sens pour voir dans la formule une description de son nouveau statut de chômeur – exercice anagogique on ne peut plus déplacé par rapport à sa matière. Bref, parabole et élucidation ne peuvent fonctionner que séparément, esquivant la plénitude du sens recherchée par le modèle religieux. Et ainsi, en lieu et place de cette pédagogie évangélique, Fargo inonde ses saisons de « para-paraboles » dont l’inflation interdit tout apologue définitif, le sens se trouvant toujours en excès ou lacunaire.
Elles affolent en même temps les lignes narratives. À l’échelle de la saison, Fargo suit bien une trajectoire des plus classiques, allant du conflit à sa résolution. Les écarts et embranchements interviennent au niveau des épisodes, incurvant la trame principale au gré des récits ou péripéties qui gondolent la structure globale. Une brève conversation entre Etherilda et le fils aîné de Cannon, Lemuel, en expose la formule : elle compare les mérites d’un Louis Armstrong aux compositions nettement architecturées à ceux d’un Dizzy Gillepsie qui, dit son défenseur, « has no structure ». La série adopte d’un seul geste ces deux modèles, redoublant l’agencement maîtrisé par un système de déviations. Car les paraboles sont aussi, en mathématiques, des ellipses : des contournements ou des tangentes, qui rapprochent les lointains autant qu’elles tordent la continuité. Les séries n’ont jamais été étrangères aux rencontres faisant se croiser des arcs narratifs a priori séparés. Elles ont de longue date opposé aux vieilles nécessités et motivations aristotéliciennes des chemins plus hasardeux (qu’on pense à Treme, mosaïque urbaine où des destins sans rapport se heurtent selon la loi des alignements astraux). Mais Hawley pousse l’aléatoire à un degré d’arbitraire inédit. Un mot résume dans ses entretiens cet art capricieux, « collision », dont la logique l’autorise à justifier la fameuse formule ouvrant chaque épisode, « This is a true story » par le fait que, dans ses récits comme dans la vie, « things don’t add up ». Dans la saison deux, le passage inopiné et sans conséquences d’un OVNI pendant le shootout final affirmait déjà que Fargo préfère la syncope à la synthèse, invitant dans ses fables des genres qui les débordent – ainsi du film d’horreur dans la dernière saison, avec ce fantôme surgissant par intermittence. Ce n’est pas un hasard si tant de personnages claudiquent ou se montrent incapables de marcher droit. La démarche d’Oraetta, celles de Zelmare ou de Swanee, les blocages d’Odis Weff devant les portes et son bégaiement sont autant d’indices de ce refus du rectiligne, comme, d’une autre façon, la mort de Gaetano suite à un trébuchement cristallise l’idée « fargienne » de la catastrophe devenue clinamen. Or, tout cela – le télescopage de trajectoires satellitaires, les fables zigzagantes ou l’abus d’additifs narratifs – était déjà annoncé dans l’ouverture de la première saison, sur le spectacle d’une machine à laver dont le programme capotait. Dysfonctionnement à la morale éloquente : contre les cycles complets et le déroulé attendu des épisodes, Fargo devait avoir pour seule loi celle du récit enrayé.
Post-scriptum : la série voisinant le plus avec Fargo est probablement True Detective, aussi écartés soient leurs styles et leurs thèmes. Toutes deux nées en 2014, pareillement conçues selon le format dit « anthologique » (où chaque saison est autonome), elles ont apporté des solutions divergentes aux mêmes problèmes : quelle place laisser au Mal, comment se défaire de la linéarité. L’horreur des meurtres motivant les enquêtes de True Detective n’est pas sans rapport avec les êtres maléfiques qu’héberge Fargo (incidemment, les deux ont mis au cœur de leurs dernières saisons la question raciale, trumpisme oblige[55] [55] Peut-être faut-il aussi voir là, pour ce qui concerne Fargo, un souvenir de l’insistance de Treme sur le rapt de la culture afro-américaine par la bourgeoisie culturelle blanche : Cannon voit son idée de proto-carte bleue volée par un banquier établi, comme la musique des quartiers pauvres de la nouvelle Orléans était récupérée par les avatars de la gentrification. ). Et la série de Nic Pizzolatto a contesté la continuité narrative au moyen d’enchevêtrements temporels que sa troisième saison pousse à son plus haut degré de complexité. Chacune a également cultivé comme jamais l’art du monologue, dont, pour True Detective, les morceaux de bravoure restent les leçons de nihilisme exposées par Matthew McConaughey dans la voiture de son tandem. Rien d’étonnant à ce qu’elles soient aussi les seules grandes séries à avoir été produites par des romanciers.