Voyant venir la sortie de Faust, j’ai découvert ces dernières semaines six films d’un cinéaste dont je n’en avais auparavant vu que deux. Sans entrer dans les nuances, je dirais qu’ils m’ont plu. Faust a donc été mon neuvième Sokourov. Une évidence d’abord : comparé aux publicités ayant ouvert la séance, Faust est une œuvre méritant tous les dithyrambes. Mais il est aussi de mon avis que, comparé à certains des films précédents, ce dernier n’est pas sans poser problème. L’art sokourovien, avec Faust, s’intègre à la culture, ce dont témoigne une réception critique dont l’enthousiasme s’accompagne d’un resserrement autour de quelques considérations esthétiques ou formelles. Devant un film qui élèverait le cinéma au niveau de l’Art (il faut dire que dans le désert la moindre goutte d’eau a des allures de rivière ; mais ce n’est pas d’eau que manque la critique, c’est de «chef d’oeuvre»), il peut être bon de faire quelques pas de côté ; la vie est ainsi faite que l’Art s’inscrit dans un dispositif de présentation (une séance, avec des publicités), et devient l’objet d’un “accompagnement” discursif. Il sera donc question du dernier film de Sokourov, mais également de la manière dont il a été reçu (sans prétention, pas même à l’exhaustivité).
On sait que Sokourov a une certaine conception du monde (comme ceux qui ont réalisé la pub Audi certainement, mais tout à fait différente). Pas d’ « avancée par la technologie » selon lui. Son diagnostic est sans appel : le monde est miné, troublé. Son premier film, se déroulant à l’époque des premières grandes horreurs du siècle (et adapté de L’hôtel des cœurs brisés de G. B. Shaw), mettait en scène des êtres isolés dans des attitudes excentriques, sur fond de destruction du monde. Ce monde détruit est comme un préalable à son travail, traumatisme qui ne cesse de hanter les personnages et l’organisation des plans – on peut reconnaitre là une caractéristique courante du cinéma moderne. Une des causes du trouble mondial a été clairement énoncée et traitée par l’auteur : la volonté de pouvoir, objet d’une tétralogie que Faust vient clore, après trois films autour des figures de Hitler, Lénine et Hiro-hito [11] [11] Moloch (1999), Taurus (2001), Le Soleil (2005) . Diplômé d’histoire, Sokourov n’envisageait pas cependant ces films comme des entreprises didactiques ; le contexte historique n’y était pas développé, l’enjeu portant sur les attitudes de ces êtres et de ceux qui pouvaient les côtoyer, ainsi que sur l’organisation de l’espace dans lequel ils évoluaient.
La différence de Faust tient en plusieurs points : il s’agit d’un personnage fictif, et il apparaît davantage en mouvement, en déplacement dans le monde qui l’entoure – manière de dire que ce monde est également plus étendu et présent dans le film. Les enjeux du contexte historique s’y laissent saisir, et ce de façon plus ouverte (ce qui ne signifie pas vraiment plus didactique) que la Seconde Guerre Mondiale dans Moloch et Le soleil. La mise en scène de Sokourov tendait, notamment par l’accent mis sur les gestes et les sons, à faire du dictateur et de l’Empereur des êtres non extraordinaires bien que toute l’organisation autour d’eux les désignait comme «exceptionnels». Faust, au contraire, évolue au milieu de son époque comme n’importe qui. Professeur disposant d’un certain savoir, il n’en est pas satisfait. Il a beau disséquer un corps, scruter le sexe d’une femme et lire la Bible, la science, nihiliste [22] [22] “Au moment où le nihilisme nous indique l’univers, la science qui en est la contrepartie forme l’outil pour le dominer. L’ère de la maîtrise universelle s’ouvre. Mais cela a des conséquences : celle-ci, d’abord, que la science ne peut être que nihiliste, elle est le sens d’un monde privé de sens, le savoir qui a pour fond l’ignorance dernière”. Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p 219 , ne peut lui apporter les réponses qu’il cherche : l’origine et le sens de la vie, la localisation de l’âme. L’orgueil démesuré de Faust, son inscription parmi les figures de la tétralogie, réside dans cette volonté de savoir. [33] [33] Je vois mal pourquoi Faust serait le “prequel” des autres films de la tétralogie. L’idée, avancée par Jean-François Rauger (Le monde), Eugenio Renzi et Arnaud Macé (Independencia) et Jacky Goldberg (Les Inrocks) me semble piochée dans la culture hollywoodienne et flatter un peu facilement l’idée que l’art va contre l’ordre établi. Pourquoi vouloir déterminer un ordre ? Il est interchangeable. La science est un rêve de grandeur dont le porteur s’imagine pouvoir repousser les limites, tout expliquer, même sa propre création, jusqu’à devenir lui-même créateur (d’un surhomme).
Faust présente un montage de positions renvoyant à cette époque où la religion affronte l’expansion des connaissances scientifiques: celui qui croit en Dieu (le curé, mais qui est aussi corrompu), l’esprit scientifique (Faust), l’égomaniaque (Wagner, l’apprenti de Faust qui ne se gêne pas pour dire qu’il était au commencement du monde). Il y a aussi la figure du père, médecin pas nécessairement efficace mais pragmatique : le seul, avec la jeune et jolie Margarete, sur qui Maurizius, incarnation du diable, ne semble pas avoir d’emprise directe. Lorsque Faust reprend une phrase de ce père (« celui qui sait se rationner sait créer son petit bonheur »), c’est pour exprimer le dégoût qu’elle lui inspire, lui qui voudrait quitter à jamais la puanteur et l’agitation des rues. Il est « typiquement humain » – comme dit Maurizius – car il ne veut pas être serviteur : ironie, car c’est cela même qui le met au service du diable. La croyance que l’on peut tout se permettre est le sommet des maux selon Sokourov – et cela vaut pour ses collègues réalisateurs qui produisent des images violentes comme pour ses personnages. Celui qui ne veut reconnaître sa condition humble n’aura pas les moyens d’accéder à la seule grandeur qui vaille – celle de l’esprit – et se destinera à vivre dans la dévoration et la convulsion de ses propres passions, dans un monde démystifié où l’organique est le maître-étalon universel. Une comète ? Non, une boule de gaz. C’est-à-dire un pet.
En voix off, Faust répète une phrase de son père : « Un homme bon, si troublé soit-il, reste toujours conscient du plus droit chemin ». C’est peut-être pourquoi Maurizius, en indiquant leurs chemins aux personnages pris dans les dédales du village, les invite toujours à tourner. Le diable n’est pas franchement boiteux ici, mais il tourne, marche de biais et tangue. Avec ou sans sa présence, le monde est pris dans des aberrations de mouvements qui donnent au film sa dynamique visuelle : aimantation incongrue des personnages, rotations, chutes, brouette dévalant une pente en arrière-plan. La peste morale survolant la ville se manifeste à même les corps, rapprochant les hommes des bêtes. Mais pas question pour Sokourov de prôner le Bien contre le Mal. Même si Faust, logicien, a du mal à l’admettre, l’inexistence du Bien n’implique pas celle du Mal (dixit Wagner). La morale religieuse, ses représentations, semblent tout autant servir le diable que l’évolution scientifique qui prône les liens de parenté entre l’homme et le singe (Maurizius embrasse une statue de la Vierge, caresse une statue de notre parent selon Darwin). La mère de Margarete, moralement rigoureuse, est par-là même un vampire (son manteau, qu’elle écarte comme Dracula sa cape) et c’est la contrainte morale – ne pas relever sa jupe, ne pas flirter – qui contraint le visage de l’innocente Margarete. Il n’y a pas de Dieu, de Bien et de Morale concomitante à restaurer.
Mais alors, face à une religion non praticable car non croyable et à une science périlleuse, quelle issue avancer ; comment restaurer la conscience des limites ? Sokourov n’est pas le premier cinéaste à affronter la question – qui déborde évidemment l’époque du professeur Faust pour nous concerner. Rossellini, face à la cruauté de son époque, s’était lui aussi emparé du cinéma, pour y lancer un projet pédagogique ; non pas une tétralogie mais une encyclopédie. La réponse de Rossellini consistait à faire de ses films des outils de lutte contre l’ignorance. Pour le dire vite, l’éthique chez lui passait par la pédagogie, contre la tendance émotionnelle et esthétisante des produits culturels. C’était “le cinéma même si c’est un art” : cela donnait des films très beaux. Pour Sokourov, l’éthique passe par l’étude morale de l’être humain, l’amour et l’art – “le cinéma parce que c’est un art” : cela donne des films très beaux. Comme Daney l’écrivait, la beauté n’est pas univoque. [44] [44] “La beauté est ce dont j’ai pensé me passer. La beauté en tant qu’elle sidère, ne veut rien, n’exprime rien, fond sur soi. La beauté n’était chez moi (chez nous) que la conséquence automatique d’une sorte d’héroïsme moral”. Serge Daney, L’exercice a été profitable, monsieur, Paris, POL, 1993, p 84
Prenons un détour : en 1982, le même Daney écrivait que le cinéma russe, en cela opposé à Hollywood, était un cinéma de la matière, de la lenteur et de la discontinuité. Cela concernait Parajdanov et Tarkovski, mais remontait aux cinéastes du muet [55] [55] Ciné-journal I, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998, p 116-117 . Pour le cas de Sokourov, on pourrait dire que cela reste vrai, mais pas exactement. [66] [66] Je préviens les cris outrés : il ne s’agit pas d’enfermer les cinéastes russes dans ces caractéristiques “nationales”, ni de soutenir que la lenteur est mieux que la vitesse, la matière que l’immatériel et encore moins la continuité que la discontinuité. Mais il peut être bon de ne pas pour autant tout considérer sous l’angle du particulier. De la lenteur et de la discontinuité, Sokourov semble de plus en plus se détacher. Tout dépend du point de comparaison : comparé à Avengers, Sokourov reste lent ; et l’on trouve dans Faust des plans longs, du ralenti et des faux-raccords. Mais, par rapport à d’autres de ses films, Faust est plutôt rapide (je ne conseillerai pas Pages cachées (1993) ou La pierre (1992) à ceux qui auront trouvé les plans de Faust trop longs) et l’espace est plutôt en proie au mouvement qu’à la discontinuité – la désorientation spatiale ressentie à la vision des premiers films est ici moindre. Le découpage des premières séquences, où l’on découvre Faust chez lui, a à cet égard des allures assez confortables. La discontinuité n’est ici, du reste, pas sans liaison narrative. Six plans brefs séparent le moment où l’on apprend à la mère de Margarete le nom de l’assassin de son fils, et celui où Margarete arrive chez Faust. Il y a alors discontinuité, mais qui va aussi bien dans le sens d’une accélération du récit (elle apprend le nom / met son manteau / sort et croise Maurizius / est chez Faust). Les films des années 90 apparaissent certainement plus fragiles, mais aussi plus troublants. Il est possible que la présence accrue des dialogues et la ligne somme toute assez attendue de la narration dans Faust (par-delà les quelques mystères qu’elle sème en chemin) pèsent dans cette impression.
La question de la matière est peut-être plus intéressante, et c’est elle qui retient l’attention de la critique (de là viendrait la beauté du film, son caractère sensoriel). Sokourov a veillé à disposer pour le tournage de costumes en tissus d’époque, et il y a un rendu d’éléments divers (poussière, liquide, brume, pierre) qui semble aller dans le sens d’un souci de matière propre au cinéma russe. Mais la matière naturelle est aussi chez Sokourov passée par des déformations optiques et un traitement particulier des couleurs. S’il y a matière chez Sokourov, il ne faut pas omettre de mentionner son goût pictural le portant vers les trucages. Dans un entretien datant de la sortie de Mère et fils (1997), il déclarait ainsi ne plus vouloir faire des images donnant une illusion de tri-dimensionnalité, mais des images plates et horizontales : ni reproduction ni imitation de la nature, mais création – dans un rapport avec des traditions artistiques et esthétiques. Dans ce même entretien [77] [77] Disponible ici (en anglais) , il se dit hostile à toute manipulation sur l’image en post-production, préférant intervenir au moment du tournage. Il aurait en cela connu une évolution : depuis L’arche russe (2002), son cinéma se construit avec les effets numériques. Dans ce dernier film, il a par exemple ajouté des ombres sur un plan où l’on voit Faust sortir d’une grotte [88] [88] «Alexandre Sokourov, peintre de la couleur», Cahiers du cinéma n°679, Juin 2012, p 16 . Le chef opérateur, Bruno Delbonnel, confie en outre que, passées par un logiciel, les peaux ont été adoucies. Dès lors, dans le plan où Faust caresse le ventre nu et blanc de Margarete, nous pouvons nous demander ce qui de la matière réelle “photographiée” se conserve à l’écran et ce qui peut en être perçu[99] [99] Notons au passage le rôle que joue le son dans cette séquence comme dans d’autres – sans le frottement entendu, renvoyant à la main sur la peau, l’impression de matière aurait beaucoup moins lieu d’être. Quand l’image s’aplatit, le son lui donne sa profondeur. Il faudrait creuser l’utilisation des anamorphoses – non pas en tant qu’effets mais en tant que produisant des effets – et peut-être se détacher de ce qu’en dit Sokourov lui-même. Les anamorphoses donnent lieu aussi bien à interprétations psychologiques (en rattachant la déformation à un esprit humain), picturales (l’image plate – mais toute illusion de profondeur n’est pas vraiment effacée), que fantasmatiques (brassage des différentes matières filmées dans le film lui-même) . La matière chez Sokourov est plus picturale que géologique ou organique, c’est celle de la toile. Cela s’accorde tout à fait à ses déclarations sur l’importance de l’art et le distingue finalement des cinéastes russes précédemment cités, dans le sens, aujourd’hui, d’une meilleure lisibilité – de l’art qui se donne comme art – et acceptabilité de son travail.
Il y a une tentation à la fois justifiée et problématique dans la critique de ce film : la recherche et la citation des inspirations picturales. On trouve pêle-mêle dans les critiques : Vermeer, Le Greco, Giotto (Jacky Goldberg ; Les Inrocks), Carl Spitzweg, David Teniers, Henri Met de Bles, Dürer (Jean-Michel Frodon ; Slate), Altdorfer, Rembrandt (Samuel Douhaire ; Télérama), Bosch (Jean-François Rauger ; Le monde / Cyril Beghin ; Les Cahiers du cinéma), Bruegel. On peut alors se demander ce qui préside à la mention de l’un plutôt que de l’autre, et quelle est la pertinence des références. Peut-être y a-t-il là pour le critique l’occasion inespérée de prouver qu’il a fréquenté les musées, qui ne poserait pas problème si elle ne s’accompagnait du risque de rater ce que le film propose hors de sa dimension picturale. [1010] [1010] On me dira : ne pas chercher les références, n’est-ce pas amoindrir la richesse du film et faire vœu d’ignorance ? Mais les voir et en faire d’emblée une qualité du film, un argument pour lui et sa beauté, n’est-ce pas en même temps l’enfermer dans le musée ? Il serait plus intéressant de se demander en quoi la référence picturale se noue au reste. C’est pourquoi, de par la réception critique qu’il suscite, on peut penser que la vision de Sokourov tend à se retourner contre lui. S’il cherche à offrir à notre modernité malade un remède par l’art, son œuvre trouve sa place dans les étagères de la culture et s’y enferme loin du monde. L’évocation de sa maîtrise plastique n’offrirait-elle pas une belle échappatoire à l’évocation de ses idées personnelles et à l’analyse du contenu ?
Peut-être le terme d’”échappatoire” est-il mal choisi. Il semble en tout cas que le problème principal que pose la vision de Faust à la critique soit l’articulation entre différentes « couches » : son intrigue narrative, son traitement visuel, et la personne de l’auteur (ou, pour dire autrement : scénario, montage, photographie, acteurs, musique). Ce qui semble indiscutable et indiscuté est la beauté du film, qui atteindrait à une sorte de « Walhalla du cinéma » (Les Inrocks). Mais presque toutes les références à la beauté sont au fond des références à la beauté des images, et le film relance alors une question un peu lourde : celle du fond et de la forme. Ainsi Jean-Michel Frodon (Slate) écrit-il d’un côté que Sokourov ne présente pas une « vaine esthétique », mais distingue tout de même le film « pour lui-même » de la « réflexion politique et morale ». Et d’ajouter que Faust « est la ferme déclaration d’amour à ce que recèle la présence dans le même plan de cinéma d’un homme et d’un échassier, ou juste d’un couteau posé sur une table. ». On peut également lire dans Libération (Didier Péron) que le film présente de « somptueux événements optiques, quand cadre, lumière, couleur semblent arracher à l’emprise du récit leur liberté d’action, s’amusant chacun à dérégler le continuum de la mise en scène » (comment ces événements optiques dérègleraient-ils la mise en scène – n’en font-ils pas partie ?).
Mais alors ne peut-on pas faire se mordre la queue au serpent ? Quand j’écris que la fixation sur la beauté, sur la “forme”, fait échapper au “contenu”, ne peut-on pas rétorquer que, si l’on privilégie la beauté du film à son éventuel contenu, c’est justement parce qu’il n’y a au cinéma d’autre sens que celui de la forme ? Et la beauté, la surface, peuvent y être des puissances supérieures à tout message. En fait, on pourrait interpréter les citations ci-dessus comme la reprise de certaines pensées, assez fameuses. Daney, encore lui, écrivait (dans un texte sur Tarkovski. Tiens, tiens…) « Le « fond » d’un film est un effet de perspective produit par sa forme» [1111] [1111] Ciné-journal I, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998, p 92 . Rancière, par ailleurs et pour sa part : « La justesse du cinéma est au prix de ce suspens maintenu entre deux directions de l’image en mouvement : celle qui l’ouvre sur les injustices du monde et celle qui transforme toute injustice en vibration sur une surface »[1212] [1212] Les écarts du cinéma, Paris, La Fabrique, 2011, p 129 . On aurait tort cependant de considérer ces pensées comme des axiomes, même si elles peuvent a priori convenir à Sokourov, qui a tout d’un digne représentant du « régime esthétique des arts » et qui, comme Tarkovski en son temps, a connu des déboires avec la censure soviétique (non pas en raison d’éventuels messages politiques contenus dans ses films, mais pour sa « jouissance » d’artiste). Regarder Stalker – et non l’interpréter comme message(s)– pouvait être la meilleure chose à faire, mais regarder Faust ? Certainement, mais de quel regard ?
Daney et Rancière sont peut-être ici moins assimilés qu’appliqués à la lettre, et il me semble au moment où j’écris que c’est au nom de la puissance de la surface et de la beauté que Faust peut décevoir. Les événements optiques de Faust sont peut-être (de par l’ombre qu’elles jettent sur le reste) ce qui le mine et non ce qui le rend grand, et l’attention qu’on leur porte pourrait être à la mesure d’un manque d’articulation dans l’oeuvre elle-même. Il semble que ce que l’on y trouve de beau n’est pas l’indétermination, la rencontre entre des champs a priori éloignés (exemples classiques: l’art et le quotidien, l’esthétique et la politique…), mais la certitude de la beauté, détachée, plastique, « artistique ». L’écueil pour la critique est alors de se trouver réduite à l’emploi des adjectifs et à la description [1313] [1313] Il y a dans les Cahiers du Cinéma (N°679 – Juin 2012) des entretiens autour de documents de travail de Sokourov : des peintures qu’il a faites pour définir la couleur du film. Ce travail et l’investissement de l’auteur sont impressionnants, mais le discours tenu autour de ces documents échappe assez peu à une recension des couleurs. Et dans ces conditions, nous ne sommes pas loin du fétichisme. Tout en reconnaissant ce travail – et en étudiant la technique qui le relaie -, il ne faudrait pas se contenter de dire (pour caricaturer un peu) : “Oh, la belle bleue”, etc. . On peut également voir là, sous-jacente, l’idée qu’une grande œuvre défie le commentaire, qu’elle est indicible et, ce qui en un sens est la même chose, prête à toutes les interprétations. Mais n’ayons pas peur de distinguer entre une œuvre riche, ouverte, et une œuvre vague, et, dans une même œuvre, les éléments qui appartiennent à un côté ou à un autre. La non-assignation de signification peut être un geste artistique, et producteur, mais il ne faut pas systématiquement louer l’incompréhensible (et peut-être pas que cela devienne l’attendu voire le privilège de certains « grands » ). Quoiqu’il en soit, le non-sens est un défi à la critique et dire que l’art peut tenir à la présence d’une cigogne et d’un homme dans le même plan, c’est risquer l’indistinction quant à ses critères de jugement, sauf articulation conséquente.
Il est donc bon de critiquer les films, mais il faut aussi savoir critiquer la critique (et à l’occasion s’auto-critiquer…). Que la critique fasse reposer son admiration sur certains des éléments formels du film n’est pas nécessairement la preuve que l’esprit de Daney se soit répandu. C’est plutôt le signe que la mise en images de Sokourov se lie facilement, directement, explicitement, visuellement, à des discours culturels établis, et qu’il y a pour la critique plusieurs avantages ou raisons d’apprécier ce film comme elle le fait, comme un art quasiment non-problématique. Les qualités visuelles des films de Sokourov sont reconnues et attendues. On ne peut pas avec eux échapper à la forme, et le critique qui connait ses classiques peut alors être tenté de voir dans la phrase de Daney un alibi pour ne pas penser la beauté du film – puisque le fond serait seulement effet de perspective, moins une chose à découvrir qu’à recouvrir. Ne reste alors que la forme et les impressions qu’elle provoque. On pourrait se demander s’il n’y a pas un risque, dans cette manière de mise en avant de l’esthétique, de prôner l’art pour l’art, la séance de “cinéma esthétique” de 2h14. C’est précisément là où Sokourov (pas lui mais ce que l’on sait de lui) est précieux pour le critique, puisque la simple mention de son nom dissipe cette idée : c’est un artiste à la conscience morale développée, de laquelle découle son esthétique (comme l’écrit Frodon : «pas de vaine esthétique»). Sokourov en arrière, Daney par devant, le critique au milieu n’a rien à craindre. Du reste, en s’enthousiasmant sur le film, il ne s’agit pas non plus pour elle de céder aux sirènes du public puisque Sokourov n’est toujours pas populaire ; l’avantage de la pose est donc double : avec l’art, mais avec un art comme on l’aime, c’est-à-dire minoritaire (une fonction de la critique étant a priori de défendre et porter les œuvres auprès du public et parfois contre lui), et que tout le monde n’aurait pas la capacité de reconnaître.
Ce film, plus que les autres, laisse le champ libre à l’admiration. Sokourov est un artiste éthique, mais son éthique le porte à la réflexion morale plutôt qu’à l’engagement politique. La disparition des personnages historiques dans Faust laisse cours à cette veine morale, cela à travers l’adaptation d’un chef d’œuvre qui aborde de grandes questions métaphysiques, la conscience de Sokourov puisant à celle de Goethe. Dans le projet Faust, l’art et la morale se délient de la politique et de l’histoire (le critique devait quand même auparavant composer avec Hitler et Hiro-hito…). L’étude de la réception critique ne s’éloigne donc peut-être pas tant que ça de celle du film. Et tout cela ne se passe pas tout à fait indépendamment de Sokourov et de ses choix. Pour ce Faust, la seule épine restante serait la proximité connue entre le réalisateur et Poutine. La netteté des positions n’est plus celle du temps de l’Empire soviétique. Il n’est pas forcément brillant de juger d’un artiste sur ses positions politiques, mais la tolérance, voire la bienveillance de Poutine à l’égard de Sokourov, ne montrerait-elle pas aussi que ses films ont cessé de véritablement poser problème ? On peut en tout cas s’interroger sur les raisons de cet adoucissement entre le cinéaste et l’homme de pouvoir.
La réponse est peut-être celle-ci : le pouvoir n’a plus à se sentir menacé quand l’art se laisse aborder comme une valeur culturelle. L’attachement de Sokourov à la tradition artistique est salutaire en terme de mémoire et peut-être de savoir, mais son projet – faire vivre la culture russe et européenne – peut aussi s’accorder au fétichisme du marché culturel et est une formidable vitrine à l’international pour la Russie de Poutine : un moyen de conserver son âme – sans pour autant, d’ailleurs, réellement promouvoir le cinéma de Sokourov dans ses frontières. Les hommes politiques sont de plus grand formalistes qu’on le croie et savent identifier les œuvres que l’on peut classer – si la critique le veut bien – et celles qui créent de l’indistinction, de l’incertitude (autre que le simple symbole indéchiffrable car issu du cerveau de l’auteur démiurge). L’art est peut-être le plus vivant là où il n’est pas attendu et signalé comme tel. Alors, si l’on admet qu’il faut regarder les films plutôt que les interpréter, il faut ajouter, après avoir vu Faust, que la forme est en fait moins une chose que l’on regarde qu’une chose que l’on pense. Si la pensée s’étouffe sur la matière-toile au lieu de la transpercer, le destin de l’art risque de se jouer chez Christie’s. “Où se trouve le diable?”, demande Faust. “Là où est l’argent”, répond Wagner. De plus en plus, c’est également là que se trouve l'”art”.