Fengming et Le Fossé, Wang Bing

Une invitation

par ,
le 15 mars 2012

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De Fengming on peut dire qu’il est minimaliste, pointer l’apparente simplicité de ses moyens économiques ou esthétiques. On peut aussi en pointer le caractère monstrueux. Le minimalisme de plus de trois heures produit un certain inconfort, de la fatigue, une forme de violence envers le spectateur peu habitué à ce genre de spectacle. Il est certainement possible d’aimer Millenium et Fengming, mais il faudrait mettre la plupart des spectateurs du Fincher devant le Wang pour voir s’ils n’auraient pas plus de mal à supporter la longueur des plans de l’un que la violence représentée par l’autre. À force de repousser les limites dans un sens unique, de faire de la sensation forte le lot commun des loisirs, il se pourrait bien que l’insupportable, la limite et la force, soient à chercher dans des œuvres construites sur des notions et expériences tendant à être évacuées du quotidien tel qu’il est dessiné et vendu par la majorité des médias contemporains. On connait le saucissonnage clipesque (plans de coupes, zoom, travellings, contre-champ sur l’interviewer etc.) qui fait l’ordinaire de la parole télévisée. La captation de la parole en un plan ininterrompu et fixe de plus d’une heure, telle qu’elle nous est donnée à voir par Wang, apparait comparativement comme une audace.

Cela dit, un film qui aurait pour seul objectif et réflexion d’opposer la lenteur à la vitesse, ou la fixité au mouvement, serait bien peu de chose – une velléité toute théorique. Dans Fengming la construction spatiale et temporelle des plans accompagne la situation concrète du témoignage. C’est le témoignage qui appelle ou dicte la durée, qui l’entretient ; mais c’est aussi bien le choix de la durée qui va déterminer notre rapport émotionnel et notre place vis à vis de la parole et du corps qui la profère. Nous ne sommes donc pas devant un pur contenu. La réalisation ne s’absente pas pour constituer le simple enregistrement d’un témoignage oral. Mais le témoignage n’est pas non plus simple prétexte à une expérience cinématographique marginale, où la durée constituerait une condition préétablie (le film n’est d’ailleurs pas uniquement constitué d’un plan fixe). Ce qui se noue dans ce rapport est une transformation de ce qui constitue la projection classique de cinéma. Celle-ci devient, plutôt qu’une projection, une rencontre, et davantage encore une invitation.

Le film s’ouvre sur un plan où la caméra suit Fengming, de dos, marchant dans la rue. Au plan suivant, la caméra est posée dans le hall d’entrée de l’appartement de Fengming, que nous voyons s’installer dans son salon, prête à prendre la parole. Nous passons alors au plan principal, qui nous maintiendra dans la même position pendant plus d’une heure. Dans ce troisième plan, la caméra est posée dans le salon, en face de Fengming, à hauteur d’œil humain. Cette disposition nous amène à nous imaginer que nous sommes assis sur un fauteuil en face de celui de Fengming. C’est suivant ce processus que notre position habituelle de spectateur change. Il n’est peut-être pas rare qu’un film commence par suivre un personnage en marche, mais il l’est plus que nous soyons amenés à (ré)investir, au sein d’un film, la position assise : nous sommes passés d’une position assise réelle (la salle) à une position assise imaginaire (le film). Toutefois, sachant que nous voyons un film documentaire, ce savoir, ainsi que l’insistance du dispositif et de la parole, rapprochent notre position imaginaire d’une position réelle. Nous savons que nous sommes chez Fengming et que notre position est en fait occupée par un être réel, dont le maintien hors-champ favorise notre investissement imaginaire : Wang Bing. La place imaginaire est une place réelle. Le moment du tournage remplace celui de la projection. C’est ainsi que l’on passe, subtilement, de la position de spectateur sur le fauteuil d’une salle, celui qui attend la rencontre, à la position d’invité, celui qui suit la personne rencontrée et va s’asseoir chez elle pour l’écouter. Vous êtes dans une salle de cinéma. Vous êtes dans un appartement. Fengming est venue jusqu’en France pour vous parler. Vous êtes allés en Chine pour l’entendre. Ce que vous voyez appartient au passé. Une femme vous parle en direct.

Invités, nous ne sommes pas dans un rapport d’identification avec un personnage. Nous ne sommes pas non plus absorbés par une diégèse. C’est avant tout notre écoute qui est sollicitée. Et l’attention se concentre sur le récit de Fengming. Ce récit a évidemment un caractère historique : c’est le témoignage d’une femme qui a traversé la Chine des années 50 aux années 80 et subi l’oppression du Parti Communiste Chinois. Mais c’est aussi un récit qui se fait à travers une mémoire personnelle. Il n’est pas guidé par le souci de représentativité. Fengming livre des anecdotes, donne des détails qui ont peut-être peu d’importance pour l’Histoire. En même temps, c’est un récit qui reste trop lié à un contexte historique pour que l’on puisse seulement l’aborder en termes privés. Il n’y aura pas forcément de leçon à tirer de cette histoire où les réhabilitations et les accusations sont aussi vides de raisons que lourdes de conséquences. Alors, au-delà ou en deçà de l’Histoire, c’est véritablement l’histoire, le récit, qui prime. Fengming est une conteuse, elle partage avec nous une expérience. Le film est à la fois le lieu et la mise en forme de ce partage.

Il est alors important de noter que le film vient en second : Fengming avait écrit un livre où elle racontait déjà son histoire. Mais changer de médium, passer de l’écrit à l’image, c’est remodeler en profondeur notre rapport au contenu du récit. Devant le film, si l’accès aux pensées intimes peut être moins ouvert, la dimension sensorielle s’impose, la parole est vivante. Le souffle et le timbre de la voix, la vision du corps, remplacent l’abstraction graphique et intensifient le récit. Et, dans le même temps, la durée, imposée par une présence, ne va pas sans pertes d’attention. Voir Fengming en DVD, en découpant son visionnage, serait renoncer à l’expérience en voulant éviter l’ennui. « L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience » [11] [11] Walter Benjamin, «Le conteur», Oeuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p 126 . Il ne s’agit donc pas de jeter des regards courroucés aux éventuels invités dont l’attention décrocherait ; il s’agit plutôt d’instaurer un rapport différent à ces vides ; non pas comme ce qui pointe la défaillance du conteur ou de l’auditeur, mais comme ce qui fait partie de l’expérience qui les unit. Les occasions de s’ennuyer sont rares.

Si le film est second par rapport au livre, Wang Bing leur a ajouté une autre approche du passé de son pays. Le Fossé s’inspire de témoignages divers de prisonniers de camp de rééducation de Jiabiangou, celui où est mort le mari de Fengming. Mais cette fois, au lieu de recueillir la parole des témoins, Wang a fait le choix de la reconstitution. Il arrive qu’on fasse venir dans les écoles des intervenants qui ont vécu personnellement ce dont parlent les livres d’histoire. Il arrive également que l’on sorte les écoliers de la classe pour leur faire visiter des lieux historiques. Le Fossé serait plutôt une visite sur les lieux, mais le cinéma rendrait possible une forme de vision directe du passé, de le rejouer comme s’il s’agissait d’un présent. On pourrait donc à première vue se dire que Le Fossé est un retour direct au vécu qui est aussi l’objet du livre et du témoignage. Si, dans Fengming, c’est le témoignage qui se fait au présent, dans Le Fossé c’est le vécu lui-même qui nous est donné à voir. Dans un désert sans âge, Wang produit des effets plus documentaires que fictionnels, aucune musique ne nous empêche d’entendre la respiration des corps épuisés. Les dialogues sont peu nombreux et assez peu explicatifs. L’accent est mis sur un quotidien où la mort, ou le souci de la repousser, est présente dans tous les gestes et dans tout l’espace du film.

Mais si Le Fossé peut sembler une sorte de mise en rapport direct avec un vécu, il s’en éloigne en réalité davantage que Fengming. Il est certain qu’une reconstitution se fait sur la base de recherches historiques, de témoignages, elle ne peut pas les précéder si elle vise une quelconque exactitude. Mais l’exactitude de la reconstitution signifie alors aussi qu’il lui faut renoncer à faire apparaître le témoignage comme témoignage, le présent en tant que présent. La reconstitution admet mal l’anachronisme, et le passé qu’elle montre n’est qu’un présent déguisé en passé. Elle ne se rapproche de son objectif qu’en s’en éloignant en même temps. Le passé est atteint par le présent, le vrai par le faux. Ce système peut produire de bons résultats, avoir un intérêt pédagogique indéniable : c’est le cas ici. Mais il réinstalle le spectateur de cinéma à la distance classique qui le sépare du film. C’est pourquoi on peut trouver Fengming plus intéressant : pas parce qu’en nous montrant le corps du témoin le film se placerait plus proche de la vérité ou du réel, mais par les effets induits autour de cette présence. Le récit oral de Fengming maintient le passé et le présent pour ce qu’ils sont, mais le mélange a lieu. Le passé (qui se donne comme passé) y est incorporé à même le présent (qui se donne comme présent).

Le cinéma ne gagne pas nécessairement à jouer l’image et la vision directe contre la parole et l’évocation. De séance en séance, inlassablement, sans bouger de chez elle, Fengming réitère ses invitations, brouille les cartes spatiales et temporelles. Le monde est petit, dit-on, et nos moyens modernes de transport et de communications le justifient plus que jamais. Mais ce n’est pas le monde qui est petit, c’est l’appartement de Fengming qui est très grand.

Fengming, chronique d'une femme chinoise, un film de Wang Bing, avec He Fengming.

Cinématographie : Wang Bing / Montage : Adam Kerby

Durée : 3h06

Sortie : 7 mars 2012

Le Fossé, un film de Wang Bing, avec Lu Ye (Li Xiao), Xu Cenzi (Gu), Yang Haoyu (Dong Lao)

Scénario : Wang Bing, Yang Xianhui / Photographie : Lu Sheng / Montage : Marie-Helène Dozo

Durée : 1h53

Sortie : 14 mars 2012