Comme celui du festival Porto Post Doc en novembre dernier, cet article ne rend pas seulement compte du Festival de Locarno, mais aussi de la « Critics Academy » du festival, à laquelle l’auteur a participé en août. Ce texte est donc la conséquence d’une série de rencontres, de discussions, de promenades (et même de baignades), autant que du visionnage de quelques films anciens et nouveaux, bons et mauvais, français et américains, chinois et suisses… [11] [11] Pour lire des textes résultants plus directement du travail dans le cadre de la Critics Academy, on pourra lire un « profile » de Maxime Jean-Baptiste dans Variety, co-écrit avec Leonard Krähmer, et un compte-rendu collectif dans Notebook, co-écrit avec Cici Peng et Julia Scrive-Loyer.
Lors d’une rencontre entre Pedro Costa et Wang Bing, organisée dans le cadre des academies du festival (qui en comporte trois : Critics, Industry, Filmmakers), le réalisateur portugais, qui a joué avec soin la très belle partition d’artiste romantique et déçu qu’on lui connaît, a fait la proposition suivante : lorsqu’on pose une caméra, ce que l’on obtient, c’est d’abord de l’espace ; et à force de travail, de sérieux, d’étude, on obtient éventuellement du temps. Or, ce qui manquait à la plupart des films découverts lors du festival, c’est justement du temps : d’abord puisqu’un certain nombre de films ne dépassaient guère les 90 minutes, mais aussi puisqu’une bonne partie d’entre eux semblaient superficiels, inutilement répétitifs, construits sur une demi-bonne idée, mais surtout sur la pompeuse et pénible exposition de celle-ci.
Dans la compétition officielle (« Concorso Internazionale »), un film comme Seses (Drowning Dry) [22] [22] Sauf indication contraire, tous les films cités font partie de la sélection Concorso Internazionale. incarne à merveille cette tendance, malgré une scène d’ouverture superbe et très prometteuse : le film débute très brutalement par une scène de combat de MMA filmée sous un mode télévisuel – la sécheresse de la scène (le combat est aussi violent que bref) présageait d’un film qui saurait travailler une certaine intensité. Malheureusement, le réalisateur Laurynas Bareiša ne met vite en place qu’un dispositif temporel simpliste (une scène de catastrophe hanekienne décalée et répétée selon un principe qui pourrait évoquer Hong Sangsoo), et son film ne touche jamais à une mécanique d’inquiétude ou d’étrangeté, mais seulement une ébauche de celle-ci – pas une machine, pas même une série de rouages, mais seulement un tour d’écrou. D’autres fois, ce que la brièveté inspirait était moins un geste trop vite achevé qu’un geste brouillon, au mieux esquissé. C’est le cas de Kada je zazvonio telefon (When the Phone Rang), présenté dans la compétition « Cineasti del presente », une série de fragments où la réalisatrice raconte le récit plus ou moins autobiographique de son départ forcé de Belgrade, au milieu des années 90 – un film construit comme une série de fragments, d’une durée de moins d’1h15, qui ne dépasse guère la simple note d’intention, comme l’a bien dit un camarade critique. Tout l’inverse du festival de Cannes de cette année, où les films étaient au mieux dans l’excès, au pire dans le superflu ; la plupart des films du 77ème festival de Locarno, au contraire, manquaient de matière.
Un film comme 100 000 000 000 de Virgil Vernier est au contraire une opération de précision, et même de limitation : débutant comme un film choral racontant la vie de plusieurs (très) jeunes proxénètes dans le Sud de la France, le film se concentre finalement uniquement sur Afine et sa relation avec une jeune femme originaire de Serbie, qui s’occupe de la fille d’un couple de riches monégasques. Lors de la rencontre évoquée précédemment, Pedro Costa a employé un autre mot, au moins aussi essentiel que cette idée de temps juste et de durée : le « sérieux » qui manquerait (évidemment) aux critiques et aux cinéastes d’aujourd’hui. Or 100 000 000 000 est un film profondément sérieux – d’un sérieux qu’il tire, justement, de sa modestie, de sa simplicité. Monaco y est pris comme un existant, ni beau ni laid, en tout cas ni territoire rêvé et onirique ni repoussoir trop vite déconsidéré ; tout comme la prostitution, que Vernier montre avec une certaine quotidienneté, ni unanimement glauque ni échappatoire fantasmé. On comprend qu’Afine n’est pas sauvé, extrait de sa condition sociale par sa rencontre avec les hommes et les femmes riches qui couchent avec lui pour de l’argent – il reste sans avenir, paumé, image inversée de la petite fille avec qui il se lie vite d’amitié, qui lui apprend que la fin du monde est proche et qu’elle souhaiterait lui trouver une place sur l’île-bunker sur laquelle ses parents sont installés. La brièveté du film (moins d’1h20), qui s’explique aussi par la quasi-absence de générique, permet à ce portrait de filer comme une ligne droite où ne subsiste que l’essentiel – c’est-à-dire, parfois, dans le monde luxueux de Monaco, la bizarrerie, l’attente, les rituels aussi surtout (dans une scène belle et étrange, Afine, les yeux bandés, effectue une série de gestes étranges, peut-être liés au Noël orthodoxe, mais qui semblent gonflés d’une charge érotique).
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Faire advenir du temps est donc une notion relative, et non absolue – le minutage du film ne saurait être le seul critère. Certains films dépassant les 90 minutes étaient tout aussi creux, et parfois d’autant plus pénibles : c’était le cas d’Agora d’Ala Eddine Slim, film qui, après une belle scène d’ouverture où dialoguent deux animaux assoupis, un corbeau et un chien bleu, cesse petit à petit d’avoir des idées, et s’épuise dans une accumulation de scènes faussement fortes où chaque geste de mise en scène semble inachevé, interrompu alors qu’il débute seulement, où chaque nouvel événement semble sans motivation, si ce n’est d’être l’occasion d’une nouvelle « image forte » (souvent d’une grande platitude). Le film ayant obtenu le Léopard d’or, Akiplėša (Toxic), premier long-métrage de la réalisatrice lituanienne Saulė Bliuvaitė, rencontre un problème similaire : quoique plus cohérent dans le déploiement progressif de son récit, il est manifestement alourdi par sa volonté d’exposer un sujet plutôt que des personnages, des espaces, des situations – la forme y est exclusivement démonstrative, simple série de déploiements de situations horribles (les stratagèmes mis en place par des jeunes filles réunies dans une école de mannequinat pour maigrir, gagner de l’argent…).
On pouvait ainsi craindre que Salve Maria soit un film exclusivement occupé par son sujet « à la mode » (le post-partum), et qui serait lui aussi ralenti par la volonté déplier sans maladresses un sujet qui n’est jamais investi profondément. Pourtant, le constat devient, scène après scène, de plus en plus évident : par une sorte de supplément d’âme, le film va au-delà des conventions, qu’il respecte pourtant (celles du thriller psychologique – musique hitchcockienne, trous de mémoire, longs trajets en voiture). Cochant toutes les cases, la réalisatrice Mar Coll parvient à atteindre une sorte de classicisme synthétique, de rigueur extrême qui donne à chaque situation, chaque dialogue, chaque décor une existence très forte, très marquée ; tout y est parfaitement conventionnel, voire cliché (la fenêtre cassée que Maria finit par fermer avec du scotch), et pourtant tout est amené avec un tel sérieux et une telle précision dans le rythme et l’exécution que l’on finit par admirer surtout la mise en scène, qui touche par la sensibilité à une horreur qui pourrait n’être qu’une idée prémâchée (la solitude inquiétante, terrifiante de cette jeune femme qui n’ose pas (s’)avouer qu’élever son enfant est une souffrance). Salve Maria a aussi le mérite d’être un des rares films vus à Locarno qui n’exposait pas le fait d’être tourné en pellicule comme un muscle saillant et un peu ridicule, profitant seulement des nuances du 35mm pour capter des subtilités dans les ombres et dans les nuances des peaux (le visage de Laura Weissmahr, interprète de Maria, est une toile pâle tout en nuances de cernes grises, de tics affectés, de mèches de cheveux d’un blond effacé).
Il y avait aussi, à Locarno, des films qui n’étaient pas seulement tournés, mais projetés en 35mm ; des films qui, dépassant à peine les 60 minutes pour certains, parvenaient pourtant à une efficacité et une capacité de synthèse étonnante ; des films faits avec grand sérieux. Ces films étaient ceux de la rétrospective Columbia, qui fête cette année son centième anniversaire. Le plus étonnant était moins de redécouvrir les chefs-d’œuvre – Règlement de comptes (1953) de Fritz Lang, notamment, projeté dans une copie immaculée après une introduction par Mathieu Macheret – que de découvrir des films bis, souterrains, de cinéastes à peu près oubliés. Parmi ceux que nous avons eu la chance de découvrir (nous avons malheureusement manqué l’un des films les plus prometteurs et rares de la rétrospective, Pickup (1951) de Hugo Haas), nous en citerons un : Laissez-nous vivre (1939) de John Brahm, sorte de cousin du Faux coupable d’Alfred Hitchcock où joue également Henry Fonda, qui troque la perversité du cinéaste anglais pour une efficacité de série B, mais surtout pour l’expression d’un combat contre l’injustice qui n’est ni celui de Hitchcock, ni de Lang (le film évoque aussi L’invraisemblable vérité), mais celui d’un nouveau cinéaste, un nouveau nom pourtant bien moins connu ; il y avait à Hollywood quelques artisans géniaux cachés qui, même sans critiques français pour les pousser à l’effort, faisaient un travail d’orfèvre.
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Restent les attendus, les évidences, celles et ceux dont on pouvait raisonnablement attendre un bon film comme on attend des bonnes nouvelles. C’est le cas, évidemment, du nouveau film de Hong Sang-soo, By the Stream. Semblant contrecarrer la recherche de singularisation qu’il visait apparemment ces dernières années (in water est flou, De nos jours se déroule dans deux espaces parallèles…), ce nouveau film, d’une durée de près de deux heures (chose devenue rare chez le cinéaste), retourne à la forme plus classique, quasi essayiste des films de Hong – retour des zooms, des situations étranges voire impossibles, des personnages d’artistes variés (ici, des plasticiennes, des jeunes actrices, un metteur en scène de théâtre devenu libraire…), et surtout, des enjeux de moralité qui tendent toute son œuvre. L’occasion, pour le cinéaste, de prouver une fois de plus son génie du dialogue, tout en ambiguïté : il ne faut jamais prendre au pied de la lettre ce que les personnages disent, mais leurs discours cachent toujours la clé pour comprendre le film. Sans trop en dire (il faut voir la beauté subtile avec laquelle les situations sociales, amoureuses, familiales de ce nouveau film se déplient), on peut cependant citer comme exemple suprême les derniers mots prononcés dans le film, ceux que Kim Minhee crie à son oncle et son ancienne professeure quand ils lui demandent ce qu’elle est allée faire dans un coin près de la rivière : « Rien ! Rien du tout ! » ; voilà une réplique qui appartient magnifiquement au code hongien. Ce « code » sera d’ailleurs perturbé par l’arrivée d’un nouveau mot dans le lexique du cinéaste, un mot étonnant, que l’on pouvait penser ne jamais entendre dans son œuvre : le mot « communiste », que l’on devine chargé de connotations dans le contexte coréen, et qui apporte surtout un poids de réalité politique concrète à des films habituellement si métaphoriques, si abstraits.
Un film de Hong, dans un festival européen, c’est la moindre des choses, c’est une habitude, il y en a un à chaque fois ; mais il y a aussi les films qu’on attend moins, ceux réalisés par des auteurs plus discrets, dont on oublie presque l’existence entre deux films. Ce fut, par exemple, le nouveau film des frères Zürcher, signé du seul nom de Ramon en ce qui concerne la mise en scène, Le Moineau dans la cheminée. Le film est à la fois incontestablement raté, et très surprenant : après une première partie qui se contente de reproduire, avec quelques variations, le dispositif sec et caustique de leurs films précédents (des membres d’une famille réunis dans une maison de campagne s’envoient des piques et des insultes en restant de marbre), le film échoue dans une seconde partie où la violence éclate plus explicitement, lors d’un double incendie, rêvé puis réel. Une deuxième partie certes complètement maladroite, où la cruauté n’est plus placée sous le signe de la rigueur extrême qui la « contenait » dans la première moitié – une deuxième partie qui intéressera sans doute ceux qui se passionnent déjà pour le travail des deux frères, comme un symptôme de leur difficulté à trouver une autre pièce à leur cinéma – à dépasser la porte des maisons qu’ils filment, avouons-le, si bien.
Les autres films que l’on n’attend pas, ce sont, évidemment, les premiers films. On peut penser, par exemple, à celui de Maxime Jean-Baptiste, Kouté Vwa (présenté dans la sélection Cineasti del presente), un film qui n’a que faire de sa propre faiblesse, car il semble à peine s’adresser à un public : ce qui compte ici, c’est le geste collectif de sa fabrication. Consacré à la mort de son cousin Lucas, tué en 2012 dans une bagarre, le film s’attarde sur le deuil de ses proches – son oncle, sa mère, son meilleur ami – et leurs réactions, leurs souvenirs, leur manière de vivre avec l’absence du jeune homme. La Guyane française, territoire où se déroule le film, est un espace montré de l’intérieur, dans lequel les personnages vivent, errent, roulent en voiture (dans ce qui est probablement la plus belle scène du film), tout l’inverse de la carte postale que le cinéma français a souvent fait de la Guyane, série de clichés que Maxime Jean-Baptiste cherchait à tout prix à éviter. Fogo do Vento, premier film de Marta Mateus, vient à nous avec un bagage plus lourd : produit par Pedro Costa et Fabrice Aragno, le film se place dans un corpus préexistant et plus imposant, qui remonte à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Plus modeste dans son sujet comme dans sa durée, le film semble parfois un peu trop facile, trop « évident » pour qui a en tête ce cinéma européen intransigeant et méthodique. On frôle le pastiche, mais le film réussit autre chose : Fogo do Vento apparaît comme un regard neuf, plus simple, plus bref, sur le même sujet (que l’on pourrait résumer en ce mot si important pour Straub, « le Peuple », dont il déclarait qu’il était « le sujet » de Moïse et Aaron (1975)). Le film est bref, très rapide (les plans sont souvent très courts), comme si Marta Mateus cherchait à tracer les chemins les plus courts entre des points qu’un cinéaste comme Costa considère, dans son œuvre, comme plus éloignés – un film qui illustre une question de perspective.
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Enfin, vient le nouveau film de Wang Bing, la seconde partie de Jeunesse, sous-titrée Les Tourments. Enfin, car s’il faut parler de temps qu’un cinéaste peut à ce qu’il veut montrer, d’une attention et d’une exigence, d’un réalisateur dont on peut attendre impatiemment le prochain film, Wang Bing est l’évidence même. Et si Jeunesse (Le Printemps) avait éveillé quelques soupçons ou quelques doutes, ce deuxième film surpasse, et même explique, justifie les pseudo-faiblesses du premier. Il faudra revenir plus longuement sur la complexité de ce nouveau film, mais il donne l’impression d’assister devant nos yeux à un moment de l’Histoire du capitalisme, ou plutôt (car ce système peut-il être si simplement résumé au mot « capitalisme » ?) d’un minuscule fragment d’une Histoire de l’économie politique mondiale.
Alors que le film semble se présenter comme une accumulation de situations particulières présentées les unes après les autres, on comprend qu’une progression s’y dessine, notamment par un embryon de syndicalisation des ouvriers, en tout cas de collectivisation des outils et des lieux de travail (afin de lutter, notamment, contre la fuite des patrons, qui emportent avec eux l’argent des salaires !) – syndicalisation difficile à organiser, qui se heurte bientôt aux impératifs économiques et sociaux (notamment la puissance des propriétaires immobiliers). Or, alors qu’on ne cesse de voir des ateliers et des ouvriers différents, la situation évolue dans un sens unique, suivant une sorte de chronologie de l’évolution de l’organisation du travail. Manière pour Wang Bing de dire, inflexiblement, une chose simple : les êtres et les lieux changent, mais le travail, lui, ne progresse que dans un sens.
Les Tourments se termine à peu près comme Le Printemps, par un épilogue plus léger, où certains personnages retournent dans leurs campagnes d’origine, comme une bouffée d’air frais. La troisième partie de Jeunesse, projetée à la Mostra de Venise et sous-titrée en anglais Homecoming, devrait prolonger ce récit d’un « retour à la maison », et sans doute, de la perte des idéaux de la jeunesse éponyme. Les trois parties de Jeunesse devraient aboutir à un film d’un peu moins de dix heures – voilà le temps qu’il faut, pour quelqu’un comme Wang Bing, pour donner à voir quelques fragments d’un certain travail dans une région très particulière de la Chine, soit le particulier dans le particulier. Ce temps est le prix de sa « loyauté », pour reprendre un des mots que son traducteur a utilisés lors de la discussion avec Pedro Costa – sa loyauté pour le particulier.