A Yamagata, toutes les années impaires, le documentaire asiatique dialogue avec le meilleur de la production mondiale à travers une sélection de films qui déploie comme en étoile les vertus cardinales de ce festival né il y a tout juste trente ans de la volonté du cinéaste Shinsuke Ogawa. Fondateur du collectif militant Ogawa Pro, celui-ci lutta dans les années 1970 aux côtés des paysans de Sanrizuka contre la construction de l’aéroport de Narita. Installé au creux des montagnes du Tohoku, dans ce grenier du Japon traité d’après certains historiens comme une véritable « colonie de l’intérieur », exploitée et polluée comme le furent (plus encore) la Corée, les Philippines, Taïwan,…, Yamagata est devenu une Mecque du documentaire. A chaque édition, le festivalier peut découvrir comment le documentaire militant continue à irriguer la production cinématographique mondiale, se déployant en une multiplicité de formes, du cinéma expérimental au journal filmé, en passant par le montage d’archives, partout où des peuples luttent pour leur environnement, pour la démocratie, pour la défense de leurs formes de vie ou tout simplement pour que les souffrances du passé ne restent pas vaines.
A Yamagata, les réalisateurs ne sont jamais loin de leurs films ni du public. Un lieu rassemble spectateurs, cinéastes et programmateurs : Komian, une ancienne auberge transformée en bar géant abritant six ou sept salles modestes ou on se presse après les films pour discuter, boire et manger. De l’expérience des films à celle de la rencontre de leurs auteurs le pas est si ténu à Yamagata que nous avons prolongé nos critiques de films de quelques entretiens témoignant de quelques unes des rencontres marquantes de cette édition 2019.
E.D.
Entretien avec Nobuhiro Suwa, par Elise Domenach et Elie Raufaste
Nobuhiro Suwa, membre du jury de la compétition internationale du festival de Yamagata cette année, revient pour nous sur son rapport ancien avec le festival. Et nous confie le jour même de la délibération du jury les raisons de son coup de cœur pour le film de Wang Bing, Les Âmes mortes. Le lendemain, le film se voyait décerner le grand prix du festival !
Le cinéaste, qui marqua le cinéma japonais des années 1990 et 2000 avec entre autres 2/Duo (1997) et M/Other (1999), et qui s’était déjà penché sur les ravages du nucléaire dans son remake de Hiroshima mon amour, H Story (2001) évoque également son prochain film, Le téléphone du vent (Kaze no denwa), une fiction sur l’après Fukushima qui sortira au Japon le 24 janvier prochain.
Débordements : Quelle est votre histoire avec le festival de Yamagata, avant de faire partie du jury ?
Nobuhiro Suwa : Mon premier film, 2 / Duo, a été programmé ici en 1997. J’avais le sentiment d’un privilège, car il s’agissait d’un film de fiction et non d’un documentaire, malgré l’absence de scénario. Par la suite, le festival de Yagamata s’est intéressé à mes films ; c’est comme cela que les liens se sont tissés.
D. : Votre cinéma de fiction est connu pour cette mise à l’écart du scénario, ainsi que pour la place que vous faites à l’improvisation. Cette pratique s’est-elle accentuée avec le temps, notamment dans les films que vous avez réalisés en France, ou avez-vous au contraire prêté de plus en plus attention au scénario ?
N.S. : J’ai évolué depuis 2 / Duo, mais pas non plus radicalement. Vous évoquez mes films français mais, de manière générale, qu’il y ait un scénario ou non, ne compte plus beaucoup pour moi ces derniers temps. Dans la préparation d’un film, je ne me concentre pas sur la présence ou l’absence d’un scénario.
D. : Dans un entretien publié dans le journal du festival, vous soulignez le fait que la séparation entre fiction et documentaire est étrangère à votre cinéma. Que cette séparation vient de « l’ennemi ». Que voulez-vous dire par là ?
N.S. : Je pense que vous faites référence à mon commentaire des propos de Robert Kramer, qui voyait dans cette séparation une « logique de l’ennemi ». Je souscris à cette idée, mais en tant que réalisateur je me suis épanoui dans la fiction. Par conséquent, lorsqu’on m’a sollicité pour être juré du festival, j’ai d’abord hésité. Je ne savais pas si c’était mon rôle d’être juré d’un festival de films documentaires. Aujourd’hui est le dernier jour de l’édition 2019, et si je repense à mon expérience, je crois que la différence entre un film de fiction et un film documentaire ne compte pas tant que cela.
D. : Vous vous sentez désormais légitime en tant que membre du jury ?
N.S. : Oui. J’ai compris que la différence que je faisais entre un film de fiction et un film documentaire, ou encore entre un film scénarisé et un film non scénarisé, n’était pas si déterminante dans l’appréciation des films. Ce qui importe, c’est ce que le film tente de transmettre, de communiquer ; c’est l’essentiel, à mes yeux.
D. : Certains de vos films (H Story, Le lion est mort ce sort) sont des fictions sur le tournage d’un film. Y a-t-il un lien entre ces films et votre intérêt en général pour les films de fiction comme « documentations » d’un tournage ? Rivette disait que « tout film est un documentaire sur son propre tournage ». Peut-être que ces films en particulier rattachent votre cinéma de fiction à quelque chose d’autre que la séparation entre fiction et documentaire.
N.S. : J’ai effectivement réalisé de nombreux films qui parlent de ce que c’est que créer, que fabriquer des films. Si je comprends bien votre question, je dirais que lorsque je fais des films je mets bien sûr en scène une histoire : j’invente une fiction et je tente de la transmettre. Mais faire un film, c’est aussi montrer quelque chose comme un document. Le fait que je tourne des films est en soi une forme de documentation. Vous disiez que tout film de fiction est un documentaire sur son tournage. En tant que réalisateur de fiction, j’en ai profondément conscience. Quant aux acteurs, je les filme aussi bien comme des personnages que comme des acteurs : je filme leurs actions, leur jeu.
D. : Pour vous, y a-t-il une différence entre le fait de filmer des adultes et le fait de filmer des enfants ? Dans M/Other, on a l’impression que lorsque vous filmiez les personnages adultes la caméra reste statique, impassible, tandis que face aux enfants elle se met à bouger, comme s’ils étaient facteur de mouvement, de désordre même. Comme si leur présence appelait un style plus documentaire.
N.S. : Les enfants ne vous écoutent pas quand vous leur demandez de « jouer » comme des acteurs le peuvent. En tournant avec des enfants, j’ai compris que je devais changer ma façon de filmer. Je devais trouver la meilleure façon de les filmer, et c’était à moi de changer, pas à eux.
D. : A propos du festival : est-ce qu’un film vous a particulièrement impressionné parmi ceux que vous avez vu ? Avez-vous découvert de nouvelles façons de faire du documentaire ?
N.S. : Je ne dirais pas de « nouvelles » façons, mais j’ai vu de nombreux films stimulants. Parmi eux, certains me paraissent ouvrir des possibilités pleines d’avenir pour le documentaire. Je pense à Wang Bing (Les Âmes mortes). Je n’ai pas vu tous ses films, mais je trouve qu’à partir des puissances fondamentales du documentaire, il parvient à faire naître de nouveaux styles. Sa façon d’enregistrer est élémentaire, mais la structure du film est très originale.
D. : Il construit des portraits, les uns après les autres, qui nous font entrer dans l’histoire de chaque personne…
N.S. : Oui, comme des strates.
D. : Ne trouvez-vous pas que ces strates sont aussi bien des strates fictionnelles que réelles ? Au fur et à mesure des portraits, on a la sensation d’entrer dans des mondes de fiction.
N.S. : Oui, je trouve aussi.
D. : Pouvez-vous nous parler de votre prochain film, Le téléphone du vent, même s’il n’est pas encore distribué ?
N.S. : Oui. Je viens de le finir. Il sortira au Japon en janvier. Le film est parti d’une histoire réelle ; celle d’un couple de gens âgés dans la préfecture d’Iwate qui a installé une cabine téléphonique dans son jardin pour surmonter le deuil d’un cousin et parler à leurs ancêtres. Après le 11 mars, de nombreux survivants se sont rendus dans cette cabine pour « appeler » leurs proches disparus.
D. : Est-ce que vous avez tourné à Iwate ?
N.S. : En partie, oui. Le personnage principal est une jeune fille qui a perdu ses parents dans la catastrophe du 11 mars, huit ans plus tôt. Elle est lycéenne et vit avec sa tante à Hiroshima. Le film débute avec elle. Mais sa tante fait un AVC ; elle se retrouve seule et décide de faire le voyage vers sa ville natale. Nous avons donc tourné à Hiroshima, et sur la route du nord. En chemin, elle rencontre un homme qui a également perdu sa famille à Fukushima. Ils vont voyager ensemble en voiture.
D. : Est-ce un film totalement fictionnel ?
N.S. : C’est un mélange de fiction et de documentaire. Car, peu de japonais le savent, mais il y a des réfugiés kurdes – 3000 environ – qui vivent illégalement dans le Kanto. Or, j’ai inclus cela. Et puis cette cabine téléphonique existe réellement.
D. : Le lien que vous faites en tant que natif de Hiroshima entre Fukushima et Hiroshima est une particularité de ce film qui le lie à vos films précédents.
N.S. : Une survivante de Hiroshima (hibakusha) intervient dans le film et parle de son expérience de la Bombe. Nous avons tourné dans la région de Hiroshima, dans une zone montagneuse qui a connu des pluies torrentielles et de terribles glissements de terrain. Donc dans une zone qui a connu un désastre. Il y a des strates d’histoire dans ce film. L’objectif est de regarder mon pays à travers le regard d’une jeune fille. Et de prendre en considération différentes strates historiques.
D. : Un road movie à travers le Japon d’après Fukushima, en somme.
N.S. : Bien sûr, huit années ont passé et beaucoup de choses ont changé. Mais beaucoup de choses aussi nous sont invisibles. Par exemple, de nombreux endroits ont été reconstruits et nous ne voyons pas les restes des destructions. Mais si vous regardez de près, beaucoup de choses rappellent la catastrophe du 11 mars. Les gens sont toujours meurtris et dans la peine.
D. : Est-ce que vous pensez que le cinéma a changé depuis le 11 mars ? Non seulement le cinéma japonais mais le cinéma tout court.
N.S. : Je ne le pense pas. Ce qui compte, je pense, c’est la manière dont les gens se représentent cette catastrophe, comment ils s’en souviennent. Et une chose a changé véritablement pour moi : je veux être proche des gens qui ont perdu des proches, et qui ont été blessés, mentalement et spirituellement. Plus que jamais cela compte pour moi. Je veux être proche d’eux. Voilà en quoi j’ai changé.
Entretien réalisé le 15 octobre 2019.
Entretien avec Eliza Capai, réalisatrice de Your Turn, par David Fortems
Les montagnes de Yamadera resplendissent sous la lumière de l’après-midi. C’est sur le quai du train qui nous ramène vers Yamagata après la visite de somptueux temples Shinto que l’entretien a lieu. Eliza Capai, journaliste de formation, réalisatrice de documentaires et femme d’engagement, nous raconte de quoi son Brésil est fait et nous parle de son film, Your Turn (une plongée dans les révoltes étudiantes de Sao Paulo en 2018 alors que le Brésil s’apprête à élire un président d’extrême-droite) qui, quelques heures plus tard, remportera le prestigieux Award of Excellence.
Débordements: Lors de la présentation de votre film au Hall Central de Yamagata, vous avez mentionné votre père. Vous disiez qu’il était lui-même un activiste ayant lutté contre la dictature au Brésil. En faisant ce film, n’honoriez-vous pas ainsi une forme d’héritage familial ?
Eliza Capaï : Je n’ai pas pensé à mes parents jusqu’à ce que je tisse une relation plus intime avec les élèves. J’ai vu à quel point leurs luttes étaient semblables. Ma mère était engagée au Parti Communiste et mon père faisait partie d’un mouvement trotskiste, ce qui les a poussés à la lutte tout comme les protagonistes du film. L’histoire que je raconte répond donc à l’histoire qui est la mienne. L’élection de Bolsonaro a eu lieu en plein bouclage du film. La situation politique du Brésil changeait. Je me suis sentie abattue, en colère, et mon père était là pour me consoler, me racontant l’histoire d’un autre point de vue. Il m’a dit qu’on s’en sortirait. Je me rends compte aujourd’hui que je parle beaucoup de mon père parce que j’ai la conviction que lorsqu’on a le recul nécessaire pour comprendre le passé, on a, par extension, une vision plus globale de ce qui se passe et ce qui se prépare.
D. : Vous pensez-vous comme activiste et avez-vous le sentiment d’avoir réalisé un film militant ?
E.C. : Je ressens beaucoup de confusion lorsqu’on me pose cette question parce que je ne suis engagée auprès d’aucune organisation, d’aucun groupe. Je suis cinéaste, toujours curieuse de ce qui peut avoir de l’emprise sur la réalité des gens. C’est pour ça que je me suis très attachée à ces élèves, même si je n’étais pas avec eux tout le long. J’ai cherché à comprendre leur identité, leur langage, et comment leur rester fidèle à l’écran. D’une certaine manière, donc, le film est militant mais simplement parce qu’il parle d’activisme, parce qu’il invite les spectateurs à penser leurs conditions de vie.
D. : Depuis votre premier film, Here Is So Far (2013), ne constatez-vous pas une évolution de votre féminisme vers quelque chose de plus intersectionnel ?
E.C. : La société a beaucoup changé. J’ai tourné Here is so far en 2010 et j’ai passé près de trois ans à le monter. Ce film m’a aidé à comprendre ce que c’est qu’être une femme. Il y a dix ans au Brésil, le féminisme n’était même pas un sujet de discussion. L’intersectionnalité, encore moins. Je ne me revois pas faire le même voyage de nos jours vers l’Afrique en tant que femme blanche brésilienne. Le mouvement #MeToo au Brésil a eu lieu en 2015. C’était une grande année féministe pour le pays, dans le sens où le débat s’est ouvert sur des féminismes plus queer, plus au fait des questions raciales, etc. Je suis une femme d’une génération passée qui fait des films sur celle qui me succède. La génération dont je fais partie, par ailleurs, était la première à penser le féminisme au Brésil. La génération de Marcela va plus loin. Ils ont une manière complètement différente de comprendre les questions de genre, d’altersexualité, de race. Je voulais voir le monde à travers leurs yeux.
D. : Comment avez-vous rencontré ces élèves ?
E.C. : Durant les occupations de 2015, je suivais le mouvement sur les réseaux sociaux et j’ai été invitée au sein d’une école à parler de féminisme. Puis, en 2016, il y a eu l’occupation de l’Assemblé de Sao Paolo. J’ai décidé de m’y rendre. Les équipes de télévision n’étaient pas admises, elles filmaient le bâtiment avec des drones — quand j’ai vu ce qui se passait à l’intérieur, tout a fait sens. Je suis resté avec eux, ai dormi sur place et, dès cet instant, me suis dit qu’il fallait faire un film sur la manière avec laquelle ils attiraient l’attention sur leurs revendications. C’est là que j’ai rencontré Marcela.
D. : Aviez-vous le contact facile avec eux ?
E.C. : Je suis plus âgée que la mère de Marcela. J’étais en constante discussion avec moi-même. Deux choses m’ont vraiment étonnée pendant le tournage. Tout d’abord, pendant les premières occupations, j’ai remarqué que les filles s’habillaient très court, et mon instinct maternel me poussait vers elle pour leur dire d’être prudentes. Il y avait des policiers, des hommes intimidants, mais je me suis dit : “Ça suffit.” Elles scandaient “mon corps, mes règles”, et je me devais de m’aligner. Enfin, je me suis plusieurs fois posé la question : “’Est-ce un garçon ou une fille ?” Et j’ai compris que ce n’était pas la bonne question. Ce n’est pas un garçon, pas une fille ? — c’est ce qu’il.elle décide d’être. Pour la première fois, je pouvais voir la binarité de ma pensée, et c’est en me libérant de cela que j’ai réussi à les comprendre. Je devais tout réapprendre.
D. : Est-ce ce qui est à l’œuvre lorsque vous affirmez, dans le film, que la politique passe aussi par le corps ? Se réapproprier la rue, se réapproprier son corps, même combat ?
E.C. : La politique fait partie à part entière de l’esthétique personnelle de ces étudiants : le choix d’une couleur de cheveux, pour Marcela, est un choix politique. Beaucoup de choses se passent au Brésil en ce moment-même : le mouvement queer se confronte à un mouvement très fort de l’église évangélique. C’est une bataille. Les protagonistes du film prennent toutes les questions politiques pour lesquelles il.elle.s s’insurgent à bras le corps. C’est cohérent et ça donne sa forme au film, ça se traduit dans la place de la musique et la rapidité du montage, parce qu’on a tout simplement essayé de faire un film à l’image de ses personnages, à l’image de cette génération toujours mouvante.
D. : Cela explique donc la dimension clipesque.
E.C. : Je fais des films très lents, mais ce film en particulier rêve de rencontrer un public lycéen qui n’a aucune idée de ce qui s’est passé en 2015 car ils n’étaient que des enfants. Le film a le désir de pouvoir communiquer avec les adolescents de nos jours, de ressembler à ceux qu’il met en lumière. On a essayé de comprendre leurs méthodes de visionnage: beaucoup de vidéos YouTube, beaucoup de petites vidéos, beaucoup de “contenu”. Et partout où la jeunesse va, quoiqu’elle fasse, il y a de la musique. C’est pourquoi j’ai pensé la musique comme le quatrième protagoniste du film. Le parti-pris esthétique est d’être multitâche, de communiquer plusieurs choses à la fois.
D. : Lorsqu’on pense au cinéma brésilien contemporain, et plus particulièrement à des cinéastes tels que Kleber Mendonça Filho ou Daniel Ribeiro, on a l’impression que votre film possède aussi une identité brésilienne.
E.C. : Je me sens en adéquation avec mes collègues cinéastes, particulièrement dans notre climat politique actuel. Le cinéma reflète notre société. J’ai eu la chance de présenter mon film par-delà nos frontières — à la Berlinale, ici au Japon… — et j’en parle de surcroît en anglais, ce qui me donne une certaine distance émotionnelle. Être capable de rendre compte de la situation brésilienne m’inclut dans un travail artistique commun contre les instances de censure du gouvernement, dans un mouvement culturel national qui fait usage de notre histoire et de nos voix.
Entretien réalisé le 15 octobre 2019.
Entretien avec Séverine Enjolras, co-réalisatrice de Remake of a Summer, par Occitane Lacurie
Espace de convergence entre vie et cinéma, le programme Double Shadows 2, a également été un lieu de concordance des temps, comme en témoigne la sélection du film de Magali Bragard et Séverine Enjolras, Reprendre l’été. Ce remake du film de Jean Rouch et d’Edgar Morin, fondateur du cinéma-vérité en France, propose de chroniquer l’été 2017 et de tenter de dire, 55 ans plus tard, de quoi Paris est fait au mois de mai…
Débordements : La première séquence du film est une reconstitution précise de la séquence d’ouverture de Chronique d’un été et vous avez même la chance de pouvoir compter avec Marceline Loridan-Ivens. Séverine joue le rôle de Morin et Magali celui de Rouch. Pourquoi ce choix ?
Séverine Enjolras : Effectivement, les rôles se sont imposés assez vite compte tenu de nos personnalités et de nos formations respectives. J’ai un cursus en anthropologie sociale et culturelle mais aussi en sociologie. Je me sens plus proche des approches sociologiques ; j’ai été un peu biberonnée à Weber, à la sociologie compréhensive et j’ai une affection particulière pour le principe d’incertitude qui régit nos vies et qui est cher à Morin. Donc j’étais intéressée par le vécu, la complexité exprimée à travers les trajectoires de vie. Magali s’intéresse aussi à cela mais je la vois plus proche du cinéma anthropologique, de la caméra créatrice de Rouch, de l’art de conter et du jeu qui est au cœur de l’idée de remake. Je pense qu’au montage, on a même rejoué les postures de Rouch et Morin qui, finalement, n’avaient sans doute pas les mêmes objectifs, Morin rêvait à un film sociologique qui restitue la diversité des points de vue, des classes sociales, quitte à arriver à un montage de plusieurs heures, alors que Rouch était focalisé sur la narration et des aspects plus cinématographiques.
D.: Le titre français, Reprendre l’été, intègre toute la polysémie du verbe reprendre (refaire et poursuivre). Le titre international est Remake of a Summer. Comment vous positionnez-vous par rapport à l’œuvre de Rouch et Morin ? Entendiez-vous faire une suite ou une “mise à jour” ? Comment avez-vous pensé ces images du film de 1962 que vous intégrez au montage ?
S.E. : Le titre ne s’est pas imposé tout de suite. Il y a eu plusieurs variantes. “Dérive d’un été” au départ, peut-être plus poétique et qui suggère la poursuite mais aussi la fin, voire la “déroute”. Bref, nous avons pas mal tâtonné, discuté entre nous, et aussi avec d’autres personnes, de ce titre. « Reprendre l’été » est peut-être plus fidèle à l’intention de départ : “reprendre” au sens d’une “suite”, mais aussi d’une réactualisation et d’un jeu avec cette idée de remake qui ne peut être qu’un faux remake, dans le cadre d’un documentaire. En anglais, on a gardé “remake” qui porte mieux le concept ou l’intention initiale évidemment, mais questionne beaucoup moins que “reprendre” qui, à mon sens, laisse le champ aux interprétations.
Pour les images d’archive du film de Rouch et Morin, elles ont été pensées comme une ponctuation à certains endroits-clés (entretien, repas…) pour rappeler les techniques et/ou le contexte de l’époque, voire pour créer des parallèles et mettre en abîme. Après, dans les faits, cela a été très compliqué et Magali, qui a beaucoup monté, a testé plusieurs hypothèses et plusieurs images, sachant que le montage était très évolutif et les possibilités multiples.
D.: L’émergence du cinéma-vérité repose en partie sur un certain nombre d’innovations techniques, autorisant la prise de son directe (on se souvient du Nagra de Marceline Loridan-Ivens). Comment avez-vous choisi le matériel qui allait être utilisé dans le film ?
S. E. : Nous nous sommes vite orientées vers une caméra C100, à la fois légère et qui avait un grand capteur et un boîtier super compact. C’était l’idéal pour avoir une liberté de mouvement et donc de création tout en ayant une belle image. Après, elle a été difficile pour nous à manier, notamment sur des travellings, quand on suivait des personnages. Finalement, comme pour toute pratique, il faut beaucoup filmer et trouver ses propres astuces pour être à l’aise… En termes sonores, j’ai commis pas mal d’erreurs. C’est vraiment un métier en soi ! Qui nécessite un peu de matériel et surtout de la rigueur. Je ne compte pas le nombre de plans difficilement exploitables à cause de la présence d’une musique de fond ou des arrêts brutaux d’enregistrement. On a bénéficié d’une super post-production sur le son, ce qui a permis de rattraper pas mal d’erreurs et aussi de reconstruire des sons et d’insuffler plus de sens et de « vérité » sur certaines séquences.
D.: Comment avez-vous choisi les personnes filmées ? Avez-vous cherché l’équivalent contemporain des personnages du film de 1962 ou, au contraire, avez-vous laissé l’époque vous proposer des candidat·e·s ?
S.E. : Au départ, nous étions parties de l’idée de “transposition” sociale des statuts d’hier dans le monde actuel ; l’ouvrier des années 1960 pouvait devenir un chauffeur Uber ou un livreur. On a d’ailleurs cherché ce type de personnes. Puis le réel s’est imposé. Finalement, nos personnages sont un mélange d’amis et aussi de rencontres. Certains comme Dilara et Roger, nous les connaissions très peu. Magali avait croisé Dilara à l’occasion d’un dîner et elle m’avait dit qu’elle correspondait exactement à ce que l’on cherchait pour le film : une jeune fille récemment arrivée à Paris, très spontanée, qui découvrait Paris dans ses aspects positifs mais aussi plus négatifs et qui était susceptible de nous confier ses doutes et ses questionnements. On a donc essayé de trouver des personnes dans des situations de vie différentes, mais avec un point commun : le questionnement, l’envie de sens, le fait de se sentir à la marge ou en décalage avec la norme…
Pour d’autres, comme Léa, la jeune fille qui pose des questions lors des micro-trottoirs, elle s’est véritablement imposée dans le cadre, par hasard, quand nous tournions en Bretagne. Elle a répondu spontanément à la question du bonheur, face à la caméra, alors que je ne la connaissais pas et qu’elle aurait pu botter en touche. Puis, elle a voulu entrer dans le film en prenant cette place d’intervieweuse qui lui convenait.
D.: En guise de dernière question, pourriez-vous évoquer d’un film ou d’une rencontre qui vous a marquées au cours de cette éditions 2019 du YIFF ?
S.E. : Notre sélectionneur, Tamaki Tsuchida, qui est d’ailleurs un fervent admirateur et connaisseur de Pedro Costa, ce qui était d’emblée un très bon signe. Il a eu l’intelligence et la finesse de programmer notre film à la suite du film de Rouch et Morin. C’était la première fois que l’on nous faisait ce très beau cadeau de pouvoir visionner les deux films à la suite, en miroir, ce qui prend tout son sens. Au-delà, toutes les rencontres ont été fantastiques car les Japonais sont des cinéphiles et francophiles avertis, nos discussions cinématographiques et politiques étaient intenses. Ils connaissent beaucoup mieux que moi le cinéma français. J’ai été touchée aussi par la programmation, exigeante, résolument axée sur ce que vivent et ressentent les populations, les individus, des regards sur l’intime et qui questionnent toujours. Et puis, l’accueil et les soirées après les films sont très ouvertes, décloisonnent, on y croise les autres réalisateurs mais aussi les étudiants, voire les habitants. C’était exigeant et très ouvert à la fois.
Entretien réalisé le 16 octobre 2019.