Entre deux tours d’élections législatives imprévues et, surtout, imprévisibles, dont on aura peu senti l’électricité autour du port, s’est déroulée la 52e édition du Festival La Rochelle Cinéma, le FEMA. Entre des hommages à Nathalie Wood, Michael Haneke et Chantal Akerman (dont les films ressortent actuellement en salle, en parallèle d’une exposition au Jeu de Paume), trônait Marcel Pagnol, en un parcours de dix films restaurés. La joie profonde de découvrir et redécouvrir son œuvre filmée s’est ensuite prolongée dans les salles grâce à Carlotta, puis lors d’une rétrospective au mois de juillet à la Cinémathèque Française.
« Pagnol n’est pas un auteur et il n’a rien à nous dire (Shakespeare et Cervantes non plus). Il est la Parole, la Voix, devenue anonyme, qui, pour puiser son origine dans la voix collective, est devenue le bien commun de tous et de chacun. L’écrivain ou le filmeur est ici celui qui se charge de parler le mythe, qui dit la sagesse automatique, comme on dit « écriture automatique ». Il est celui qui dit tout. Et pour dire tout, il faut bien réussir à devenir en tant qu’« auteur », rien. Médium. »
Michel Delahaye, « La Saga Pagnol », Cahiers du cinéma, n°213, juin 1969, p. 45.
Dans un exercice de « recensement directionnel », Michel Delahaye tirait les fils signifiants de l’œuvre de Marcel Pagnol, laissant à chacun le soin, une fois le manuel en poche, « de la scruter, lui parler, la laisser lui parler ». Si écrire sur le cinéaste oblige à la redite, à tirer éternellement ces mêmes fils, il convient de le faire pour laisser se redéployer une filmographie méconnue, aux pans parfois oubliés, qui ne se prive justement pas de parler. Sur des terres provençales moins amicales qu’il n’y paraît, se déploie une profusion langagière étourdissante, teintée du goût du mensonge et de l’aparté. La parole, donc, motivation première de Pagnol (alors auteur de théâtre mondialement reconnu avec Topaze et les deux premiers volets de la Trilogie marseillaise) à se tourner vers cet art désormais sonore, et qu’il célèbre dans le premier numéro des Cahiers du film [11] [11] Revue fondée en 1933 par Marcel Pagnol. . Si son projet cinématographique fait preuve d’une telle cohérence dans ses thèmes et ses figures, ses paysages et ses acteurs, c’est qu’une économie Pagnol s’est constituée, avec la mise en place progressive de sa propre chaîne de production : création de ses studios, constitution d’une équipe technique régulière et d’une troupe de comédiens fidèles [22] [22] À ce titre, que soient cités, au-delà de Raimu, Fernandel ou Orane Demazis, ses autres comédiens extraordinaires : Henri Poupon, Charpin, Delmont, Alida Rouffe, Blavette, Robert Vattier, Odette Roger, Paul Dullac, Maupi, Milly Mathis ou encore Jean Castan. – l’euphorie provoquée par les films de Pagnol tient pour beaucoup à ces retrouvailles constantes avec ces visages et, surtout, ces voix.
Jofroi (1933), adaptation de Giono à prendre comme commencement de son cinéma [33] [33] Le film, d’une cinquantaine de minutes, fut tourné en complément du Gendre de Monsieur Poirier (comédie de boulevard largement oubliable, malgré son goût des dialogues à profusion et son étude des rapports de classe) et eut un succès retentissant, y compris aux États-Unis où il décrocha par exemple le prix du meilleur film étranger des critiques new-yorkais. (après la supervision de Marius et Fanny), ne traîne pas : le verbe cavale dès le premier plan, dans la bouche d’un notaire qui énonce les modalités de la vente du verger de Jofroi à Fonse. Les mots fusent et – trop complexes, ou peut-être pas assez explicites – sont immédiatement reformulés, redoublés par les deux parties, chaque interlocuteur s’assurant d’être bien sûr de ce dont on parle. Tout est déjà là, dans cette ouverture, avec cette parole qui n’a rien d’une totale digression (la vente ne se perd pas de vue) et prend peu à peu la forme d’un pur plaisir sensoriel. Une jouissance des mots allant de pair avec celle des sons : une faux qu’on aiguise dans Jofroi, ou, avant elle, les noyaux d’olives se fracassant sur le sol du bar dans Marius (1931).
M. Belloiseau, dans Manon des sources (1952), est l’incarnation parfaite de ce besoin viscéral de faire parler et d’écouter. Souffrant de problèmes auditifs (accentués pour laisser croire aux membres de la tablée qu’ils peuvent se moquer de lui ; avant de leur jeter, non sans malice, leurs calembours à la face), il exhibe une imposante machine, s’équipe d’un casque et d’un micro directionnel, avant de s’extasier : « Parlez, continuez à parler. Oh dites n’importe quoi. C’est merveilleux, la voix humaine ». Écouter le chœur et sa polyphonie, pulsion vitale qui permet de toucher du doigt la voix anonyme évoquée par Delahaye, le médium. Cela passe par une quantité de réunions publiques officieuses, sur la place du village ou à la terrasse des cafés (la Trilogie, Jofroi, La Femme du boulanger, Manon des sources), qui se transforment même parfois en tribunaux populaires (Manon des sources). Pagnol est simplement attentif à l’agora et la restitue, que cela soit dit (particulièrement pour celles et ceux qui, comme moi, partagent ses racines méridionales), avec un regard d’enfant (La Femme du boulanger s’ouvre sur une sortie de classe ; plus tard on les incitera à ne pas rester regarder les adultes se chamailler) et une truculence évidente : combien d’accents, combien de patois, combien d’éclats. Sa précision d’écriture vocale sidère, tant chaque protagoniste, malgré son insertion dans le collectif, se distingue par sa propre singularité langagière, et pas seulement par son corps de métier. Mais tout cela peut virer au grand chaos, et il faut des modérateurs au milieu des corporatives (boucher, boulanger, etc.) : le curé et l’instituteur. Ce sont eux, souvent venus de ou formés à la capitale – donc souvent sans accent –, qui remettent les habitants sur un chemin moins disruptif. Mais pour combien de temps.
Au fond, les mots ne sont pas là pour s’éparpiller, ou faire dévier l’action. La Femme du boulanger (1938) et Manon des sources, sous couvert de donner l’impression de parler pour ne rien dire, font advenir le récit par le verbe. Au début du second, les prises de paroles successives à la terrasse du café déplient, pour les néophytes, tout le roman de Manon et de son père Jean de Florette, par le prisme subjectif que chacun en fait, les uns corrigeant les autres. Tout le contraire de celui qui, juché en haut du clocher pour repérer la sauvage Manon recherchée par la police, ne voit rien venir. Même quand il y a épanchement et que l’intrigue ralentit, il ne faut surtout pas brusquer l’orateur, sous peine de faire s’effondrer le château de cartes – car récompense il y a toujours au bout d’une prise de parole. C’est Maillefer qui, sur le point de dire où il a vu Aurélie (la femme du boulanger), prévient son auditoire : « Si on me coupe quand je parle, je peux plus rien dire. […] Si on me coupe je ne retrouve plus le fil ». Avant d’être interrompu par des comparses impatients – « Bon, on m’a coupé, je m’en vais » –, le pêcheur aura raconté dans les plus infimes détails sa journée, en apparence déconnectée du sujet, décrivant avec une acuité saisissante un paysage ou une partie de pêche. La violence du boulanger presse alors Maillefer, le pousse à clôturer pour dévoiler l’information dont il était détenteur.
Parler le provençal revient un peu à parler le mensonge. Escartefigue, dans César (1936), ne se prive d’ailleurs pas d’en faire la démonstration : « À moi il me demande si je sais ce que c’est que le mensonge ? Moi qui le connais par cœur, moi qui le pratique depuis ma naissance. J’ai menti à ma nourrice, j’ai menti à ma mère, j’ai menti à mon père, j’ai menti à mes frères, j’ai menti à mon quartier-maître, j’ai menti à ma femme, j’ai menti à mes amis. Je vous ai menti à tous. Là, et même en ce moment, peut-être que je vous mens. Et il vient me dire en pleine figure que je sais pas ce que c’est que le mensonge ? ». En faisant « comme si », ce que Delahaye nomme la communication « par la bande », on s’amuse des propos de l’autre ou on s’accommode de ce qui s’apparente à de la pudeur, définie par César dans le film éponyme. Mentir ne se conçoit pas comme un geste tragique, mais comme une manière de penser, de vivre au quotidien dans la communauté. Et tant pis pour ceux qui ne s’y retrouvent pas dans ces exercices de mystification ou de mauvaise foi, au fond ils ne parlent pas le même langage.
Dans le Sud, on a l’art de « retirer la parole ». On parle on parle alors qu’on ne se parle plus, et on ne cesse de dire qu’on est fâchés alors que le contact est censé avoir été rompu. Dans l’ouverture hilarante de La Femme du boulanger, un villageois confie à l’instituteur (médiateur, nous l’avons vu) qu’il doit prévenir le patron du café de la présence d’un chien mort dans son puits, un tel l’ayant vu tomber dedans ; urgence à résoudre puisque de là vient l’eau qu’il leur servira. Celui qui a vu le chien choir ne peut rien dire, puisqu’il ne parle plus au patron depuis vingt ans, même constat pour le rapporteur – sans que cela ne les empêche d’aller boire là-bas le dimanche. Et pour ce dernier, la querelle remonte : leurs pères étaient fâchés, de même que leurs grands-pères, si bien que de cette querelle, seulement affaire d’amour-propre, on ne saurait en retrouver le fondement – mais pour en arriver là « Pensez que ça doit être une chose grave, une bonne raison ». Les affrontements se poursuivent en cascade d’un binôme à un autre, retraits de paroles successifs – ou empilements infinis de dialogues – qui se résolvent toujours (dans La Femme du boulanger, l’instituteur finit même sur le dos du curé). Les récits de disputes ont, au fond, tout d’un mirage inventé par les principaux concernés pour passer le temps. Les malentendus sont donc légions et se dénouent comme on retourne un gant, les mots révélant une tout autre vérité pour peu qu’on prenne soin de les décrypter. Dans César, Marius affronte son père qui, un jour, a entendu un homme lui dire avoir fait de la prison avec son fils – qui plus est en plein bar, devant ses amis (atteinte à la réputation, j’y reviendrai). Marius, hilare, corrige : quinze jours de prison, certes, mais à la prison maritime, pour avoir bousculé un premier maître. Ce qui s’est inscrit telle une blessure dans le temps peut alors peut-être se résorber.
Si Jofroi a donc d’emblée affirmé l’art de la parole, il a surtout planté le décor de la Provence gionosienne, celle qui sans doute lui réussit le mieux [44] [44] Pagnol a par quatre fois adapté Giono (Jofroi, Angèle, Regain et La Femme du boulanger), et les deux hommes entretinrent des relations disons fraîches, le second poursuivant le premier en justice pour non-respect des cessions de droits. , où l’on est capable de tirer sur son voisin. Jofroi, voyant Fonse déraciner dans son ancien verger ce qu’il considère être ses arbres, s’en va chercher son fusil pour menacer « l’occupant ». S’expliquer quinze fois les choses n’aura pas suffi, car chacun gouverne sa terre selon sa propre loi – territoire de fous. En Provence comme dans l’Ouest primitif américain, les hommes font régner la terreur de façon archaïque. Pagnol ne se complaît pas dans la bonhomie de ses mots, n’élude rien de la dureté des lieux ; et ce plan de Clarius, dans Angèle (1934), le fusil à la main dans l’embrasure de la porte, pourrait sortir tout droit de chez Ford. Il en est une de loi, longuement commentée par Delahaye, qui gouverne largement ici, celle des hommes, et par ricochet des pères. On ne tergiverse pas avec le respect des traditions, la réputation dans la communauté. Rien ne doit laisser penser que l’ordre des choses a été brisé. Lorsqu’une fille faute, et le thème de la « fille perdue » aura été cher au cinéaste, elle est mise au bagne : solennellement, dans La Fille du puisatier (1940), avec ce plan à la croisée des chemins où le puisatier congédie sur la route sa fille enceinte, l’envoyant chez sa tante (elle-même ancienne fille perdue) ; avec horreur, dans Angèle, dont le père (sans doute la figure la plus terrifiante de Pagnol) l’enferme à la cave avec son bébé, lui pour qui sa fille « n’existe plus ». Reste toutefois la Trilogie (où Panisse accepte d’être le père de Césariot, et César de grand-père devient parrain), dans laquelle les protagonistes s’approprient les lois de la tradition et en tirent une part euphorique.
Dureté morale mais également économique. Le soleil tape sur les têtes (origine des débordements de l’esprit ?), sur des terres dynamitées par quelques puisatiers. Les raisonnements absurdes de Jofroi (qui menace de se suicider puis de ne plus le faire) ont un revers : Fonse, dans l’incapacité de travailler la terre achetée, finit alité, malade de ne pouvoir nourrir son foyer. Si Pagnol verse parfois dans une vision harmonieuse et fertile du travail des champs, comme à la fin de Regain (1937), il en montre aussi l’inscription sur le corps des hommes, dans ce plan magnifique où Panturle, pour prouver qu’il est l’auteur de son imposante récolte, montre ses mains tailladées et presque sanglantes. Et puis il y a la corruption de la ville sur la campagne (l’amant d’Angèle, qui la prostituera, vient de la ville), désir de fuite contaminant même l’espace urbain. Toute la trame de la Trilogie : Marius est appelé par les voyages maritimes, par un ailleurs qui l’arrachera à toute cette vie rangée derrière le bar de son père, et à laquelle son amour pour Fanny ne pourra rien.
Et les femmes dans tout ça ? Pagnol dépeint un monde où elles sont sous le joug des hommes, et cherchent à rester dans leur giron, il ne faut pas s’y tromper. Si elles n’ont de cesse d’être violentées par des hommes prêts à se tirer dessus pour un oui ou pour un non, ou parce que le puritanisme serait en danger, elles restent néanmoins les organisatrices du temps. Fanny tout d’abord, en se sacrifiant, en reniant – en apparence – son amour pour Marius (là encore un « comme si »), est bien celle qui lui permettra de partir. Manon comme la femme du boulanger, l’une en coupant la source l’autre en stoppant la production de pain (son départ provoque l’arrêt du travail du boulanger), ouvrent le réservoir des mots et laisse le chœur se déverser. Et si, dans le dernier plan de La Femme du boulanger, Aurélie rentre en bercail tout en se faisant insulter (la tirade sur la chatte Pomponette), apparaissant derrière le feu battant du four à pain aux côtés de son mari, prisonnière de la structure patriarcale, elle reste néanmoins détentrice du pouvoir d’allumer la fiction. Dans cet espace que lui donne toujours, in fine, le cinéma de Pagnol.