Du 26 au 28 novembre 2025, au cinéma Chaplin Saint-Lambert, s’est tenue la deuxième édition de Liban face à face. Commissarié par la programmatrice et cinéaste Nour Ouayda, le cycle vise à mettre en lumière diverses pratiques et écritures du cinéma libanais, en organisant la rencontre entre des films issus de temporalités, de contextes et de régimes d’image distincts.

« On regarde toujours les films depuis le présent », dit Nour en introduction à la première séance du programme, et c’est depuis ce présent de la projection que Liban face à face provoque la réécriture d’un souvenir national, l’activation d’une mémoire collective ancrée à même l’histoire du Liban. En inaugurant des liens, des résonances (entre films présentés, entre cinéma et histoire), la programmatrice témoigne de l’incertitude du présent depuis le passé – plus ou moins lointain – des images.
Plutôt que de chercher à stabiliser ce doute, le rythme et l’ordre des projections en font un principe de circulation. L’incertitude trouve alors une traduction formelle dans la manière même dont le cycle se déploie ; ainsi, nous entrons dans cette deuxième édition de Liban face à face depuis l’intérieur. Le mouvement qu’adopte son programme sera celui d’un zoom out, nous y circulerons depuis l’intimité d’un appartement pour ensuite rejoindre la ville et puis ses marges.
C’est sous l’égide de l’intérieur qu’a lieu ce premier face-à-face. L’intérieur, au cinéma, est bien souvent la métonymie de l’extérieur ; ce qu’il s’y passe se reflète, se saisit du dehors. Les frontières (entre intérieur et extérieur, personnel et public, soi et monde) y sont floutées, renégociées, utilisées pour exprimer leur perméabilité ; pour montrer que tout, toujours, s’infiltre, que le privé ne peut exister sans son envers.
Le programme débute avec We Are Inside (Farah Kassem, 2024). Après quinze années d’exil, la réalisatrice revient à Tripoli et s’occupe de son père vieillissant. Le film s’ouvre sur une image de ce père devant la télévision. Tout du long et hormis quelques exceptions, ce monde extérieur nous sera montré ainsi, par un dispositif de double cadrage ; par l’écran de la télévision, par la bordure de la fenêtre, par le pare-brise de la voiture. Tripoli nous est alors rendue par l’entremise de ce regard filtré, mais pas cloisonné ; la ville pénètre l’appartement, s’immisce dans chacune de ses pièces, vient s’imprimer sur ce rapport père-fille jusqu’à en devenir indissociable. La cinéaste et son père cherchent ensemble une langue commune, tentent d’exprimer leur affection par détournements. « Est-ce que je t’ai lu mon dernier poème, ma fille ? » répète souvent ce père-poète comme autant de déclarations d’amour.
C’est sur son corps malade, de plus en plus faiblissant, que viendra se décalquer le dehors, comme si le père et le Liban ne faisaient qu’un, comme si les soubresauts vécus par l’un secouaient aussi l’autre, comme si ce corps se faisait le miroir de son pays, ou du moins de son époque qui, on le sent, bascule. C’est un corps-Tripoli, un corps-Liban. Le père devient archive au présent, à même l’enregistrement du fait de vivre-mourir. Il est un corps qui flanche alors que la révolution de 2019 scande, brûlante, son désir de changement. Et qui meurt alors que ses cendres cessent de fumer. C’est la fin d’une époque. L’extérieur s’infiltre à l’intérieur – jusqu’aux entrailles.
Dans Ok, Enough, Goodbye (Rania Attieh et Daniel Garcia, 2010), le corps s’enlise à l’image d’une Tripoli qui nous paraît stagnante, éteinte. C’est une ville où l’on en vient à demander « qui est resté ? », tant elle appelle à être quittée. Le protagoniste sans nom vit une solitude pathétique, un désœuvrement total qui s’exfiltre jusqu’à nimber toute la ville de sa chape sombre. L’appartement n’est plus une membrane perméable mais un espace suspendu où se rejoue, en boucle, un mal-être complet et total. Le protagoniste, désormais seul après le départ silencieux de sa mère, tente sporadiquement de franchir la porte, de trouver dans la ville et chez les autres un élan. Mais chaque sortie échoue. Les cafés, les rues, le bord de mer ne sont jamais les espaces de relance espérés, témoignent plutôt d’une atrophie inévitable.
De la même manière que le vieil ami, l’enfant des voisins, la prostituée, la femme à tout faire ne font que renvoyer le personnage à sa lancinante isolation. Même sa mère l’a quitté ; il est l’homme le plus seul au monde, dans la ville la plus seule au monde et son existence ne devient lisible qu’à travers l’absence (de la mère, de connexions humaines). Sous son regard apathique et épuisé, Tripoli s’aplatit, n’est plus que décor désamorcé, ville sans lumière ni issue, où plus rien ne peut arriver. Après tout, entend-on, c’est à Tripoli que les choses viennent mourir.
En regard de We Are Inside, où l’intérieur s’ouvre aux ondes du dehors, Ok, Enough, Goodbye en propose le contrechamp par cet intérieur qui refuse de se laisser pénétrer, qui se replie jusqu’à absorber la ville elle-même. Par ce protagoniste qui reste là où tant d’autres quittent. Et par cette mère dont le départ marque le début, alors que le trépas du père, pour We Are Inside, marque la fin. Les deux films, ensemble, donnent à voir deux états possibles d’un même rapport au monde. C’est donc dans ce frottement entre intérieur traversé et intérieur étouffé que ce premier face à face prend forme et que se dessinent deux manières d’habiter Tripoli, de la porter en soi. Les films sont deux miroirs qui, ainsi vis-à-vis, se renvoient à l’infini leurs images inversées.

Nous quittons l’intérieur. Le programme poursuit son élan pour se confronter plus directement au monde extérieur, à la ville (de Tripoli, nous passons à Beyrouth) ; à cette manière qu’elle a de se dérober. Comment habiter – ou quitter – une ville trouée, parcourir une ville-blessure ? Comment coexister avec ses disparu·e·s, ses fantômes ?
« On est comme des immeubles en ruine, » énonce à la caméra l’un des acteurs de Beyrouth Fantôme (Ghassan Salhab, 1999). Après la guerre, son spectre ; les beyrouthins·ines hantent leur propre ville hantée. Cette guerre, elle a transformé Beyrouth et ses corps, elle a reconfiguré ses espaces autant que ses esprits. Khalil, après dix ans d’absence, resurgit. Ses ami·e·s, sa famille le croyaient mort. Il est un fantôme de chair et d’os, une présence absente ; un corps qui n’a d’incarné que sa mise en relief d’une disparition déjà advenue. Autour de lui et de la même manière, Beyrouth n’est manifeste que depuis son effacement ; chacune de ses rues, bâtiments et monuments signale le manque d’autre chose et le visible, inlassablement, renvoie à ce qui a été rendu invisible. Khalil erre donc dans une ville qui n’existe plus vraiment et s’il est tangible, s’il occupe l’image, il est néanmoins revenant et autour de lui les contours du réel dérivent. Le corps de Khalil est une figure limite où se réactive ce qui n’est plus. Comme lui, la ville est un deuil, une négociation constante entre ce qui persiste et ce qui s’efface. À Beyrouth, les morts ne sont jamais vraiment morts ; les vies interrompues par la guerre ne savent ni par où, ni comment recommencer.
Si Khalil, dans Beyrouth Fantôme, revient, c’est le mouvement inverse qu’opèrent les personnages de La Mer et ses vagues (Lina et Renaud, 2024). Un homme (Mansour) et sa jeune sœur (Najwa) se rendent à Beyrouth pour la quitter, pour rejoindre la fiancée de Mansour en Europe. Non loin, Sélim, le vieux gardien du phare, tente de rallumer son faisceau depuis longtemps éteint. Comme Khalil, il appartient au registre de l’entre-deux ; il veille sur une lumière qui n’est plus. Sélim incarne une hospitalité sans sujet, sans hôte ni maison, adressée à l’absence même. En rallumant, finalement, la lumière du phare, son « Revenez, revenez ! Vous pouvez revenir, maintenant ! » scandé relève de cette hospitalité poétique, inconditionnelle et il pourrait aussi bien crier : « Si tu existes encore, où que tu sois, tu peux revenir. » Il appelle les fantômes, les invite à revenir à Beyrouth, cette ville-fantôme. Mais Mansour et Najwa, eux, sont bien décidé·e·s à partir.
Sous l’étrange éclat de la pleine lune, ils parcourent une Beyrouth quasi dystopique qui, dans leurs esprits (mais pas que) appartient déjà au passé. Ainsi, dans La Mer et ses vagues, partir devient une autre manière de hanter la ville, comme un geste de survivance qui confirme que la ville, pour certain·e·s, ne peut plus être habitée que dans le souvenir. Tandis que Sélim rallume une lumière adressée aux revenant·e·s, Mansour et Najwa avancent vers l’horizon opposé, celui de la fuite, des vagues. Leur départ scelle l’impossibilité d’une hospitalité pleine et entière. Beyrouth ne retient plus ni ses vivants ni ses morts. Le film montre ainsi une ville dont les spectres ne reviennent que pour prendre la mer.
Un retour, un départ ; dans ce deuxième face à face, Beyrouth devient une ville transitoire, indéfinie et indéfinissable. Une ville meurtrie, aussi, un lieu spectral plein de spectres. En son sein, les corps ravivent le souvenir de ce qui n’est plus et deviennent les opérateurs d’une mémoire qui blesse, encore. Et ainsi sur ces corps, déjà disparus ou en voie de l’être, s’inscrivent la ville et ses disparitions.

Notre mouvement se prolonge enfin au-delà des limites de la ville, au quartier de la Quarantaine, au nord de Beyrouth. Nous rejoignons ce qui, géographiquement mais aussi politiquement et symboliquement, échappe à la centralité. Nous entrons dans ce qui en dévie, dans ce qui en déborde. Les frontières sont déplacées pour enfin montrer l’inmontrable et l’oublié. Pour raconter l’ineffable et l’innommable. Ce cinéma, c’est à la fois une guérison et une (énième) blessure. Les périphéries, ici, ne sont pas seulement des lieux en marge de zones urbaines, des endroits plus ou moins reculés ; ce sont aussi – voire surtout – des zones-limites, dans lesquelles l’histoire, souvent violente, s’est inscrite dans le sol, a façonné le paysage. Quand les récits officiels ont déserté, c’est là qu’elle reste, l’histoire. « Il n’y a pas d’ailleurs dans ce monde. »
Avec Les Enfants de la guerre (Jocelyne Saab, 1976), nous sommes entrainé·e·s dans la lisière la plus brute. Si le quartier de la Quarantaine est en soi une périphérie, les survivant·e·s de son massacre en reflètent l’extranéité. Leurs corps sont devenus marges vivantes, leurs enfants rejouent sans cesse une histoire qui leur a été imposée. Ils jouent à la guerre, une guerre à la topographie cruellement humaine ; certaines vies sont expulsées aux frontières, condamnées à la reproduire. Ces jeux, on se demande s’ils sont exorcisme ou (re)traumatisme, et on se rend bien compte que pour ces gamins dont l’imaginaire est vampirisé par l’imagerie des combats, il n’y a pas d’autres jeux possibles.
Cette relégation violente, ce souvenir-marge, trouve un autre prolongement dans Sandjak (Chantal Partamian, 2021). La périphérie s’y fait mémoire diasporique, peuple déplacé et héritage entêté. C’est une « mémoire encombrée d’espaces temporels, d’espaces négatifs, de silence(s). » Après l’annexion d’Alexandrette à la Turquie en 1939, des milliers d’arménien·e·s sont contraint·e·s à la fuite. Ils·elles s’installeront dans le quartier de la Quarantaine. Du film, les corps sont presque totalement absents ; on les devine par leurs traces, par cette caméra qui glisse entre les bâtiments comme un fantôme. Par cette dame (grand-mère de la réalisatrice) qui raconte, en voix off, son déplacement, qui scande son appartenance à un lieu qui n’est plus. Le film s’attache à ce témoignage, à ses images hantées pour montrer que le territoire, encore une fois, porte le poids d’une histoire sans cesse effacée.
C’est une autre modalité de cette hantise que propose This Haunting Memory That Is Not My Own (Panos Aprahamian, 2021). La mémoire s’émancipe complètement du témoignage direct : elle devient transmission spectrale et fragmentée. Dans une temporalité floue, dans « un moment où les crises ont toujours déjà commencé et où elles ont toujours déjà eu lieu »,les récits s’entremêlent pour faire le portrait d’un quartier qui, à lui seul, raconte une universelle histoire d’exil, de perte. Le futur proche et son écocide certain viennent se tisser à un présent précaire et à un passé douloureux, contagieux. La périphérie – bien que nous soyons toujours dans ce quartier de la Quarantaine – se décentre encore pour passer du plus intime (les souvenirs d’un enfant du quartier) au plus global (l’extinction massive annoncée). Ainsi les trois films composent-ils une même respiration et disent à leur manière que l’histoire, toujours, insiste là où on la croyait perdue – en périphérie.
Dans cette deuxième édition de Liban face à face, on se déplace donc, mais toujours collé·e·s aux corps (à leur image, figurative ou spectrale). Ils sont les miroirs de leurs maisons, les fantômes de leurs villes. Nous aussi, spectateur·ice, sommes fantômes. Nous circulons d’un film à l’autre, allons de lieux en lieux, de mémoires en mémoires en activant, par notre passage, une hantise. Et si le Liban se donne ici par ses intérieurs fissurés, ses villes à demi effacées et ses périphéries heurtées, c’est toujours par les corps qu’il revient : corps-marges, archives et spectres. Ils témoignent, ils se souviennent et ils persistent. « Mémoire spectrale, le cinéma est un deuil magnifique, un travail du deuil magnifié ».Ce programme, lui aussi, est un travail du deuil magnifié. Bellement, il traverse ses espaces dans un mouvement de décloisonnement, il regarde ce qui reste, ce qui insiste. Ce qui persiste à vivre au creux des images, même lorsque l’intérieur blesse, lorsque la ville disparaît ; même alors que ses revenant·e·s ne savent plus où revenir.
