En filmant les restaurants étoilés de la famille Troisgros, Frederick Wiseman élargit l’ample champ de son œuvre à l’univers gastronomique. Si le passage du cinéaste des bâtiments de la mairie de Boston de City Hall (2020) aux cuisines de la Loire peut a priori surprendre, Menus Plaisirs apparaît vite comme le fruit d’un même geste dans sa façon de découper et de déployer la diversité d’une réalité, dans une chaîne liant les gestes et la parole, le choix des produits et leur dégustation, les cuisiniers et leurs fournisseurs, sans oublier le service. Nous avons ainsi souhaité poser quelques questions au maître d’oeuvre sur sa méthode et sur la structure composée à partir des multiples ingrédients récoltés au cours de sept semaines de tournage. S’il revendique une position d’ignorant apprenant au fur et à mesure et si ses choix relèvent souvent à l’entendre d’une forme d’évidence découlant directement ce qu’il a pu observer, il ne faut pas s’y tromper : Wiseman s’aiguise toujours les yeux et les oreilles sur le bloc du réel, et le souci d’en restituer la teneur implique un processus d’affinage et de réduction qui lui confère, au montage, tout son sel.
Débordements : Qu’est-ce qui vous a attiré à l’idée de faire un film sur la maison Troisgros ?
Frederick Wiseman : Je tourne en fonction de ce qui m’intéresse à un moment précis. Il y a toujours une part de hasard dans le choix du sujet, et celui-ci est arrivé car, pendant le confinement, j’ai passé un mois d’août chez des amis en Bourgogne pour éviter Paris. Je voulais les remercier à la fin de ma visite en les emmenant au restaurant. J’ai regardé dans le guide Michelin, et nous sommes allés déjeuner à la maison Troisgros. César Troisgros qui passait dans la salle pour saluer les clients est venu à notre table et, sans y avoir pensé à l’avance, je lui ai dit que je faisais des documentaires, en demandant s’il y avait une possibilité que je tourne chez eux. Il a répondu qu’il devait en parler avec son père, et quand il est revenu trente minutes plus tard il a dit « Pourquoi pas ». En fait j’ai découvert que son père n’était pas là, qu’il a regardé dans Wikipedia, a aimé ce qu’il a lu, et ça a ouvert la porte.
D. : Il vous est arrivé de déclarer par le passé que travailler sur des institutions était pour vous une manière de définir des limites spatiales pour vos films. On aurait pu s’attendre ici à ce que vous restiez à l’intérieur d’un ou de plusieurs restaurants mais vous sortez des murs et vous élargissez.
F.W. : En France on me pose toujours des questions autour de définitions, des catégories (rires). Je n’ai aucune obligation à rester dans une définition précise ou scientifique de « l’institution ». Dans Belfast, Maine, la ville couvre environ dix kilomètres carrés. Public Housing était tourné dans plusieurs bâtiments. Dans Law and Order on se déplaçait un peu partout avec les voitures de police. Ici c’est notamment lié à la famille, à l’ensemble et à la variété des fonctions.
D. : Au moment où vous décidez de faire le film vous ne vous dites pas encore que vous allez aussi filmer des fournisseurs ?
F.W. : Non, je n’en ai aucune idée, je ne connais rien ! Comme je ne fais aucune recherche, le tournage est la recherche. Ce que je connais, ce que j’ai appris, c’est ce que vous voyez dans le film. Quand César me dit « je vais au marché vendredi matin », je lui demande si je peux venir. Quand le chef fromager me dit qu’il va emmener l’équipe qui travaille en cuisine dans une fabrique de fromage, c’est pareil. Et peu à peu l’idée de tourner avec les fournisseurs s’impose, dans l’idée de montrer la complexité d’un système. C’est un développement au cours du tournage.
D. : La scène où Michel Troisgros visite le vignoble peut donner l’impression que c’est une première fois pour lui.
F.W. : Je ne sais pas si c’est la première fois mais il y a beaucoup de choses qu’il ne connaît pas et il pose des questions. Mais il a passé presque quatre heures là-bas, il a visité l’intérieur, il a vu la fabrication du vin, etc., et la séquence n’en conserve que six, sept minutes. Ce que vous voyez est très réduit.
D. : Justement, quand vous opérez cette réduction, vous gardez sans doute ce qui vous intéresse le plus. Comment avez-vous mis en place la structure de Menus Plaisirs ?
F.W. : Je n’ai pas la capacité de penser la structure dans l’abstrait. La structure doit être le résultat d’une étude, elle vient en dernier. Je ne commence pas à la mettre en place avant d’avoir monté toutes les séquences que je crois pouvoir utiliser. Et à ce moment elle devient évidente : ça commence avec le marché, il faut acheter de quoi faire la cuisine. Le sujet du film me semble beaucoup plus intéressant si je peux restituer tout le travail et les choix, pas seulement la composition des recettes, mais aussi le choix des légumes, des fruits, du poisson, etc. La cuisine réunit un tas d’éléments séparés. Sur 140 heures de rushes, entre 35 et 40 heures étaient toutefois consacrées à la cuisine, qui était l’endroit le plus compliqué à filmer. Notamment parce qu’il y a quinze personnes qui y travaillent, qui sont très actives au moment où ils cuisinent : il y avait leur chorégraphie et la nôtre. Un jour on filme le sous-chef qui prépare la viande, un autre jour je commence avec le poisson, mais alors je vois le chef qui prépare le Châteaubriand et ça me semble intéressant, ou je vois Michel qui s’occupe des rognons… Le système, si c’est un système, c’est de prendre les décisions très vite. Comme lorsque je vois Michel qui parle avec des visiteurs. Je me dis que c’est intéressant et peut-être plus unique qu’une autre action sur laquelle je pourrai revenir à un autre moment, comme lorsque le chef prépare le saumon. Alors on court vers Michel et les visiteurs. C’est un sport.
D. : J’ai eu l’impression qu’il y avait une évolution au niveau du montage, avec au départ plutôt des opérations isolées, et puis qu’à un moment donné vous montriez plutôt le travail collectif, le timing entre les différents cuisiniers.
F.W. : Cela correspond à des situations réelles. Les provisions arrivent, les cuisiniers commencent quand les clients ne sont pas là, il faut commencer à préparer, couper en portions, laisser mariner des plats pendant des heures, etc. Ensuite quand les clients sont là et qu’il faut servir, c’est différent. Pour moi la structure est en ce sens naturelle.
D. : Si vous respectez l’ordre des choses, il y a un choix qu’on peut interroger. Il y a une séquence où Michel Troisgros parle à des clients et présente les restaurants et leur histoire : c’est une séquence qui fait office de présentation et aurait logiquement pu trouver sa place au début, mais qui arrive à la fin ! J’ai pensé aux choix que vous aviez fait pour les fins de High School ou Welfare, avec des séquences qui permettent de relire le film.
F.W. : Oui, c’est ça, cette séquence venait pour moi à la fin car, lorsque Michel raconte cette histoire, on a déjà la connaissance du restaurant, de la famille, et cela élargit le contexte.
D. : Dans City Hall on sortait régulièrement des intérieurs, pour voir la ville de Boston dans sa diversité. Ici la structure est aussi marquée par de nombreux plans d’extérieur, de la campagne.
F.W. : Il y a un aspect très littéral : on va d’un endroit à un autre. Mais c’est aussi parce qu’on a parfois besoin d’une petite pause, et pour donner une impression de la campagne. Ces plans fonctionnent à ces différents niveaux. Dans les intérieurs on a beaucoup de plans serrés et je pensais qu’il était important qu’on sache aussi où se trouve le restaurant.
D. : Alors qu’il y a des séquences dans les cuisines ou avec des fournisseur assez longues et avec beaucoup de paroles, vous enchaînez à un moment des séquences assez courtes et silencieuses, notamment autour d’un food truck mis en place par la famille TroisGros.
F.W. : La séquence du food truck dure que deux minutes, mais dans ces deux minutes il doit y avoir quarante plans. J’ai eu l’impression de pouvoir donner le sens du moment autrement qu’avec des plans longs. Les gens viennent devant le food truck, passent commande, on prépare, c’est fait très vite et le montage est aussi lié à la façon dont les activités se passent. C’était un bon exercice, avec un style différent du reste, même si dans les cuisines il y a aussi par moments des coupes rapides.
D. : Vous montrez l’aspect technique de la cuisine, mais le film donne une grande place au langage : il y a ce qu’on voit dans l’assiette mais aussi ce qu’on en dit et c’est un aspect qui peut aussi faire penser à vos films sur l’art.
F.W. : Les créations sont très éphémères, comme le ballet ou le théâtre. Ils ne s’occupent pas seulement du goût mais aussi de la présentation du plat, de l’expérience visuelle. Dans la cuisine, Michel dit à un moment au sous-chef « ça doit être comme un bouquet de fleurs » en parlant du poisson et des légumes autour. Ce sont des artistes.
D. : Vous avez beaucoup filmé des institutions qui imposaient une forme de violence aux individus. Dans Menus Plaisirs il peut y avoir une hiérarchie, mais on a plutôt un sentiment de bienveillance, avec un souci également de faire circuler l’information, que ce soit envers les apprentis ou les clients. Pourtant on peut penser que le milieu de la cuisine peut à l’occasion être lui-même violent.
F.W. : Je n’ai jamais vu de films ou d’émissions sur les restaurants, mais mes amis m’ont dit qu’on y voit toujours des gens hurler. Quand Michel parle aux visiteurs dans la cuisine il leur dit que César est le chef, et qu’il lui suffit d’un geste ou d’un regard pour que les autres savent ce qu’il y a à faire. C’était très bien organisé. Et tout ce que les autres font, Michel et César l’ont fait aussi, ils ont été apprentis pendant des années. Si les gens avaient crié, ce serait dans le film, mais ça ne s’est pas produit pendant les sept semaines du tournage. Je trouve souvent que mon expérience va contre les clichés. La séquence où l’on voit l’équipe de cuisine faire une cueillette près d’un lac me plait pour le côté « déjeuner sur l’herbe », mais on y voit aussi que les gens s’entendent bien.
D. : Le film change l’image qu’on peut se faire de la cuisine et il donne un exemple assez vertueux. On peut aussi penser au mode de service, à la prise en compte des intolérances des clients.
F.W. : Je crois que le restaurant garde des dossiers pour les clients réguliers. C’est très intelligent. Toute l’idée est de plaire au public. C’est aussi un business qui est lié à l’art. Il y a des gens qui croient qu’un documentaire doit toujours dénoncer, avec l’espoir que ça va changer, et que ce n’est pas un vrai film de Frederick Wiseman si ça n’expose pas une violence, mais je crois que c’est aussi important de montrer les gens faisant un bon travail. De la même manière j’essaie de tourner avec toutes les classes sociales, de Welfare à un extrême à The Store à un autre. Je veux montrer les aspects différents du comportement humain.
D. : Vous filmez aussi des clients pendant les repas. Est-ce que la caméra était facilement acceptée ? Est-ce que selon votre expérience c’est plus facile ou plus compliqué de filmer une classe aisée ?
F.W. : Il n’y a eu aucune différence entre tourner chez les Troisgros et tourner dans un centre de sécurité sociale. Personne n’a refusé d’être filmé, et les gens ne regardent pas la caméra, ne jouent pas pour elle. Dans mon expérience la classe sociale ne fait aucune différence.
D. : Il y a aussi des gens qui vont dire « Frederick Wiseman a fait un nouveau film de quatre heures ». Cette durée relève d’une forme de morale chez vous ?
F.W. : C’est un choix. Je crois que j’ai davantage d’obligation envers les gens qui me donnent l’autorisation de tourner qu’envers les chaînes de télévision, par exemple. Si cela dure deux heures, on n’obtient pas la même complexité, ça ne marche pas, ou je peux seulement montrer la cuisine et pas le reste. La durée est liée à ce que demande le sujet. J’ai fait des films de soixante-treize minutes et des films de six heures.
D. : Vous parlez de la télévision car le film est produit par la télévision ?
F.W. : Oui, avec PBS, une chaîne publique américaine. Ils me donnent environ un quart du budget, mais c’est un quart très important car il permet de valider le projet pour les autres institutions. Le reste de l’argent vient de fondations. Et PBS a toujours accepté les durées que j’ai données.