Frères est visible sur la plate-forme Tënk, dédiée à la diffusion du documentaire d’auteur, jusqu’au 21 octobre 2022. Cliquez ici pour accéder à la page du film.
Frères, film documentaire réalisé par Ugo Simon, dure un peu moins de trois quarts d’heure. En avril 2022, le jury du 19e festival du Moyen Métrage de Brive lui a décerné, non pas un prix, mais une mention spéciale. Qu’importe les récompenses ou les honneurs à vrai dire, tant le film expose (à) de la vérité. Frères est par ailleurs un film d’étude, Ugo Simon l’a réalisé en tant qu’élève du département montage de la prestigieuse école de la Fémis. Qu’un film de cette école soit aussi impliqué et engagé avec franchise, en même temps qu’il s’avère à ce point puissant artistiquement, dans ses initiatives et risques formels, mérite d’être souligné et pleinement salué.
La très grande beauté du film tient sans doute autant des trouvailles du montage, des cadrages de corps et de lieux, que de la façon dont touchent, juste, les mots de trois frères d’hommes tués par les forces de l’ordre. Mots avancés avec un regard de trois quarts, devant la caméra. Le film met en place une succession en trois parties, pas du tout selon un ordonnancement qui s’imposerait, de Mahamadou Camara à Farid El Yamni, en passant par Diané Bah, l’homme qui a su, presque miraculeusement, articuler les mots exactement quand il l’a fallu ; sans bégaiement. Parmi les tentatives du film sur lesquels il s’agit ici de réfléchir, il y a les mots dits et un mot écrit (Frères) – en combat contre les écritures décisionnaires. Faute d’images, confisquées, les mots. Mais non sans penser on ne peut plus profondément les images grâce au cinéma (si ce n’est par sa grâce toute profane) : l’art qui fait que le visible et l’audible s’imaginent depuis des lieux et des corps plus que depuis un imaginaire trop vite encodé-enrôlé ou des vidéos effacées-confisquées avec empressement par les tenanciers des caméras de surveillance.
Tous les mots du film se transforment en une imparable théorie de l’image ; non de la vie ou de la disparition des images, mais des images de la vie, y compris des disparus. Et dans l’écriture d’un mot-titre s’expose tout d’un film-comité, qui lutte contre ce(ux) qui bute(nt). Le titre du film s’inscrit dans une contre-police très travaillée, en trois blocs de deux lettres (fr èr es). Beaucoup s’affiche dans ce mot, les deux lettres à chaque fois sont accolées fraternellement, avec soin, tandis que les espacements ne sont pas des césures. Le mot demeure dans son intégrité, les petites coupes apparentes ne sont qu’entrecoupements, entre comités et fraternités. Les alliances ne sont pas forcées, ne s’affichent pas, elles s’entretiennent par ce mot. Malgré tous les obstacles, il s’agit de ne pas buter sur les fractions syllabiques, à l’instar de Diané Bah, le bègue vivant une métamorphose chimique de la voix au moment de prendre la parole avec intensité en public juste après la mort de son frère. Une guérison qui est l’inverse d’une résilience. Une scène de cinéma, non vue, à l’intensité pleinement sensible.
Les sœurs d’autres comités ne sont pas absentes du film. Elles sont visibles dans des images d’archives ou évoquées pour leur chaleureuse complicité (Ramata Dieng, Assa Traoré) ; et que dire de la douleur des mères – sinon la dire, simplement.
Si le film avait été un exercice de montage, il aurait essentiellement travaillé les archives des mobilisations pendant les temps de parole des comités pour la vérité et la justice. Ce sont d’ailleurs bien les trois premiers plans du film, avant l’arrivée du titre. Des vidéos verticales (le format sans bords et avec émoticônes des réseaux sociaux), à distance, rapprochées en longues focales, ou proches en contre-plongées de scènes sur lesquelles les frères orateurs sont entourés. Mais la scène du politique, les archives du présent et des présences que le film construit, ne prennent pas pour matières principales ces tournages militants. Sans les dénier, pas le moins du monde, Frères s’engage dans au moins deux voies filmiques complémentaires.
Les images d’interventions sur les places publiques ouvrent le film, mais elles ne sont reprises que comme un aspect parmi d’autres des paroles et des lieux. Les temps de témoignage de trois quarts, des trois hommes, sont construits pour mieux regarder les morts en face et sans flou lorsque leurs frères parlent. Pourtant, la logique de trois quarts ou du regard qui insiste à côté de l’axe de la caméra, traduirait une adresse à quelqu’un, à côté. Les mots et les regards ne sont pas de biais. Ils laissent en quelque sorte une place. Plutôt que des convergences, le film a le souci des articulations et de la pluralisation pour quelques hommes victimes de balles policières. Le souci de l’articulation permet la définition même d’un collectif, pour un film qui affirme le pluriel en son titre et prend une forme-comité (non sans l’intimité du petit comité). En étant à l’écoute, en contrant la logique des auditions par des commissions.
Parmi les points aveugles de ces drames individuels, de trois morts, demeurent vives de nombreuses questions, « autres » que celles sur-entendues. La question des proches, en l’occurrence de frères, touche avec précision des possibles cinématographiques. Les trois hommes sont filmés dans un intérieur, en plans rapprochés ; deux scènes en taxi, alors que Mahamadou Camara exerce son métier, ne contredisent pas cette disposition (si éloignée du dispositif), notamment quand il parle dans son rétroviseur intérieur. Ils énoncent un combat, des blessures, des mots aimants, leurs vies de « morts-vivants » avec un sens du calme qui déconstruirait tout raisonnement pernicieux. Une expérience possible de spectateur : ces mots en trois quarts laissent la place aux frères morts, permettent finalement de mieux envisager les cas de face. Le paradoxe n’est que dans la formulation, la sensation est concrète. La fin du film est à cet égard une note toute en insistance. La séquence fait passer, par un raccord, des images d’archives filmant la colère de Farid El Yamni à un plan rapproché de dos. Cette image tournée simultanément à celles qui sont aujourd’hui les archives issues des réseaux numériques, a une tout autre faculté : elle sculpte des présences, des vies. Un troisième plan revient de face, s’approche avec délicatesse, non pour effacer la virulence, mais pour indiquer un regard contre les procédures de biais, vers un horizon dont la réalité continue de se matérialiser. Frères met en place une poétique des regards, autant que des mots simples.
Cette poétique se concrétise d’autant plus lorsque cette logique des mots et des corps se combine aux lieux. Les lieux des morts, donc. Les places désormais vides, filmées en plans fixes à Épinay-sur-Seine et à Villiers-le-Bel. Vues fixes, topographiques. Si des inspirations cinématographiques pouvaient être décelées, non sans un écart particulièrement créatif vis-à-vis d’elles, elles se trouveraient du côté des expériences de Masao Adachi (A.K.A. Serial Killer, 1975) et leur prolongement par Éric Baudelaire (Also Known As Jihadi, 2017). Des vues sans figures, du fond desquelles le temps et les événements remontent pour former du visible et de l’audible, quand bien même les caméras suspendues de surveillance seraient sans images partageables. À ces plans fixes, se combinent des plans en travelling embarqués, sur le principe des phantom rides. Les lieux sans figures sont parcourus en voiture ou par la fenêtre d’un RER. Quelques plans tournés en échos aux funérailles organisées par la famille d’un défunt prolongent en quelque sorte les travaux filmiques antérieurs de Ugo Simon en Afrique (Tilleen, le débile et le génie, 2021 – découvert au Cinéma du Réel).
Mais l’intensité cinématographique culmine lors d’une séquence articulant l’évocation des sons d’un véritable couloir de la mort par le récit de Farid El Yamni, qui fait écouter l’impossible à entendre (qui dépasse a priori tout entendement) en même temps que des travellings font reculer et avancer dans des couloirs vides. Il ne s’agit plus de reconstitution, mais de sensations vraies. Que cet espace soit celui d’un commissariat, qu’il remémore de manière concomitante celui d’un hôpital, ou qu’il soit d’ailleurs, la vérité de l’image cinématographique est ici, là.
Frères n’est pas tant un film de révélations (de « preuves matérielles ») que de rédemption des réalités matérielles ; il sait combattre les sourires déplacés qui provoquent des blessures impansables. Quand une lumière change pendant que l’un d’entre les frères parle, elle rythme les mots et accentue leur résolution. Tout ceci correspond à la beauté des combats. Du visible et de l’audible ne cessent de remonter, sont éprouvés. Frères regroupe de belles preuves humaines, tandis que notre époque ne cesse d’agrandir le comité des frères, des sœurs, des amis et des familles de morts de mêmes balles.
Frères est en accès libre sur Mediapart jusqu’au 20 juin 2022, accompagné d’un entretien du cinéaste par Nicole Brenez.