Gabes Cinema Fen, 2022

Images à rebours

par ,
le 1 juin 2022

Le Gabès Cinéma Fen, né en 2019, a l’audace d’être un double festival, proposant une programmation de cinéma et de vidéo, et si la séparation des œuvres est spatiale mais également fruit du travail d’équipes différentes, le festival entend faire converser tous ces films entre eux, notamment à travers un travail de médiation en direction du public prenant la forme de formations, d’ateliers de critique, de temps d’échanges.

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Côté cinéma, les films de la compétition ont été choisis par l’équipe parmi de récentes productions de la région dite « MENA » (Middle East North Africa) ou, si l’on suit un découpage plutôt linguistique, arabophone. Allergique à toute entreprise de mise en vitrine d’un « cinéma arabe » dans son versant orientaliste, l’équipe du festival semble vouloir distinguer le Gabès Cinéma Fen de festivals ayant une approche régionale jusque dans leurs noms et qui, souvent depuis l’Europe et en particulier la France, invitent à une réception des films tentée par une approche anthropologique[11] [11] Prenons pour exemple le festival lyonnais Cinémas du Sud, qui n’a même pas cru bon se débarrasser de ce vieil épithète, ne serait-ce qu’en le passant au pluriel. Le CNC lui-même l’avait abandonné en 2012, en remplaçant le « fonds Sud » par l’« aide au cinéma du monde ». Sur les festivals et l’imaginaire du dialogue euro-méditerranéen, voir les travaux d’Anaïs Farine. . En Tunisie, le plus grand festival se déroule à Tunis depuis 1966, et c’est avec une identité arabe et africaine que « Les Journées Cinématographiques de Carthage » furent pensées par leur créateur Tahar Cheriaa, en écho à la renaissance des idées panarabes et panafricaines dans les années 60 après les luttes de décolonisation. Le Gabes Cinema Fen proposait cette année en compétition des films aussi bien documentaires que de fiction, venus d’Égypte, d’Algérie, de Palestine, du Liban, de Syrie, d’Iraq et de Tunisie. Selon les mots du directeur artistique Ikbal Zalila, « le cinéma qu’on y défend ne se réclame d’aucune ‘représentativité’, il est probablement fragile, résolument minoritaire et souvent inattendu. » En effet, les films montrés ne sont pas ceux qui s’exportent le mieux, mais plutôt des œuvres faisant un pas de côté, loin des codes du réalisme social à tendance folklorisante d’un cinéma souvent venu de la diaspora, et dont le thème récurrent de l’oppression patriarcale a pu servir en Europe des arguments fémonationalistes[22] [22] Voir à ce sujet : « Petite réflexion sur le néo-orientalisme : le cas Nadine Labaki », article de Wissam Mouawad publié en 2012 dans Les cahiers de l’Orient ; le texte « De quelques films tunisiens : triomphes de la domination » du réalisateur ismaël, publié en 2016 dans le média tunisien Nawaat ; l’analyse faite par Florence Martin de la réception du film tunisien Satin rouge, dans son texte « Satin rouge aux États-Unis : discours et réception critiques », publié par Africultures 2012/3 (n° 89-90), où elle écrit « Le film est traité comme document, non comme film. […] Ainsi, on traite Satin rouge comme une sorte de docu-fiction sur un monde mal compris et mal représenté par les médias ». Sur le « fémonationalisme », voir Sarra R. Farris, notamment Au nom des femmes : fémonationalisme, les instrumentalisations racistes du féminisme, Syllepse, 2021. .

En consacrant une rétrospective intégrale au cinéaste libanais Ghassan Salhab[33] [33] Un entretien réalisé par Débordements avec le réalisateur est disponible en deux parties : https://www.debordements.fr/Ghassan-Salhab-1-2 ; https://www.debordements.fr/Ghassan-Salhab-2-2 , en sa présence, le festival affirmait cette volonté de mettre en avant une cinématographie qui n’a que faire de représenter « une société » qui ne pourrait qu’être ainsi figée, parodiée. Le cinéaste, après avoir filmé Beyrouth pour plusieurs films, s’est tourné vers d’autres lieux, toujours au Liban, mais dont l’inscription géographique et culturelle s’estompe. Son dernier film, La Rivière, met en scène deux personnages dans un décor naturel où végétaux, roches et traces humaines viennent empêcher ou encourager leur histoire d’amour. Amants du passé, cet homme et cette femme sont sans cesse séparés ou réunis par le décor, et finalement c’est l’impossibilité de faire couple qui est racontée par cette combinaison d’éléments. La longueur des plans, les échelles souvent larges et la parcimonie des dialogues incite à se plonger avec eux ou à côté d’eux, dans cet espace d’ailleurs très travaillé sur le plan sonore. Le cinéaste se propose pour chaque film un exercice d’attention au monde, guidé par le désir de filmer ses acteurs et actrices et par des règles qu’il se fixe et avec lesquelles il s’amuse (film de vampire pour Le Dernier Homme, huis clos pour La Montagne…) et ce sont ces modalités cinématographiques d’attention au monde qui deviennent, pour nous, exercice profitable.

Dans son texte éditorial, la directrice du festival Fatma Chérif cite Samir Kassir qui parle d’« impuissance » pour qualifier ce qu’il nomme « le malheur arabe ». La directrice affirme le choix du festival de « mettre en avant les gestes artistiques qui ont la force de nous raconter en dehors des représentations dominantes », un pas de côté caractéristique du cinéma de Jilani Saadi, qui a obtenu avec Insurrection le grand prix du meilleur long-métrage. Figure majeure du cinéma tunisien quoique méconnu à l’étranger, Jilani Saadi a toujours été très libre, produisant une grande partie de ses films avec sa propre société sobrement intitulée J.S., souvent sans soutiens financiers. Boudée des festivals internationaux, sa filmographie mériterait pourtant d’être considérée comme l’une des plus importantes, les plus audacieuses, les plus fortes du pays[44] [44] J’avais organisé la première rétrospective intégrale de Jilani Saadi, en sa présence, au Saint-André-des-Arts en 2018, dans le cadre du « Maghreb des films ». Malheureusement, et j’en suis toujours désolée, le public n’a pas été nombreux pour découvrir ces joyaux. . De Khorma en 2002, en passant par Tendresse du loup en 2006, puis après 2014 par la série des « Bidoun » (qui veut dire « sans », pour rappeler leur économie), Bidoun 1, 2, 3, ses films déploient une galerie de personnages marginaux, ou marginalisés, souvent à la dérive, jusqu’au dernier-né Insurrection. Ce film reprend les ingrédients chers à son auteur, présents dans Bidoun 3 : on y retrouve une jeune femme en fuite forcée de composer momentanément avec un/des homme(s) mal-aimé(s) et mal-aimant, des routes vidées qu’on arpente la nuit éclairé d’une lanterne, des chansons a-capela, des personnages hilarants dans leur maladresse, la violence des rapports entre les humains et notamment entre les hommes et les femmes. De Bidoun 2, on retrouve aussi ce personnage muet de vieillard encombrant. Mêmes voix de radio qui semblent diffusées au haut-parleur dans les rues, scandant les biographèmes politiques de la Tunisie : en 2014, c’était l’écriture houleuse d’une constitution, en 2021, c’est la pandémie et la parole formelle, littéraire et autoritaire du président Kaïs Sayed. Jilani Saadi ajoute à ce cocktail au goût de déjà-bu un ingrédient nouveau dans une recette déjà fantasque, c’est l’emprunt au genre fantastique ou de science-fiction. D’abord, le cinéaste ne s’encombre plus d’un prétexte amusant mais crédible pour faire se rencontrer des personnages au milieu de nulle part. Dans Insurrection, un éclat de lumière surnaturel et tombé du ciel se pose sur chacun des trois personnages, au plan suivant leurs corps ont disparu, dans un truquage digne de Méliès. Les voilà magiquement atterris tous trois au bord d’une route, sans autre explication. Plus loin dans le film, une ville flottante aux allures de lanterne magique apparaît à l’horizon, et des vagues hautes comme un tsunami emportent tout. Tous les personnages, et fait nouveau, y compris les policiers, suivent une arche qui les conduit vers la révolte, prenant des formes différentes, dictées par la survie : braquage, racket, jet de pierres, raffut, sit-in… Une énergie révolutionnaire se manifeste, mais c’est surtout son caractère spontané, désorganisé et malheureusement déjà déçu qui prend le dessus. Plus de dix ans après la révolution, et dans ce contexte économique et politique déprimant, il était peut-être difficile d’achever son film sur autre chose qu’une catastrophe.

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Dans un genre très différent, que je qualifierais de drame sobre, le jeune réalisateur de The Stranger (Al-gharib) ne s’encombre pas de pédagogie pour inscrire son histoire dans un contexte géographique, politique et culturel peu représenté au cinéma, celui des Druzes vivant sur le plateau du Golan[55] [55] Ce territoire a été « conquis » par Israël en 1967 puis annexé définitivement en 1981 malgré la non-reconnaissance de cette occupation par l’ONU. . Ce film de fiction se déroulant à l’époque contemporaine concentre son intrigue autour d’un personnage d’homme offensé qui tente de fuir le chagrin par la boisson. De plus en plus isolé, en conflit avec l’ensemble de sa famille, il se réfugie dans le verger qu’il cultive après avoir raté ses études de médecine. Le rythme du film, lent, et le nombre réduit de décors, invitent à se laisser habiter par une forme de ressassement, dans un territoire fermé, familier et pourtant hostile. L’élément déclencheur, la rencontre du personnage avec un homme blessé par balle, ne survient qu’aux trois-quarts du film. Avant cela, la photographie maîtrisée, jouant d’éclats de lumière caressant des tissus et de contrastes de couleurs entre le vert de la végétation et le brun de la terre et des cheveux, éclaire doucement les différentes facettes d’un personnage qu’on découvre. Le film s’organise autour de la sensation d’enfermement, matérialisée par la contrainte militaire exercée par Israël, dramatisée par l’étouffement mental du personnage, et narrativement évoquée par le caractère rituel et redondant des scènes du quotidien. C’est par la rencontre avec un élément extérieur, ce jeune blessé, qu’une possible échappée de ce cercle étouffant est amorcée. Alors que le personnage s’investit dans une démarche de soin, l’espace est réduit à une petite pièce que les deux hommes partagent. La fin du film ouvre l’espace par des plans larges en extérieur qui invitent à reconsidérer le territoire, l’habiter autrement : Adnan, après une longue marche, retrouve l’arbre figurant sur une photographie apportée par le jeune blessé, planté dans une terre abritant une mémoire intime avant que d’être une terre spoliée, divisée.

Fait amusant pour une observatrice française, le Gabes Cinema Fen propose une programmation annexe intitulée « Cinémas du monde », qui présente quelques films d’« ailleurs », d’Europe et des Etats-Unis notamment. On pouvait y trouver par exemple All Light, Everywhere de Theo Anthony, qui avait été montré par Débordements en avril dernier. Ce long-métrage documentaire proposant une étude des rapports entre les machine de vision et les stratégies militaires et sécuritaires, à partir notamment des bodycams de police, résonnait avec la programmation vidéo « El Kazma », composée par Rabih Mroué sur invitation de Malek Gnaoui. Celle-ci faisait se côtoyer November d’Hito Steyerl, War at Distance d’Harun Farocki, et d’autres films moins connus et plus récents, rassemblés par une commune dimension réflexive et critique, voire investigatrice, sur les images et les médiums visuels. Les films sélectionnés évoquent des événements politiques et historiques à partir de leurs images afin d’en réinterroger les représentations qui en restent, et de mettre au jour les techniques et stratégies qui les ont médiatisées. Nous pouvions par exemple découvrir As Birds Flying et The General’s Stork réalisés par l’artiste égyptienne Heba Amin en 2016. Prenant comme point de départ la capture d’une cigogne en 2013 par les autorités égyptiennes, soupçonnée d’espionnage à cause d’un dispositif électronique trouvé sur sa patte, la réalisatrice voyage dans l’histoire des dispositifs de vision aériens tout en faisant se confronter, par le montage, ces images à des extraits sonores qui permettent de voir ces images à travers différents récits : dans As Birds Flying, la bande-son est composée notamment d’extraits du film Birds of Darkness (1995) d’Abel Imam critiquant la corruption du gouvernement égyptien. Les oiseaux migrateurs sont filmés à la manière d’un documentaire animalier, les voix humaines semblent dévoiler leurs pensées et dialogues secrets. Ce dispositif simple et caustique met l’accent sur la notion de paranoïa. Dans The General’s Stork, vidéo de 18 minutes issue d’une recherche au long cours ayant donné lieu à une publication du même nom[66] [66] Heba Y. Amin, The General’s Stork, edited by Anthony Downey, Sternberg Press, 2020. , l’artiste propose une archéologie des dispositifs de vision aérienne éclairée cette fois au son par des récits prophétiques et coloniaux. Celle-ci propose une relecture de l’histoire contemporaine du Moyen-Orient à la lumière de ces techniques militaires de visualisation qui cartographient le territoire pour mieux l’occuper et le contrôler. Ces deux travaux appelaient à un écho frappant avec All Light, Everywhere et War at Distance, traçant un héritage international, depuis Farocki, de la volonté de raconter l’histoire partagée des caméras et des armes, tout en inscrivant le propos dans cette perspective globale, visiblement chère au festival, de mettre en avant des (contre)-discours et (contre)-visualités produits depuis le monde arabe.

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Plusieurs vidéos cherchaient ainsi des dispositifs de mise-en-scène prenant le contrepoint des représentations médiatiques d’événements traumatiques tels que la guerre ou le terrorisme. Merely a Smell de Maher Abi Samra, est un court film noir et blanc de quatre plans séquences documentaires tournés en 2006 dans les décombres des bâtiments libanais détruits par l’armée israélienne. Le film montre les corps des vivants cherchant leurs morts dans les ruines, puis organisant le convoi des dépouilles protégées de cercueil de bois. Cette œuvre recourt à une stratégie de contre-visualité, lavée des représentations indignes de cadavres qu’on ne peut regarder, comme l’écrivait Susan Sontag, que lorsqu’ils viennent d’un « endroit éloigné ou exotique »[77] [77] Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Bourgois, 2003, p. 79. , et dont les images qui nous parviennent alimentent « la croyance selon laquelle, en ces parties obscures ou arriérées – c’est-à-dire pauvres – du monde, la tragédie est inéluctable »[88] [88] Ibid., p. 80. . Opposé à une une rhétorique visuelle macabre ou sensationnaliste, le film choisit d’évoquer la mort par son absence, et à partir de ceux qui restent. To Be Continued de Sharif Waked est un long plan-séquence de 41 minutes reprenant la mise en scène des vidéos de « martyrs » se filmant avant ce qui est généralement appelé un « attentat-suicide ». Court-circuitant ce type de discours, l’acteur Saleh Bakri, fixant les spectateur-rices de ses yeux perçants à travers la caméra, lit de longues pages des Mille et une nuits. Dans un arabe littéraire à la musicalité hypnotique, le narrateur conjure la mort à la manière de Shéhérazade qui, par ses récits, ajournait son funeste destin en tenant le sultan éveillé. Ce film invite à faire l’expérience d’une écoute ininterrompue, d’une captivité causée par le plan-séquence et par cette petite pièce sombre dans laquelle était montrée l’œuvre. Cette mise en relation décalée du récit et de la mort, rappelée par la présence d’armes à feu dans le plan, suggère une relecture possible des images évoquées par cette mise-en-scène : la parole, la mise en récit, sert à différer la mort tout en lui donnant sa valeur, sa raison d’être, avec l’espoir d’une vie éternelle, ailleurs.

En programmant à la fois des cinéastes et vidéastes confirmés et émergents, en revendiquant une attention aux démarches originales voire radicales, en prenant le critère régional et linguistique à rebours de toute stratégie commerciale ou pseudo-ethnographique, mais aussi en privilégiant le public aux professionnels, le festival affirme son identité et sa place sur la scène nationale comme internationale, une place qui devrait grandir au fil des éditions.

Images : La Rivière, Ghassan Salhab, 2021 ; Insurrection, Jilani Saadi, 2021 ; l'un des conteners à l’intérieur desquels est projetée une partie de la programmation vidéo El Kazma, sur la plage de Gabes.