La rumeur plutôt furibarde qui circule sur les réseaux fait grief à cette fin de son pas trop pressé, d’autant plus malvenu que sa diffusion n’avait pas ménagé l’impatience : payer deux ans d’attente de seulement six épisodes à peine plus longs que de coutume, c’est à coup sûr frustrer l’adoration gloutonne. En même temps, il est difficile de ne pas voir dans ce bouclage la marque de fabrique d’une série ayant toujours fonctionné à la déception, et qui n’a d’abord tant séduit qu’à force de sevrer les plaisirs les plus directs. Auparavant, ce principe commandait un délayage permanent, qui multipliait les intrigues digressives repoussant le terme sur la promesse duquel le récit se fondait. Au seuil de la résolution, la règle ne pouvait que s’inverser : au lieu de tout reporter, la série a comme avancé la fin prévue, raccourcissant les arcs après les avoir trop tendus. Il y a peut-être là de la maladresse narrative. Mais il y a aussi une manière de s’écarter d’une structure épique avec laquelle elle n’a cessé d’entretenir une relation conflictuelle. Cela explique la mort précoce du Roi de la Nuit, fantôme du Sauron de Tolkien : ce qui dans Le Seigneur des anneaux tient lieu d’acmé finale a ici valeur de simple before, parce que la croisade contre le Mal ne saurait être au centre d’une série renégociant à la baisse le modèle de la geste.
Cette fin confirme donc également que ce qu’on a longtemps cru être la vertèbre de la série, le récit d’une conquête, n’était que le dernier leurre sur le chemin de son achèvement. Un récit n’ayant d’autre objet que la précarité du pouvoir ne pouvait finir sur un triomphe sans après. Il a pour seul terme possible, comme toute série, le retour à un équilibre entropique, qui prend moins la forme d’une fin que d’un arrêt. Dans ce monde où chaque mort alimente l’universelle vendetta, le vrai problème revient à savoir quelle mort peut mettre un terme à l’accumulation de cadavres. Aussi Daenerys meurt-elle moins parce que son aveuglement la pousse au massacre – péché véniel dans Game of Thrones – que parce qu’elle réclame une justice infinie, qui interdit toute cessation. On peut certes voir dans sa mise à mort la revanche d’une morale patriarcale et conservatrice, comme s’est empressé de le démontrer Slavoj Zizek. Mais elle tient autant du désamour des séries pour le Bien justicier, apanage épique du cinéma auquel elles opposent des casuistiques complexes. Le sort de Jon Snow – retourner à son point de départ – est moins motivé par la nature de son crime que par le besoin de trancher entre deux camps prêts à repartir en guerre ; et c’est donc Bran qui, en transcendant le pardon et la vengeance, détruit pour de bon la roue que Daenerys avait prétendu briser quand elle ne faisait que l’affoler.
On a pu écrire que les scènes primitives de Game of Thrones, un démembrement (les corps étendus par les marcheurs blancs dans la forêt) et une décapitation (le déserteur de la Garde de Nuit), lui servait aussi de matrice narrative[11] [11] Voir Game of Thrones. Série noire, dir. Mathieu Potte-Bonneville, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015. . Le seul pilier restant – les enfants Stark – devait donc lui-même se disperser. Bran ne reste au centre que pour neutraliser le trône, se retirant aussitôt dans sa conscience intemporelle en laissant ses ministres aux commandes. Le bilan final apparaît alors bien proche de celui que The Sopranos ou The Wire[22] [22] Pour en savoir plus sur David Simon, vous pouvez commander le premier numéro papier de Débordements, qui lui est en grande partie consacré. dressaient à leur terme il y a plus de dix ans, au faîte de la gloire de HBO : les structures durent et les figures changent, de sorte que le mouvement du monde n’est jamais que la démonstration de son inertie. Bronn est passé du rang de mercenaire à celui de financier, à l’instar d’un Marlo Stanfield s’improvisant entrepreneur immobilier après avoir été seigneur de la drogue. Et comme chez les mafieux de David Chase, les familles sont décimées mais les vassalités persistent. Certes, le Nord a gagné son indépendance, un bâtard a été fait seigneur et une femme dirige désormais la garde royale. Mais ce sont là de ces réformes dont le vieux monde s’accommode pour mieux se conserver. Dernière grande série née de la télévision, Game of Thrones emprunte son économie narrative à ce qui en fait la règle inchangée : l’agitation dans la répétition, qui reconduit les grilles à travers le changement des programmes.
Aussi, enseignes épiques de la série, les Stark n’en ont-ils peut-être pas été le centre de gravité. Celui-ci ne pouvait transiter que dans une figure dont la taille explicite le problème de dimensions avec lequel ne cesse de se débattre Game of Thrones, Tyrion Lannister. Ned Stark était mort d’avoir été trop grand pour une fonction que Tyrion n’a si excellemment remplie que parce qu’il était à la mesure du format télévisuel. Depuis The Sopranos, ce dernier rougit d’une petitesse qu’il compense par sa longueur ; celle-ci a à son tour déplacé les drames politiques de la conquête – récit à la charpente proprement cinématographique – vers le règne, c’est-à-dire ce quotidien dont la télé est l’analogue médiatique. Georges R. R. Martin répète souvent dans ses entretiens qu’il manque au Seigneur des anneaux un chapitre sur la politique fiscale d’Aragorn après son arrivée sur le trône. Sa saga comble ce vide, même si le fisc y a été remplacé par ces égouts de Castral Rock dont Tyrion rappelle à qui veut l’entendre qu’ils représentent son chef-d’œuvre de gestionnaire (et ce jusqu’à l’avant-dernière scène de l’ultime épisode). Or, Tyrion n’est pas roi, mais ministre. C’est qu’en termes de fable du pouvoir, Game of Thrones cumule deux récits, celui du règne – les rois médiocres ou atroces, au règne toujours trop provisoire – et celui du gouvernement, porté par des conseillers au destin autrement plus continu. Et si la série a fait spéculer tout un chacun sur l’ultime monarque, c’est tout de même sur le recrutement d’une nouvelle « Main » que s’ouvre son premier épisode, de même que la dernière scène à Port-Réal se concentre sur une réunion ministérielle dont Bran s’éclipse bien vite.
Du gouvernement, Game of Thrones donne une bonne définition lorsque dans cette même scène Tyrion découvre qu’il n’est fait aucune mention de lui dans la geste consignant les hauts faits de toutes ces aventures, « A Song of Ice and Fire » (également titre de la saga de Martin). Son exclusion narrative ne sert pas à disqualifier les grands récits qui, comme l’indique la scène durant laquelle Brienne complète les exploits de Jaime Lannister dans le livre de la garde, subliment plus qu’ils n’omettent. Elle dit simplement que le gouvernement est l’ombre de la gloire, et que le registre épique ne peut en assumer le détail. Ce bref passage permet donc à la série de mettre à distance le modèle « médiéval fantastique » dans lequel on est parfois trop prompt à l’inscrire. Médiévale, elle l’est bien peu, sinon par le rôle qu’y tiennent le paradigme féodal et les restes de l’édifice chevaleresque – on peinerait sinon à y trouver une once de la réflexion théologico-politique qui a imprégné le Moyen-Âge, tant la religion s’y fait discrète en dehors de quelques figures folkloriques. Son principe consiste plutôt à empiler les époques, de Rome – le mur d’Hadrien, ou l’assassinat de César par Brutus que rejoue si explicitement le dernier épisode – jusqu’à la Renaissance – Braavos en nouvelle Venise, ou les constantes références à Shakespeare et à Machiavel –, sans compter les incursions dans le contemporain (la scène montrant Torgo Nudho égorgeant des hommes à la solde de Cersei évoque sans détour les vidéos de Daesh). Quant à la fantasy, ses ingrédients – dragons, marcheurs blancs et sorcière rouge – sont significativement éliminés un à un au cours de la dernière saison, et la sève de toutes ses histoires, les prophéties, n’est jamais évoquée que pour être récusée[33] [33] Ce par quoi la série s’écarte le plus des livres, où de multiples prophéties architecturent l’ensemble. – c’est au moment où Daenerys vante son destin messianique qu’elle est poignardée, comme son fils dont on lui avait prédit dans la première saison qu’il conquerrait des empires y mourait avant de naître. Même les guerriers, dernières traces du monde épique, connaissent une faillite collective : le père et l’aîné Stark vite expédiés, Jaime Lannister amputé, et un Jon Snow manifestement inutile lors des derniers combats ; ce n’est guère un hasard si la lame la plus décisive, Arya, n’est pas un preux mais une assassine.
Des figures héritées de la légende arthurienne, Game of Thrones ne conserve au final que l’une des plus singulières : le Roi pêcheur, gardien du Graal qui, mutilé au niveau des jambes, ne règne que sur l’étang au milieu duquel il trône dans une barque – c’est-à-dire Bran, qui souffre du même mal et remplit la même fonction d’une royauté ineffective. Sa présence jusqu’alors obscure tant sa trajectoire s’écartait des autres destinées ne s’explique que par cette fonction tardive, incarner la passivité du pouvoir. Dans Le Règne et la Gloire, Giorgio Agamben a fait du Roi pêcheur l’allégorie de l’adage voulant que « le roi règne mais ne gouverne pas », ce que fait Bran en déléguant l’exercice de l’Etat à ses ministres en charge d’une terre désolée. On aurait pourtant tort de voir dans cet abandon de l’intendance une capitulation de l’autorité royale, dont l’aura n’a justement d’efficace qu’à la condition de ne pas opérer (sinon en matière de justice, d’où que la seule décision de Bran concerne le sort de Jon Snow). Le gouvernement, lui, ne peut être au centre que s’il est aussi en-dessous, obéissant à une tutelle qui n’ordonne rien. C’est le double verdict de cette dernière saison : d’un côté, la défense d’une souveraineté vide, qui renonce à s’exercer ; de l’autre, une démonstration de l’impuissance des conseillers, qui n’ont pas su freiner la fureur de leur reine et dont les axiomes sont explicitement démentis. Une première fois lorsque Tyrion est coupé par Bronn alors qu’il se lance dans sa tirade apprise de Varys, sur le pouvoir comme ombre projetée sur un mur. Une deuxième lorsque ce même Varys est semblablement interrompu par Jon Snow au moment où il s’apprête à un couplet identique. Un de leurs plus célèbres tête-à-tête leur avait déjà permis de disserter à ce propos, pour en arriver à la conclusion que le pouvoir est une fiction ne s’exerçant que là où les hommes veulent croire qu’elle réside ; la série avait semblé leur emboîter le pas jusqu’à ce que ces deux échanges les réfutent, au moment même où les dragons de Daenerys démontraient que le pouvoir s’identifie très concrètement à la puissance de feu. Moralité : il faut les deux. Un règne qui peut mais ne fait rien, un gouvernement qui fait mais ne peut rien. C’est par cette conclusion que Game of Thrones s’inscrit dans le sillage de ses aînées de HBO, dont elle représente à la fois l’accomplissement et, sauf sursaut, la fin de l’hégémonie. Toutes se sont d’abord voulues enquêtes sur le pouvoir, c’est-à-dire sur sa division – des rapports complexes de Stringer Bell avec Avon Barksdale aux relations non moins tortueuses de Tony Soprano avec ses capitaines.
Lors d’une séance chez sa psy, Tony évoquait Sun Tzu et Machiavel. En visitant l’appartement de feu Stringer Bell, Jimmy McNulty tombait sur un exemplaire de La Richesse des nations d’Adam Smith, éloge de cette « main » invisible qui, dit Agamben, sécularise le règne de Dieu et le gouvernement de son économie. Game of Thrones a perpétué ces références de la ruse gestionnaire et de l’éclat du Prince. Mais elle a ajouté à l’équation une fonction indéterminée : le peuple, ou plutôt la multitude des gueux attendant encore de se constituer en peuple. C’est eux que Daenerys libérait à ses débuts, c’est eux encore qu’elle foudroie dans le long carpet bombing en quoi consiste l’épisode cinq, écho du moment où, dans la première saison, elle arrêtait un massacre des innocents perpétré par les Dothrakis. Aucune série n’aura autant usé de masses de figurants, même si ces foules ne s’y assemblent que pour figurer le tumulte, l’acclamation ou la part maudite des caprices princiers. Et pourtant, quelque chose insiste sous cette aliénation figurative. Des hérauts pallient leur absence de discours : Talisa, Varys et Davos, parfois Tyrion et Jon Snow, la brève mais importante Fraternité sans Bannière et, à la toute fin, Samwell Tarly bredouillant la démocratie. Certes, ses pairs lui rient au nez. Mais l’idée démocratique s’affirme à travers son rejet même, si, comme le dit Freud dans son article sur « La dénégation », le désir se dit bien à travers son déni. Peut-être est-ce là la seule véritable prophétie de la série, qui, au contraire de celles qu’elle annule, ne peut être que chuchotée : que si l’issue de la guerre rétablit les lignées dans leur droit, elle prépare en même temps leur fin prochaine. Les sept royaumes ont réchappé aux deux tentatives impériales du Roi de la Nuit et de la Mère des Dragons, qui, pour opposées qu’elles soient, partageaient deux principes, la suppression des corps intermédiaires (les grandes familles) et l’uniformisation du peuple (le modèle politique de Daenerys est à l’image de son armée d’Unsullied). Et, défaits, ils n’ont pas moins prouvé l’usure des vieilles allégeances et la possibilité d’un peuple homogène, semblable à celui des « sauvages » que les derniers plans de la série suivent au-delà du Mur. C’est peut-être, en marge de sa fable du gouvernement, la morale historique de Game of Thrones : que la démocratie naît de l’enterrement de l’épique.