Il parait qu’initialement le film aurait dû prendre le nom iconoclaste de Journal de merde. Ce titre provocateur aurait peut-être fait débattre et encouragé une diffusion plus large. Il aurait également mentionné sans gêne un de ses sujets centraux, la défécation. Or, comme il arrive souvent à Théo Deliyannis de l’expliquer lors des rencontres qui suivent la présentation du film, il est moins question d’une provocation que d’une envie de longue haleine de prendre par la main le cinéma et l’amener là où il rechigne d’habitude de se rendre : aux toilettes. En s’étonnant du peu de place donnée aux selles et aux WC dans les récits cinématographiques, le cinéaste souhaitait apporter une modeste contribution à l’entreprise ambitieuse de faire descendre les films des stars aux latrines. Cette ambition ne se concrétise pas seulement dans son film le plus récent (du moins en partie), mais aussi dans d’autres de ses pratiques comme la programmation. En effet, programmateur et salarié pendant plusieurs années au CJC, Théo Deliyannis avait coorganisé en 2020 la session « caca II » de la série Food & Film portée par Les Froufrous de Lilith (Bulle Meignan et Camille Zéhenne)[11] [11] Pour un récit de l’évènement, voir : Ivo barraza Castaneda, « FAECES, FOOD AND FILM – La Clef Paris, An Extraordinary Film Experience », septembre 2020. . En ce qui concerne le cinéma, on n’est qu’aux prémices de la vaste tentative de rattraper un retard non négligeable par rapport à l’intérêt montant autour ces sujets auprès du grand public – ce dont témoigne un best-seller comme Le charme discret des intestins (2017) de Giulia Enders[22] [22] À ces questions en réfléchissant aux relations entre écologie et création artistique s’est intéressé ici-même Hervé Aubron dans l’entretien « De la merde » (2015) ou Gabriel Bortzmeyer dans l’autoanalyse « Au chevet des chiottes », pour présenter son ouvrage L’attrait des toilettes, Crisnée, Yellow Now, 2023. . Il est communément admis que l’on pense (aussi) avec l’estomac : pourrait-on dire qu’on regarde ou filme avec son estomac ? Les modalités d’une telle gastroscopie restent à découvrir…
Le film achevé par Théo Deliyannis a gardé l’idée et la forme du « journal » en y ajoutant d’autres éléments – en lien avec le voyage, la retraite solitaire, l’environnement méditerranéen et la culture grecque (celle paternelle) – qui excèdent largement le périmètre des déjections. Il parait qu’au début le cinéaste avait conçu son séjour sur l’île de Syros et les premières images produites comme un repérage pour un film qui n’aboutira pas, du moins pas dans sa forme initiale. Les traces du repérage (ses annotations, ses hypothèses) deviennent donc le film lui-même comme, dans une certaine mesure, le sont devenus les célèbres documentaires de Pasolini connus aussi comme le cycle des appunti. Ce qui viendra à la place du film prévu, c’est un exercice sériel en trois temps à base de « cartes postales » d’une minute environ postées sur Instagram. Trois séjours passés sur l’île pendant différentes saisons génèrent donc plusieurs dizaines de fragments où la sérialité renvoie moins à un format audiovisuel de type diégétique désormais dominant, qu’à une méthode à contraintes en lien étroit avec la publication en ligne. Les tableaux quotidiens d’une poignée de secondes correspondent aux standards de diffusion de la plateforme choisie par le cinéaste pour une première circulation, adressée d’abord aux proches. Leur typologie fait souvent écho aux genres les plus répandus au royaume des contenus numériques : des vidéos de chaton aux tutoriels, du clip musical au vlog filmé en modalité selfie[33] [33] Sur la manière dont la modalité selfie pénètre dans la création cinématographique, voir Alice Lenay, « Images de nos camécrans : la fabrique d’un cinéma-selfie » in Capture d’écran : quand le cinéma affronte les flux numériques, Crisnée, Yellow Now, 2022, p. 87-96. . En même temps, le choix des matériaux sonores et visuels ainsi que le travail de montage font un clin d’œil à une tradition cinématographique moins immédiate et plus expérimentale. Voir, à ce propos, les plans fixes paysagers et météorologiques, l’attention pour les lumières (parfois caravagesques), le juke-box de sa bande son soignée et hétéroclite, l’usage de la surimpression…
Petit poucet, le cinéaste récolte les cailloux semés d’abord sur le chemin des nouveaux médias pour se rapatrier ensuite sur le terrain du cinéma. Ainsi, le long-métrage Journal syriote voit le jour – par une mue où il abandonne la peau de pixels pour se revêtir d’un épiderme 16 mm (selon un processus un peu contre-intuitif de transfert du numérique à l’argentique, qui a déjà fait ses preuves : de Watching the detectives, de Chris Kennedy à One minute to zero de Nostromo). Actuellement le film n’existe que dans une seule copie positive dont le tirage a été autofinancé par Théo Deliyannis et elle ne voyage qu’en compagnie de son réalisateur. Miroir du processus de fabrication entièrement autoproduit, le processus de distribution est conçu en dehors des circuits de valorisation et distribution traditionnels selon une logique d’invention de moments de projection au gré des espaces et des publics disponibles (salles de cinéma, cinémathèques, salon privés, cafés, salles de cours…). Chaque fois l’économie de la situation de diffusion doit se réfléchir en fonction du contexte, avec comme parti pris le prix libre et la possibilité d’acquérir une édition VHS du film soigneusement concoctée par le cinéaste et quelques complices.
Le film, donc, ne circule que par contact, de proche en proche, au fil d’invitations reçues. Son existence dépend des rencontres, selon les modèles de transmission théorisés par des formats tels que le copy-gift (selon la théoricienne McKenzie Wark) ou la Licence Amicale[44] [44] Voir McKenzie Wark, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, n° 54, 2013, p. 191-198. Voir également la licence amicale conçue par Anton Moglia. . Ni restriction commerciale du copyright, ni reproduction illimitée et anonyme : une troisième voie d’accessibilité libre en fonction de conditions de co-présence. À l’interrogation récurrente du public « à quoi bon produire une copie argentique d’un film né numérique ? », Théo Deliyannis réagit en déclarant que c’est justement pour que l’on prête attention aux supports et aux conditions de diffusion (plutôt négligées d’habitude). Il n’est pas tellement question de produire une rareté précieuse, en ce sens, que de descendre dans les entrailles de la vie cinématographique pour en questionner les angles morts, notamment les situations de réception et les modalités de partage qui sont un véritable lieu d’expérimentation aux enjeux sociaux et politique. Car chaque « manière de regarder » un film est une « manière d’être » ensemble (pour détourner Marielle Macé). Mais aussi puisque ce qui compte n’est pas seulement le contenu, mais aussi la contenant (container) comme nous dit la théoricienne féministe Zoe Sofia[55] [55] Zoë Sofia, « Container technologies », Hypatia, n° 15, 2000, pp. 181-201. . En ce sens, l’esprit gastroscopique qui innerve ce film – et son intérêt pour la nourriture, la digestion ou la défécation – peut également renvoyer à une exploration « méta » du métabolisme du corps cinématographique et ses coins les moins voyants. Journal syriote et son dispositif de visionnage nous suggèrent de revisiter les fondamentaux et dépoussiérer les routines. Faut-il présenter un film en festival avant qu’il commence à circuler ? A-t-on besoin d’un intermédiaire professionnel pour distribuer un film ? Instagram et l’argentique, sont-ils deux univers opposés ? Doit-on nécessairement conserver un film dans son état le plus intact ?
Oui, puisque la seule copie du film (sans négatif pour des tirages supplémentaires) devra inexorablement subir la loi de l’entropie qui scelle toute existence matérielle. La pellicule est soumise, en ce sens, à un processus de dégradation à travers le temps et les usages voué à détériorer de plus en plus l’image. Les photogrammes seront petit à petit effacés par le frottement d’innombrables sessions de projection comme cette selle posée sur un écueil et arrachée sans pitié par les vagues marines dans le film. Cette corporalité corruptible du 16 mm est revendiquée par le cinéaste en écho à la vocation plus générale du long-métrage à se consacrer à la vie des corps dans ses dimensions les plus ordinaires et vitales. Chacun des trois chapitres du Journal syriote est en effet scandé par des réflexions – en mots et en images – sur les questions primaires et quotidiennes de notre existence physique : se nourrir, digérer, tomber malade, chier, se nettoyer, se réchauffer…
La subjectivité solitaire de ces gestes se transforme en quelque chose de plus impersonnel et transversal, recadrée par les cycles inévitables de corruption et de transformation des matières. Il n’est pas simplement question d’un homo detritus, mais plus amplement d’un mundus detritus, dont on célèbre le monument dans les séquences finales tournées parmi les ready made d’une déchetterie[66] [66] Voir : Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil, 2017. . De la Grèce on ne saura pas grande chose de précis à la sortie du long-métrage de Théo Deliyannis. Bien sûr, on aura savouré ses paysages et un peu de sa musique, quelques bribes de vie religieuse orthodoxe et un plat typique. Mais le cinéaste n’est pas un voyageur venu nous raconter l’histoire des lieux, ou celle des racines familiales. Il n’est pas non plus un touriste désirant nous faire un catalogue de toutes les cases cochées, un diaporama de ce qui doit être vu. Journal syriote représente plutôt un éloge de la rencontre entre le sublime et la trivialité, dressé par un drôle d’héritier des sages ermites ayant habité ces territoires dans l’antiquité. Ce film demeure à la frontière de l’artifice ciselé et du document biographique comme dans les meilleurs œuvres de Pierre Creton (la cuisine, les bêtes, la tactilité, la flore, des références érudites de temps en temps, le voisinage…), le sexe en moins.