Qui travaille sur le numérique à Hollywood ? L’industrie, depuis vingt ans, l’exploite, mais qui le pense ? Il y a au moins Steven Soderbergh et Ang Lee pour se demander, depuis une décennie, quel corps héroïque peut encore naître de l’égalisation de la surface que le numérique inflige aux images du cinéma. Que certains de leurs films (d’abord : Ma vie avec Liberace et Un jour dans la vie de Billy Lynn) planent haut au-dessus de tout ce qui se fait au cinéma aux USA aujourd’hui s’explique en partie par cette réflexion, préalable logique au façonnage de nouvelles fictions. Soderbergh, depuis The Girlfriend Experience en 2009, peut-être même dès Bubble en 2005, expérimente le lisse numérique, avec ses peaux métalliques et ses intérieurs vitrifiés, le corps et son environnement se reflétant sans cesse l’un l’autre dans une mise à la surface généralisée d’où toute profondeur est vidée, et où cet évidement prend la forme baroque et triviale d’une spirale chorégraphiée – d’un siphon. Prostituées, strip-teaseurs, cascadeurs, cobayes médicaux sont les cibles idéales de la grande contagion du vide que racontent ses fables. Ang Lee se demande, au contraire, dans la magnifique trilogie que forment L’Odyssée de Pi, Un jour dans la vie de Billy Lynn et Gemini Man, quelle profondeur peut encore surgir de cette grande surface calme. C’était cela, bien sûr, l’inoubliable saut de la baleine à côté de la barque de Pi, dans cette nuit numérique où l’océan de synthèse, rempli de méduses fluorescentes, semblait tout à coup, à la faveur d’un plan large zénithal, ne faire que refléter des milliers d’étoiles-pixels. Et le voyage de Pi devenait une odyssée, au cœur d’une galaxie fantasmagorique.
Pour Billy Lynn, Ang Lee a expérimenté un filmage inédit, repris dans Gemini Man, en 120 images par seconde, en 4k et en 3d. Le procédé fait qu’à chaque image, il y a quarante fois le nombre d’informations que dans une image 2d en 2k. Au début de chacun de ces films, on a d’ailleurs un peu mal aux yeux : il y a comme un hyperréalisme des matières et des flux que l’on ne saurait humainement soutenir. Cette surcharge de signaux visuels aboutissait à l’immense scène de la parade des militaires pendant le concert des Destiny’s Child, à la mi-temps du Super Bowl. Écrans géants, pompons pailletés et feux d’artifices multicolores venaient y ensevelir sous leur déluge de matière scintillante toute possibilité d’un retour à la vie normale, après l’irréalité tout aussi spectaculaire d’une guerre en Irak vécue par Billy comme un long jeu vidéo dont il était le (non-)héros.
Après ces deux chefs-d’œuvre, Gemini Man semblera marquer comme un retrait. C’est que la fiction, une histoire de tueur à gage lâché par son gouvernement en raison même de son talent incontrôlable, y est plus manifestement le prétexte à une expérimentation strictement formelle : l’invention d’un corps numérique en motion capture, le clone de Will Smith de trente ans son cadet. Le film est fort pourtant d’un trouble théorique qui contredit sa linéarité, d’un impensable anthropologique qui ne nous permet pas d’envisager la réalité physique, morale, sensible d’un clone de soi autrement que comme un double, une réplique : une image manufacturée.
Le film s’ouvre par un meurtre qui se présente doublement comme un défi : positionné en haut d’une colline qui surplombe un chemin de fer, Henry Brogan doit exécuter le passager d’un train lancé à plus de deux cent km/h. Dans un étrange plan panoramique en fisheye, la vitesse de son passage est figurée comme la torsion qu’il fait subir à son mouvement, le train formant comme un grand arc détaché de son fond par la 3d. La possibilité pour le tueur à gage de parvenir à viser le corps juste paraît à peu près aussi mince que celle du spectateur de distinguer, dans ce déluge de mouvements, de vitesses et de volumes, juste une image. L’image viendra pourtant à la moitié du film, dans le noir de catacombes hongroises, lorsque Will Smith braquera une lampe sur le visage du tueur à gage lancé à ses trousses, et qui n’est autre que son clone, une image de lui-même avec trente ans de moins. Des deux côtés, soudain, dans la comédie d’action virevoltante, une pétrification : Narcisse et Méduse fondus ensemble.
L’ironie est que Will Smith, de toutes les stars de sa génération (Tom Cruise, Brad Pitt, Johny Depp, Matt Damon…), est celui qui semble avoir le moins vieilli, avoir le moins changé. Il le dit plusieurs fois dans le film, d’ailleurs : il est un beau mâle de cinquante ans. Et c’est vrai qu’il est toujours fort joli. Cinquante-et-un, le reprend-on chaque fois. Ce qui est son âge réel, celui inscrit sur son état civil. Mais le visage de Will Smith que l’on voit dans le film, à quel point est-il vraiment le sien, à cet homme de cinquante-et-un ans dans le civil ? L’étrangeté de cette duplication, c’est qu’elle ne met pas face-à-face un homme vieilli et son double jeune, comme la fiction feint de le croire : elle relie un homme maintenu jeune – par quoi d’ailleurs – la génétique, l’hygiène de vie, la chirurgie, les éclairages, les corrections numériques ? un mélange de tout cela ? – à son image rajeunie. Car le jeune homme de vingt ans en face de lui ne ressemble pas vraiment au Prince de Bel Air, le Will Smith de vingt ans qu’on a bel et bien connu. On a plutôt l’impression d’avoir à faire à l’image qu’un filtre numérique pourrait créer à partir de la tête de l’acteur aujourd’hui, dans une inversion de FaceApp, le logiciel de vieillissement russe qui fit polémique cet été. Il n’y a pas un vieux et un jeune : il y a deux accentuations différenciées d’un même rajeunissement numérique, une petite et une grande. L’une est la fiction cachée d’un homme de cinquante-et-un ans sans une ride, l’autre la fiction avouée d’un clone numérique monstrueux.
Ma vie avec Liberace de Soderberg mettait en scène l’inclinaison d’un visage vers un autre – le personnage de Matt Damon étant mené par le délire égocentrique de Liberace à tendre par la chirurgie esthétique au visage de Michal Douglas jeune. Gemini Man raconte comment le rajeunissement numérique touche à un degré variable le physique d’un même acteur, pour des raisons romanesques ou érotiques. Un acteur, deux personnages : l’un incarné en chair et en os, avec quelques retouches ; l’un animé informatiquement, sans incarnation. C’est dans cet espace-là que se tient l’acteur à l’ère numérique du cinéma, là où il est réduit à n’être plus qu’une fiction d’image. C’est sa chute vertigineuse, et sa puissance inédite.
Mais on n’a encore rien dit sur son jeu, au fait. Will Smith est-il bon dans le film ? Pas mal. Meilleur que son clone numérique ? Pareil, je crois. Un peu lisse, comme toujours. Mais le charme de son sourire fonctionne – c’est la seule expression du masque qu’arborent l’acteur et son image, d’ailleurs. Les clins d’œil sont réservés au vrai, tout de même. C’est la politesse de l’humanisme d’Ang Lee.