Troisième film du cinéaste islandais Hlynur Palmàson, salué à Cannes au sein de la sélection Un Certain Regard, Godland retrace les errances d’un prêtre danois, Lucas, venu construire une église dans le Sud-Est de l’Islande à la fin du XIXe siècle. Ses quelques 2 heures 23 se découpent en deux parties : d’abord l’odyssée du pasteur entouré d’une poignée d’hommes, dont son guide sur place, Ragnar, jusqu’au village où il officiera, puis la vie au milieu des fidèles… jusqu’à un double assassinat.
Sous les auspices de décors grandioses et arides, le cinéaste islandais convoque l’imaginaire du western et du sublime, de la frontière entre l’homme, le divin et la nature. Cependant, si le western est censé représenter l’instauration de l’ordre social et de la civilisation au milieu d’une terre sans loi, propice aux conflits métaphysiques, Godland expose l’envers de cette tradition : le rejet par celle·ux qui habitent cette supposée terra nullius de l’homme venu leur apporter la foi et la modernité. Le plus proche parent de ce film serait alors l’avant-dernier film de Scorsese, Silence, où un prêtre portugais venu évangéliser le Japon au XVI° découvre progressivement l’orgueil et la vacuité d’une telle mission prétendument civilisatrice. Toute l’originalité de Godland tenant au fait que, contrairement à Silence, l’évangélisateur n’est pas un simple pasteur en quête de sens, mais également un esthète en quête d’images, car il est – c’est là un des moteurs narratifs principaux – photographe.
Godland propose alors une relecture du moment historique où le scientisme, dans un même élan, donna naissance à la photographie, au cinéma, et à un mouvement colonial aux conséquences encore omniprésentes. Au-delà d’un récit intime sur la foi et le doute face à l’immensité, qui aurait été somme toute assez convenu s’il n’avait tenu qu’à cela, Godland élabore ainsi une réflexion sur les liens qui unissent évangélisation, colonisation, photographie et cinéma.
Sur l’écran se déploient tout au long du film des paysages islandais d’une beauté à couper le souffle, magnifiant une nature des plus sauvages. Des parterres de mousse reprenant leur vigueur initiale aussitôt le convoi passé, des volcans en éruption au milieu de montagnes enneigées, tout évoque un environnement désert, vierge, auquel se conjuguent les portraits pittoresques des autochtones vivant en communion avec l’île, leurs visages burinés par les vents et la mer – en bref, tout l’imaginaire exotique du Grand Nord et de la rigueur insulaire sur lequel une certaine partie de la critique n’a d’ailleurs pas manqué de s’appesantir. Un indice pourtant souligne la nature trompeuse de ces images : le film est entièrement tourné dans ce format d’image propre aux clichés photographiques produit par le pasteur-photographe, en 1.35 avec des coins arrondis. L’ambiguïté naît de là : l’île et ses habitant.es ne seront jamais vus qu’à travers le regard de ce pasteur-esthète qui, pour sublime qu’il soit, n’en reste pas moins un regard colonial. Il faut rappeler que l’histoire de l’Islande est marquée par la domination danoise, au moins depuis l’instauration d’un monopole commercial au début du XVIIe siècle, jusqu’à son indépendance en 1944. La complexité de la démarche de Palmàson, natif d’Islande, et ayant effectué ses études de cinéma au Danemark, tient à cela : narrer une histoire de la violence coloniale de la photographie du point de vue du colon.
Rapidement le prêtre, armé de son appareil photographique, apparaît comme ce que l’on nommait déjà au XIXe siècle un touriste, venu s’imposer dans un lieu sans se mêler à ses habitants. Le patriarche local, qui l’assassinera par la suite, lui fait remarquer l’orgueil, et peut-être le ridicule, qu’il y avait à venir jusqu’à eux par une longue traversée à cheval, alors qu’il aurait pu simplement prendre le bateau. Le double assassinat final ne peut se comprendre que comme le prolongement de la violence latente que constitue l’arrivée du pasteur dans la région Sud-Est de l’Islande. Une violence rendue sensible par l’hétérogénéité des langues : la version islandaise du titre succède à sa version danoise, pour marquer l’absence de réconciliation entre les deux cultures. À l’époque, il est encore obligatoire pour les Islandais·es d’apprendre le danois, et la coutume veut que les bonnes familles islandaises le parlent le dimanche. Lucas ne s’adresse aux Islandais·es qu’en danois, et Ragnar pour sa part refuse de lui répondre autrement qu’en islandais, bien qu’il révèle juste avant son assassinat maîtriser « le danois du dimanche ». Durant la traversée, l’interprète chargé d’accompagner Lucas meurt après que ce dernier a forcé le convoi à franchir une rivière houleuse.
Toute cette violence du regard porté par le prêtre danois sur les Islandais·es se cristallise lors des moments de pose, où le silence et l’immobilité prolongée font ressentir l’étrangeté d’une telle interaction. Ce geste de faire poser pour immortaliser les autochtones dans leur environnement rappelle immanquablement celui des premiers anthropologues (et de nombre de leurs successeurs), dont l’anthropologie critique a par la suite rappelé le caractère déformant et autoritaire[11] [11] Voir par exemple le chapitre de Mary Bouquet, « Making kinship, with an old reproductive technologie », dans l’ouvrage collectif Relative values (Duke University Press, 2002), sur la façon dont les études sur la parenté en anthropologie ont été biaisée par le fait de faire poser et de photographier comme étant des familles des configurations humaines qui en réalité n’avait rien à voir avec la famille nucléaire occidentale. . Palmàson explique en entretien[22] [22] « Nous utilisons effectivement le processus au collodion humide qui a remplacé le daguerréotype vers 1860. […] Tout à coup, Lucas possédait cette technique moderne pour capturer les images, et c’est vraiment cela qui a permis de donner sa forme au projet. », Hylnur Pálmason dans « Godland, Islande et collodion au cinéma », propos recueillis par Thibaut Godet, entretien disponible sur le site Réponses Photo. avoir voulu faire de son personnage un parangon de la modernité, l’équipant de plaques argentées au collodion, la dernière innovation photographique apparue dans les années 1860. De là à dire que Lucas s’imagine être un représentant du progrès technologique, venu faire part de ses lumières au monde « barbare » (comme le représente le supérieur danois qui l’envoie en mission), il n’y a qu’un pas… Lucas, en interposant sa plaque de verre entre lui et les habitants de l’île, s’isole par le geste avec lequel il pense communier. Lors du dénouement, Ragnar exige de Lucas qu’il le prenne en photo avant de repartir de l’île. Lucas refuse, laissant paraître son dégoût pour l’autochtone, pas assez photogénique selon lui. Ragnar, dans une ultime tentative de lui faire voir son erreur, lui demande de prier pour lui – actant le lien entre photographie et évangélisation – et pour le peuple islandais qu’il n’aura pas su regarder correctement. Cette ultime demande qui touche au cœur les paradoxes métaphysiques qui l’animent sera le site d’un déploiement fatal d’une ultime violence, physique cette fois. Car si Palmàson nuance son récit en montrant une rédemption possible, il faut malgré tout rendre compte de ses actes.
Cette critique adressée à l’anthropologie coloniale n’aurait pas cette portée si elle n’allait jusqu’à interroger notre propre rapport au regard de Lucas. En ouverture du film est affiché un carton indiquant que le point de départ du récit est la découverte de sept photographies sur plaque de verre dans les archives de la famille royale du Danemark. Cette annonce suscite le désir d’en découvrir l’origine. Coïncidence moins hasardeuse qu’il n’y paraît, un autre film explorant les rapports entre anthropologie et exotisme débute par un récit similaire : Sans Soleil de Chris Marker commence lui aussi par la redécouverte d’images venues d’Islande, que le cinéaste s’évertue à retrouver. Là où l’enquête amène Marker à une posture d’humilité et de reconnaissance des limites de sa caméra, Godland emmène ses spectateur·ices dans l’imaginaire colonial de Lucas, en imposant le cadre de son appareil de prise de vue à chaque plan du film. Cette référence illustre ramène à la tradition bazinienne, qui lie l’exercice filmique au dévoilement d’une vérité ontologique des êtres filmés. L’on prête ainsi à la caméra un pouvoir de révélation qui l’autorise à s’aventurer n’importe où, certaine de faire parvenir jusqu’aux spectateur.ices une forme irréductible de vérité. Cette garantie de vérité a, dès ses débuts, lié l’histoire du cinéma à celle de la colonisation, les premiers essais des frères Lumière se concluant par l’envoi d’opérateurs aux quatre coins du monde colonisé, afin de ramener des « vues » aux spectateur·ices européen·nes avides de terres lointaines. En évoquant ces sept clichés, qu’il admet avoir totalement inventés[33] [33] Lire à ce sujet l’entretien accordé par le réalisateur à Positif, dans le n°742 de décembre 2022. , Palmàson joue avec nos attentes et titille notre pulsion scopique, avide de recueillir la beauté archaïque des terres méconnues d’Islande. La première partie du film satisfait cette scopophilie, et l’on passe ainsi le visionnage à attendre la révélation des fameux clichés, qui auraient pu, s’ils avaient existé, être par exemple insérés comme images d’archives juste avant ou pendant le générique. La trajectoire malheureuse de Lucas permet progressivement de réaliser qu’il n’est peut-être pas souhaitable de céder à cette attraction. S’il sera toujours possible de débattre du caractère inné ou non de cette scopophilie, l’attitude de Lucas tout au long du film montre ses racines qui plongent dans une certaine prétention impérialiste et civilisatrice, interrogeant ainsi, en toute discrétion, l’histoire de notre désir de cinéma.