« Ainsi, voyant la bête aux approches funèbres
Me replonger aux lieux de muettes ténèbres
Mon courage et ma foi m’avaient abandonné »
Dante, La Divine comédie, L’Enfer, Chant I.
Deux séquences d’une tonalité onirique encadrent Gorge cœur ventre, premier long-métrage de Maud Alpi : dans la première, à l’orée du film, la caméra à hauteur de chien chemine derrière Boston dans les coursives et les salles vides et silencieuses de l’abattoir. Ce monde de pénombre et d’excréments ne désigne pas encore sa fonction : le chien, d’ailleurs, ne pénètrera pas plus avant dans la machinerie macabre de la chaîne d’abattage. Comme son compagnon d’infortune, le bien-nommé Virgile, jeune homme solitaire et marginal, il restera à la lisière du monde des tueurs, accompagnant les bêtes jusqu’au seuil de la mort. A la coupure radicale qui tend à opposer le dedans et le dehors de l’abattoir, cet antre grouillant de vie et de mort à ce monde d’indifférence ou d’ignorance, Maud Alpi a préféré la lisière ; c’est dans cet interstice que se tient son film, à l’encontre des vidéos militantes de L214 aussi bien que de la distance clinique du Meat de Wiseman. C’est dans ce hiatus qu’il ouvre la possibilité d’une alliance entre animaux et humains, et d’un partage entre documentaire et fiction. Sur cette ligne tangente, Maud Alpi entreprend un récit comme un roman d’initiation. Ses héros sont un duo animal et humain dont le compagnonnage supporte toutes les épreuves et repose sur un partage impartial de la solitude comme de la pitance. Ce récit initiatique concerne peut-être plus encore son personnage canin qu’humain parce que, comme nous, il reste spectateur de la mécanique de l’abattoir, à laquelle le garçon, lui, participe par nécessité et avec le détachement propre à ceux qui œuvrent trop près de la mort. Mais sans doute Alpi préfère-t-elle aussi l’anxiété et la nervosité du corps animal, ses sens en alerte et son regard inquiet, à la parole qui pourrait venir formaliser des émotions humaines.
Viendra toutefois le passage dans l’autre monde, celui du dedans : Virgile le franchira en accomplissant le geste des tueurs, abattant une vache qui allait mettre bas. Le feu mis à la carcasse de l’animal, comme une cérémonie destinée à purifier le bourreau de son geste, n’en restaurera pas pour autant l’innocence du jeune homme. Quant à Boston, c’est avec un nouveau compagnon, un autre chien, qu’il traversera l’anti-chambre de la mort industrieuse – deuxième tableau onirique du film, sa séquence finale – pour découvrir l’au-delà de l’abattoir, sa ruine fantasmagorique dans un monde peuplé de chiens. Cette vision d’une apocalypse qui verrait les chiens supplanter les êtres humains et tenter de percer le mystère de leur disparition à travers leurs ruines, invoque le roman de Clifford D. Simak auquel la chienne de Godard faisait référence dans Adieu au langage. Elle ouvre surtout le film à la virtualité d’une échappée par-delà la funèbre mécanique de l’abattoir, en lui opposant un monde rendu à la nature et aux bêtes, d’où toute présence humaine aurait disparu. Puisqu’il ne peut y avoir d’intrigue ni de trame autre que celle de l’infini recommencement de la ronde d’abattage, Alpi choisit de faire basculer cette routine sanglante dans la fiction de sa disparition, suivant ces deux chiens, passeurs entre les mondes – quel autre animal d’ailleurs pour incarner cette figure psychopompe, sinon le chien, gardien des cieux ou des enfers dans la plupart des mythes ?
On ne saurait pour autant régler si simplement le sort des hommes de Gorge cœur ventre : dans la trinité de ce titre organique, emprunté à un poème de Pasolini, s’ébauche une partition des affects plutôt que des espèces ; celle qui sépare et néanmoins lie dans une indéniable communauté Virgile, ce jeune homme en marge du monde de ses semblables, les bêtes-compagnes et celles destinées à la mort, communauté non de destin mais d’empathie. A cet égard, le film dessine une cartographie des émotions, et les échanges de regards d’une espèce à l’autre aussi bien que les gestes de sollicitude (Virgile aspergeant d’eau les bœufs pour les tranquilliser après s’être lui-même arrosé) inscrivent les êtres de cet infra-monde dans un partage de la douleur et du deuil. Le montage établit lui aussi des correspondances discrètes mais troublantes, entre l’insouciance de la foule massée autour d’une piscine au-dehors, et le sommeil inquiet des porcelets serrés contre leurs mères au-dedans.
Il ne s’agit pas de faire porter à ces images un discours sur une humanité déchue comme s’y employaient Franju et Painlevé dans Le Sang des bêtes. Il ne s’agit pas non plus de restaurer au sein de l’abattoir une intimité en donnant à entendre la parole et les rêves des jeunes ouvriers comme le faisait plus proche de nous et d’une manière si admirable Dans ma tête un rond point d’Hassen Ferhani. Virgile n’aspire à aucune absolution et ne se sent l’esclave de personne. En un sens, Gorge cœur ventre forme aussi l’envers absolu du film de Wiseman : là où celui-ci révélait implacablement l’industrialisation conjointe des corps humains et animaux, repliant symboliquement le sort des ouvriers sur celui des bêtes (comme avant lui les écrits d’Upton Sinclair ou de Georges Duhamel), le film d’Alpi n’est pas fait de viande, mais d’organes palpitants et de chairs frémissantes. Il y est autant question de vie que de mort : celle-ci s’invite partout où la vie affleure, dans la nudité des corps après l’amour qui évoque au jeune homme celle des carcasses dépeaussées, ou dans le corps qui s’ouvre en dépit de tout pour accoucher d’une vie nouvelle dans ce lieu de tuerie. A l’objectivation du sensible, qui détermine selon l’anthropologue Catherine Rémy le travail d’équarrissage (La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Economica, 2009), Gorge cœur ventre répond par une hypersensibilité des images et des corps. Comme si, dans ce mouvement secret de la matière des images, se trouvait transposé quelque chose de cette vie animale, en-dehors de la valeur de signification des images elle-mêmes, en-dehors du discours qu’on pourrait leur faire tenir ou du récit qu’on leur imprimerait. Comme si cette vie-là, communiquée à d’autres corps, humains ceux-là, venait soudain irradier la nuit de l’abattoir[11] [11] A lire également, “On ne devrait pas exister“, un entretien avec Maud Alpi. .