Depuis plus de dix ans maintenant, Lav Diaz utilise la technologie numérique pour libérer son cinéma de la mentalité féodale qui régit le système des studios philippins, préoccupés uniquement par le “business et les conneries”. Tout commença au printemps 2003, lorsque le chef opérateur Richard de Guzman et lui décidèrent d’achever leur production indépendante sur les tribulations d’une famille philippine entre 1971 et 1987, dont le tournage s’était étalé déjà sur plusieurs années, en basculant vers le numérique plutôt qu’en continuant à filmer en un 16 mm onéreux. Comme l’explique Diaz, l’arrivée d’un matériel numérique grand-public a tout changé :
“On possède maintenant le pinceau, le revolver, ce n’est plus uniquement aux mains des studios comme auparavant. On est désormais très libre. Je peux faire un film entier sans quitter cette pièce. […] On ne dépend plus des studios et des capitalistes. C’est un cinéma de la libération. Le numérique est une théologie de la libération. On peut aujourd’hui avoir son propre outil. Internet est tellement libre, la caméra est tellement libre. Le problème ne tient plus au fait de ne pas pouvoir tourner. Il existe désormais un cinéma du Sud-Est de l’Asie indépendant. Pendant longtemps, nous avons été maintenus à l’écart, négligés, exclus des médias occidentaux, et cela à cause de questions de logistique. Nous n’avions pas d’argent, pas de caméras, rien de tout cela. Ces problèmes sont aujourd’hui résolus. Nous sommes à égalité.”[11] [11] Tilman Baumgärtel, Lav Diaz: Digital is Liberation Theology, September 2007.
Pour le dire autrement, la technologie numérique bon marché a permis à des cinéastes partout à travers le monde de s’approprier les moyens de production, post-production et distribution du cinéma, et ainsi de suivre leur propre vision et questionnement sans avoir à se compromettre avec des studios pour qui le cinéma n’est qu’un moyen de profit économique, un divertissement à vendre à un public de masse.
Mais quels sont la vision et le questionnement de Diaz ? Pour le dire brièvement, chacun de ses films travaille au croisement de deux interrogations : “qu’est-ce que le cinéma ?” et “qu’est-ce que cela signifie d’être Philippin ?”. Si vous avez un jour l’occasion de discuter avec lui de ces problèmes, il dira sans doute avec prudence qu’il n’a pas de réponse définitive, car il s’agit là de l’objet même d’une recherche toujours relancée. Néanmoins, sa praxis – ou sa “méthodologie”, comme il aime à l’appeler – est claire : depuis Evolution of a Filipino Family (Ebolusyon ng isang pamilyang pilipino, 2004), il a usé d’une stratégie temporelle singulière basée sur des plans extrêmement longs et des durées de métrages radicales afin d’arracher l’histoire philippine à l’oubli, et de redonner à son pays son identité malaise ancestrale.
From What Is Before (Mula sa Kung Ano ang Noon), “anatomie d’un village philippin au début des années 1970” en 5 heures et 38 minutes, offre peut-être l’exemple le plus net de ce qui constitue les préoccupations esthétiques et éthiques de Diaz. Du point de vue de la question bazinienne de l’ontologie du médium, Diaz envisage clairement, à travers la mise en scène de ses propres souvenirs d’enfance, le cinéma comme un moyen de relier les Philippins d’aujourd’hui à l’Histoire de leur pays, cela à travers un mouvement dialectique permanent entre le présent et le passé, le personnel et le collectif, le particulier et l’universel.
From What Is Before reconstitue la vie d’hommes et de femmes modestes habitant un coin isolé de la province du Maguindanao. Dans ce microcosme qui vaut pour l’archipel entier, Itang (Hazel Orencio) s’occupe de sa sœur Joselina (Karenina Haniel), déficiente mentale supposée avoir des dons de guérisseuse. Tony (Roeder Camañag) passe ses journées à distiller de l’alcool contre quelques pesos et, à l’insu d’Itang, abuse de Joselina, incapable de se défendre. Sito (Perry Dizon) travaille comme vacher pour un riche propriétaire terrien, et fait de son mieux pour protéger le jeune Hakob (Reynan Abcede) du secret terrible de ses origines. Heding (Angelina Kanapi) vend de village en village des moustiquaires, des matelas, des couvertures et des casseroles. Enfin, le Père Guido (Joel Saracho) essaie de répandre la bonne parole parmi les villageois, tandis que Mademoiselle Acevedo (Evelyn Vargas) se dévoue pour offrir une éducation aux enfants pauvres.
Bien que Diaz admette recourir à “une certaine part d’abstraction” dans la création, à partir de souvenirs personnels et de rencontres réelles, des personnages et de l’intrigue, From What Is Before se déroule durant une période très spécifique – de 1970 à 1972, année durant laquelle le président des Philippines Ferdinand Marcos a décrété la Loi Martiale et annoncé la venue d’une Société Nouvelle. Selon Diaz, la Loi Martiale (1972-1981) est le quatrième et plus violent cataclysme de l’histoire de son pays, celui qui l’a plongé dans sa période la plus sombre : après des siècles de colonisation espagnole (le nom même “Philippines” vient du roi Felipe II d’Espagne), des décennies sous la domination des État-Unis au début du XXème siècle, et quelques années d’occupation japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale, un Philippin éduqué était apparu et s’était servi de la jurisprudence, la religion catholique, la superstition, la croissance économique, l’influence politique, l’espionnage et la brutalité militaire et para-militaire, pour s’emparer du pouvoir. Comme on le constate en regardant le film de Diaz et en lisant la Proclamation 1081 décrétant la Loi Martiale, le modus operandi de Marcos était d’une précision clinique. Elu président en 1965 puis en 1969, Marcos a passé son second mandat à exécuter le plan qui lui permettrait de rester au pouvoir passée la limite constitutionnelle de huit années : profitant des troubles religieux sur l’île à majorité musulmane de Mindanao, et du développement de la branche armée du Parti Communiste Philippin partout ailleurs, il a instillé auprès de ses compatriotes la peur selon laquelle le pays se trouvait au bord d’une guerre civile qui mettrait à bas les institutions démocratiques. Marcos a même poussé plus loin la manipulation, mettant en scène une série d’attaques terroristes afin de convaincre le peuple de la nécessité de la Loi Martiale – la plus célèbre de ces attaques étant une fausse embuscade contre son protégé, le ministre de la défense Juan Ponce Enrile, juste avant la proclamation de la Loi. Comme une dernière touche pour parachever son plan machiavélien, la Proclamation 1081 s’achevait sur les mots “En l’an de Grâce mille neuf-cent soixante-douze”. Ainsi, Marcos se présentait à la majorité chrétienne du pays comme l’exécuteur de la volonté divine, manière de justification par la foi qui constitue la plus fréquente forme à travers l’Histoire de validation a priori des actions humaines.
Dans cette atmosphère de paranoïa et d’extrémismes politique et religieux, il n’a pas été difficile au président de convaincre le peuple que, pour le maintien de l’ordre et de la paix, il “devait diriger l’ensemble du gouvernement et exercer les pleins pouvoirs, notamment celui de commandant-en-chef des forces armées philippines” (Ordonnance Générale n. 1, 22 septembre 1972). Ce n’était cependant pas “la paix et l’ordre” que Marcos recherchait – cela n’était d’ailleurs pas non plus le souci majeur des Philippins. Comme Sito le dit au lieutenant Perdido (Ian Lomongo) lors d’une scène mémorable de From What Is Before, le problème des villageois Maguindanao vient d’abord d’une indifférence des institutions, et non des activités des partis de gauche ou des séparatistes musulmans. Des siècles durant, sous la coupe de tel ou tel régime politique (la monarchie espagnole, la brève Première République Philippine, l’administration américaine, la république fantoche contrôlée par les Japonais, le gouvernement “indépendant” avalisé par les Etats-Unis le 4 juillet 1946, la charia, la dictature de Marcos), rien n’a réellement changé pour eux. Ils ont toujours vécu abandonnés au milieu de la forêt, sans routes ni ponts, sans électricité ou assistance médicale, avec très peu d’infrastructures scolaires pour les enfants. La chasse, la pêche, la cueillette et la culture sur les quelques terres qui n’appartenaient pas encore à des riches propriétaires étaient leurs seuls moyens de survie. Là réside une des raisons principales de la mise en scène de Diaz, dont les films toujours très longs sont constitués de plans-séquences presque fixes et composés avec une extrême attention. D’une part, la durée est au cinéma une manière d’affirmer l’importance de ce qui est filmé – montrer sur grand écran des heures durant des êtres pauvres dont personne ne se soucie est à l’évidence une manière d’attirer l’attention sur leur existence même, et sur leurs conditions de vie misérables. D’autre part, l’esthétique particulière du cinéaste vise à nous faire expérimenter le poids de siècles de souffrance, ce que Diaz appelle “l’agonie” de son peuple.
Les pratiques du colonialisme, du féodalisme et du fascisme reposent toutes sur l’idée que celui qui contrôle le temps contrôle la vie des gens. Les exemples sont innombrables, dans l’archipel des Philippines comme ailleurs : les missionnaires catholiques romains, ainsi que les esclavagistes espagnols et américains, ont divisé la journée des populations indigènes en tranches dévolues à la prière, au travail et au sommeil ; les envahisseurs japonais, puis Marcos, ont eu recours au couvre-feu pour enfermer les Philippins dans leur propre maison de minuit à l’aube ; les dirigeants des studios philippins, détenteurs du capital financier, des moyens de production, des équipements de post-production et des lieux de projection, ont été capables durant des décennies de limiter le cinéma à des divertissements d’une durée maximale de deux heures.
La mise en scène de Diaz et ses stratégies temporelles doivent par conséquent être pensées comme des armes dans la lutte d’émancipation de son peuple. Aussi utopique que cela paraisse, dans From What Is Before comme dans toutes ses autres productions indépendantes, Diaz essaie de détruire le temps comme marchandise et instrument de contrôle, et ainsi de renouer avec l’identité malaise pré-capitaliste :
[Mes films sont longs car] mon cinéma n’a plus rien à voir avec les conventions de l’industrie. Il est libre. J’applique donc la théorie selon laquelle, nous, Malais, nous, Philippins, ne sommes pas dirigés par le concept de temps. Nous sommes gouvernés par celui d’espace. Nous ne croyons pas au temps. Si vous vivez ici, vous verrez les Philippins traîner. Ils ne sont pas très productifs. C’est typiquement malais. Il n’y a que l’espace et la nature qui importent. […] Dans l’archipel, la nature offrait tout, jusqu’à ce que le concept de propriété privée débarque en même temps que les colons espagnols. Puis les capitalistes ont pris le pouvoir. J’ai développé mon système esthétique à partir de l’idée que nous, Philippins, sommes gouvernés par la nature. Le temps n’existait pas avant l’arrivée des Espagnols. Après, nous avons dû prier à six heures du matin, commencer à travailler à sept. Mais avant, nous étions Malais, nous étions libres.
Aussi intéressant le discours de Diaz sur le temps puisse-t-il être, ses films sont très difficiles à regarder, tant pour leur longueur que pour leur indifférence totale à l’égard des habitudes de réalisation du cinéma grand-public concernant la narration, le découpage et le montage. Ses détracteurs considèrent par conséquent souvent ses oeuvres comme des “pornos de festival” voués à exciter les esthètes intellos, des tests d’endurance pour aspirants cinéphiles. Ses admirateurs au contraire louent la radicalité de son “Arte Povera” et le pouvoir révolutionnaire de la lenteur. Mais, comme Diaz l’a déjà répété maintes fois, coller une étiquette sur son travail est fondamentalement une erreur : peu importe que les films soient lents ou rapides, riches ou pauvres, longs ou courts, en noir et blanc ou en couleurs. La seule chose qui importe est qu’ils soient libres – c’est-à-dire des oeuvres personnelles libérées des contraintes de l’industrie et qui laissent aux spectateurs le choix de vivre l’expérience du film dans son intégralité ou de partir après quelques minutes.
Premier film de son réalisateur à triompher dans un grand festival (Locarno, cette année), From What Is Before pourrait être la meilleure introduction au credo de Diaz : ce n’est qu’en apprenant des expériences passées qu’il est possible de comprendre réellement ce qui se passe aujourd’hui et ainsi améliorer le futur. C’est pour cela qu’avant d’être un bon ou un mauvais film, From What Is Before est d’abord une oeuvre qui devait être faite. Parce que le fils de Marcos, Ferdinand Marcos Junior se présente aux élections présidentielles en 2016 comme candidat du Parti Nationaliste. Parce que la plupart des membres de la famille du dictateur et des proches collaborateurs durant la Loi Martiale sont toujours en poste. Parce qu’enfin, le barrio d’Abulug dans lequel From What Is Before a été tourné il y a un an n’a toujours ni route goudronnée, ni pont, ni électricité.