Entamé du côté du punk new-yorkais à la fin des années 1970, le parcours de documentariste de Lech Kowalski a croisé internet en 2008 pour l’un des projets cinématographiques les plus importants de la décennie, Camera War, toujours visible sur son site. Chaque semaine, le cinéaste y postait une vidéo (d’une durée variant entre 2 et 30 minutes), éclat du monde à la fois autonome et inscrit dans une mosaïque alors en expansion, sans motif prédéfini mais en permanence retravaillée par des lignes d’intensité variables et mobiles (discours de la crise économique, mouvements d’opposition, alternatives concrètes au capitalisme, conséquences en Afghanistan de la guerre, quotidienneté, etc.). Plus traditionnel, dans son mode de production comme de distribution, Holy Field, Holy War poursuit et complète directement un travail entamé avec La malédiction du gaz de schiste, réalisé pour Arte en 2013.
Personne n’ignore les dangers liés à l’extraction du gaz de schiste – le cinéma américain lui-même s’est penché sur le sujet l’an dernier avec Promised Land, de Gus Van Sant. Et si, face à l’imminence d’un désastre, un rappel n’est jamais superflu, Holy Field, Holy War ne s’avance pas avec la force du scoop. Dans la campagne polonaise, comme ailleurs, le lisier et les engrais polluent la terre et par conséquent l’eau, les abeilles se ramassent par grappes agonisantes dans des flaques d’une boue contaminée. Comme chez Hitchcock, la menace circule sous la forme d’un objet ordinaire, en l’occurrence un camion rouge qui de ferme en ferme distribue des tonnes d’engrais. Les effets concrets de l’élevage industriel et de la pollution se font ainsi déjà sentir avant même que l’entreprise américaine Chevron ne commence à sonder le sol. Les paysans, démunis, constatent les ravages ; les habitants ou les employés de passage, qui pour forer, qui pour déverser de l’engrais, découvrent les faits. Certains s’en étonnent, d’autres, soucieux seulement de l’argent qu’ils gagnent, s’en moquent.
Le film de Lech Kowalski s’en tiendrait là qu’il ne serait pas grand-chose de plus qu’un honnête reportage – certes soucieux des êtres, de leurs gestes comme de leurs paroles, déterminé à montrer un mode de vie agricole menacé de disparition, mais incapable de susciter chez le spectateur autre chose qu’une impuissance désolée. Or, au moment où l’on s’apprête à piquer du nez survient une des séquences les plus incroyables qu’on ait pu voir récemment. Réunis dans la salle communale, les villageois sont priés d’assister à l’exposé Powerpoint du dirigeant de Chevron en Pologne. Quand bien même les vibrations des camions chargés de forer le sol ont déjà craquelé les murs des maisons et causé la souillure de l’eau des sources, l’homme, entouré d’un traducteur et de la maire, entame son exposé en assurant que tout est sous contrôle et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Les normes sont respectées – la preuve, comme le montre le slide, Chevron a signé un « engagement ». Pas sûr qu’il y ait là la moindre trace de cynisme – il n’est pas exclu que, comme le précisait Godard dans Film socialisme, les salauds soient sincères. Ils se sont en tout cas créés les conditions de leur innocence, notamment par la sous-traitance.
Dans la durée et les cahots du direct, la caméra de Kowalski enregistre néanmoins autre chose. Le confrontation qui s’engage met à nu deux dynamiques : celle de la communication contre celle de la politique. Dans la première, un corps accepte de ne plus être que le maillon d’une chaîne de discours sans origine, sans responsable. Représentation de la représentation de la représentation, corps-écran comme on le dit d’une société : discours de tout le monde et de personne, discours-logo (et il est si facile d’en changer), impersonnalité radicale. La seconde dynamique est celle, toujours magnifique et triomphante quand bien même elle aboutirait à une défaite, animant ceux qui, d’abord spectateurs, se font acteurs. Et, davantage encore, corps politique. C’est bien cela qui s’invente et se constitue sous nos yeux, dans la parole qui lie un corps à un autre, une existence à une autre, et fait sujets d’une histoire collective des individus condamnés jusqu’alors à subir. Les faits bruts sont évidemment têtus et contredisent point par point la propagande du dirigeant de Chevron. Mais peut-être ne sont-ils alors que la surface des choses. Il faut en effet voir comment, à telle métaphore lancée par l’un, un autre opine de la tête et sourit ; comment le langage de lutte peut se faire poétique ; comment, en somme, quelque chose qui, non seulement excède l’usage strictement utilitaire du langage par le capitalisme, mais lui est fondamentalement étranger, se met à vibrer à travers l’assemblée, à nouer les êtres entre eux. Le patron de Chevron, planté d’abord à côté de son vidéoprojecteur, finit assis, silencieux derrière un bureau d’école, « parlé » par son traducteur.
Évidemment, la « scène » par laquelle un peuple peut s’affirmer tel se disperse en même temps que s’achève la réunion. Les individus retournent à leur isolement, leur solitude. Apparemment, du moins : quelque chose demeure en effet, même si la multinationale poursuit avec l’accord de l’état polonais son entreprise de destruction. De manière manifeste, lorsqu’un paysan refuse que l’on prenne l’eau d’une source. Plus sourdement peut-être, mais non moins puissamment, dans l’évidence des nouveaux liens que l’affirmation de la souveraineté du peuple n’a pas manqué de créer. Le dernier plan pose, en un panoramique, l’alternative : d’une portion de champ sur laquelle il n’est plus possible de mettre le pied pour risque d’effondrement, la caméra glisse vers les blés agités par le vent. Question de vie ou de mort. Heureusement, une révolution a commencé.