Nous sommes en 1998. Je suis éducateur spécialisé et j’anime un atelier Cinéma. Dans ces eaux généralement tranquilles, il arrive qu’il y ait des incidents. Des accidents. Un moment imprévu qui se propage en don. D’intimité à intimité.
C’est arrivé un jeudi après-midi, comme il y en a des milliers. J’avais programmé La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (1961). C’est l’histoire d’une fille (Nathalie Wood) et d’un jeune homme (Warren Beatty) qui sont passionnément amoureux mais séparés à cause de préjugés familiaux et d’une société trop rigide.
François a une quarantaine d’années[11] [11] Le prénom a été modifié. . D’ordinaire, ce n’est pas un homme à se laisser démonter par une fiction, de plus sentimentale, car il est trop accaparé par ses idées délirantes. C’est un homme de ma génération. Nous nous sommes suivis sur deux établissements : un établissement psychiatrique et un foyer de vie où il réside encore. La sévérité de sa maladie n’a pas diminué avec le temps. Ses mots sont comme emmurés dans son cerveau en détresse. À l’époque de cette projection, François pensait qu’on pouvait lire et entendre ses pensées. Cette certitude créait chez lui un sentiment d’absence totale d’intimité.
Nous arrivons au début de la scène finale, des minutes inoubliables, c’est le face-à-face entre Nathalie Wood et Warren Beatty. Ils se revoient quelques années plus tard, ils n’ont plus rien à se dire. Kazan filme l’invisible. L’émotion muette et tragique. Le gâchis. Le paradis perdu.
François est au premier rang, s’agite, se retourne, me cherche du regard et me lance : Thierry, moi aussi j’ai raté ma vie.
Sa parole implacable et puissante me déstabilise. Pendant quelques secondes, lui répondre par l’intuition me traverse l’esprit. Sans la moindre ironie, lui évoquer les possibilités du monde, de son abondance, d’étoiles lumineuses qui brillent au-dessus de lui.
Dans les années 80, je travaillais dans un service de réadaptation psychiatrique où François avait été admis. Un jour, mon directeur me demande si je peux aller le chercher dans une clinique en Suisse. Son médecin-psychiatre a qualifié cet épisode de « fugue pathologique ». François avait arrêté de prendre son traitement. Il s’était rendu à la gare Matabiau de Toulouse dans l’idée de rejoindre Barcelone. Il était monté dans le premier train. Quelques jours plus tard, la police suisse l’avait repéré et orienté aux urgences, puis dans une clinique privée.
Dans cette clinique suisse, j’ai eu du mal à reconnaitre François. Physiquement, il était méconnaissable. Il s’était laissé pousser barbe et cheveux, sans soin. Cela ne lui ressemblait pas. Comme s’il en avait fini de lui-même. Terminé. Il déménageait. Il changeait d’apparence et de personnalité. Et de vie. Pour la recommencer. La commencer. Peut-être pour ne pas la rater. Qu’elle lui ne tombe pas définitivement des mains à cause de sa maladie.
Aussi, j’ai pensé à ses mauvais jours sur le foyer, où vivre pour lui, n’était pas tenable. Se tenir dans le monde, c’était au-dessus de ses forces.
Ce jeudi, traversé par ce souvenir, j’accueille François du regard mais je reste silencieux.
Sa vie, qui peut la raconter ? Lui justement, même si comme toute chose trop grande, c’est difficilement définissable. Puis sa vie n’est pas finie.
Comment juger une vie, notre vie, cette perplexité d’être soi ? Où en sommes-nous chacun, de ce qui fait une vie ? Les vies qu’on aurait pu vivre, celles des autres que nous aurions pu aimer. Une vie est épaisseur, complexité, méandres, incomplète, contradictoire, confuse. Elle peut rire d’un œil un temps et pleurer de l’autre.
Etonnamment, François a compris, dès les premières secondes de la scène, la complexité de ce qui circule entre Nathalie Wood et Warren Beatty. Il a vu en somme l’extraordinaire capacité du cinéma à saisir des blocs uniques de présent. Il a identifié ce qui fait la spécificité et la beauté du cinéma à son meilleur, à savoir cette puissance de dévoilement. Et ce que voit François dans ces quelques secondes de conversation banale entre les deux personnages, est d’une ampleur océanique : le sentiment d’exister pleinement et le voile ombré d’une vie gâchée par sa maladie. Le tressaillement d’aimer pleinement et le sombre pressentiment d’être passé à côté à cause de sa maladie.
Educateur rêveur, solitaire, minoritaire, je sais que ces moments sont uniques.
François s’est attaché à cette fiction. Il s’en est empli. Il s’est laissé déborder.
Certaines images emprisonnent. D’autres rendent plus libres.
D’ordinaire, il avance masqué. Kazan lui a arraché son masque.
Ses mots ont recollé le temps. L’intime touche à l’universel.
Le temps d’un jeudi après-midi, le temps d’une histoire, Elia Kazan lui a enlevé son délire. Et la vie l’a rattrapé. Lui a offert de l’existence. De l’existence dans le sens de Milan Kundera : « l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable ».
Pour définir l’existence, un autre écrivain, David Foster Wallace, passait par une petite fable géniale : l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent un poisson plus âgé qui leur dit « Salut les garçons, l’eau est bonne ? ». Les deux jeunes poissons ne répondent pas, puis l’un regarde l’autre et fait « Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ? ». L’existence donc, c’est ce qui est vital, réel, essentiel, et si bien dissimulé à nos yeux.
François a pu rencontrer un autre esprit, en l’occurrence Elia Kazan. C’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, l’a touché au fond de lui, au sein de sa propre solitude. L’auteur a rencontré son monde interne, a donné forme à quelque chose qu’il ne pouvait élaborer psychiquement, dont il ne pouvait pas parler.
L’image est liberté. Elle demeure un recours. Elle sauve du repli. Elle retrouve. Elle redonne des forces. Elle raconte une histoire. Elle fait vivre et traverser des désarrois. Entrer dans une histoire permet d’en sortir.
Une fiction ne peut prendre corps qu’au moment où le spectateur approche l’histoire, de son expérience, de sa douleur et de sa joie. Ce n’est qu’alors que nait cet étonnant alliage. Et ce n’est qu’alors que peut advenir l’impossible : les images, les bruits, prennent tout à coup une profondeur qui donne le vertige, se parent de sens cachés et inattendus.
La seule chose nécessaire et cette chose n’est pas rien, c’est un cinéaste qui met toute son âme à nous raconter une histoire et qui s’efforce de trouver de nouvelles voies narratives. Il faut ensuite un spectateur en perpétuelle recherche, un spectateur qui veut se confronter à des cinéastes exigeants, qui veut se plonger dans un cinéma qui cherche des réponses et tente d’explorer de nouveaux territoires, qui refuse de s’arrêter et de demeurer immobile. C’est par l’union d’un auteur en recherche et d’un spectateur en quête que nait un cinéma à même de saisir toute la vie, voire un peu plus encore : un cinéma apte à créer de l’existence, une vie nouvelle.
Dans le cadre de cet Atelier, j’ai longtemps pensé qu’il suffisait d’un film et d’un spectateur pour qu’il y ait rencontre. C’est faux. Jamais rien ne résonne pareil. Rien ne se ressemble. Chez un psychotique par exemple, ce modèle est inadéquat, son rapport à la réalité est différent.
Pour qu’une telle rencontre advienne, l’atelier cinéma doit être pris dans un tissage relationnel avec l’animateur. Si François avait vu le même film dans sa chambre, ça n’aurait peut-être pas marché. Ce qui importe, c’est la relation, la façon dont l’animateur par son ton ou son silence, accueille les mots. Personne ne réagit de la même façon, le lien avec l’animateur est donc essentiel, car c’est lui qui guette les signes, les interprète, aide le sujet à donner forme à ce qu’il ressent. Il est évidemment impossible de prédire l’effet d’un film sur quelqu’un. Un film anodin pour soi peut déclencher des choses très fortes sur autrui, « c’est extraordinaire, cela parle de moi sans que j’aie besoin de parler de moi ».
En trouvant mon regard, le regard de François s’est dédoublé. Il est lui-même sous le regard de l’autre. Comme dans Les Ménines de Vélasquez (1656), où le peintre se représente à l’œuvre, regardant le spectateur, mais est lui-même regardé par un homme qui se tient dans l’ombre, à l’arrière-plan du tableau. Vélasquez utilise cette perspective discrète pour isoler deux regards complices. François est sous mon regard. Mais un regard si proche. Que faire dans cette lumière ? Peut-être ne jamais quitter le bord de l’image. Puis il faut du courage pour montrer son humanité. Il faut du courage pour dire sa vérité. On ne s’en parle jamais avec François. On le sait.
Kazan lui a offert la possibilité de communiquer tout en gardant ses secrets pour lui. Où l’on voit que l’usage du cinéma et le regard de l’autre peuvent être un usage de liberté. Pour se retrouver soi. Non pas pour surmonter ses désarrois. Mais pour les vivre. Les traverser. En sortir.